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Islam, féminisme et illusions d’optique

Les problèmes soulevés autour de la condition féminine inspirent souvent une approche passionnée et manichéenne à un point tel que celle-ci tend à obscurcir une analyse se voulant objective. La lettre reçue par la rédaction de oumma.com permet de relancer le débat et nous ne pouvons que nous féliciter qu’un élu local expose ses vues, même si elles sont tranchées, sur un site musulman.

Bien qu’elle s’en défende, cette lettre suggère, au travers de la question emblématique du port du hidjeb, qu’il y aurait une spécificité propre aux musulmans sur la question de la condition féminine. Si, effectivement, le statut (juridique) octroyé à la femme est l’objet de contestations de plus en plus grandes dans la plupart des sociétés musulmanes, le véritable enjeu du débat est de savoir si l’Islam, en tant que système de valeurs, vise à légitimer la domination masculine -c’était l’objet de mon intervention précédente-. En accréditant une telle optique, l’idéologie dominante en Occident, héritière de l’enfermement dans des préjugés culturalistes, et se complaisant dans la réactivation des clichés de l’orientalisme si bien identifiés par Edward Saïd et dont la fonction était de justifier la domination coloniale, assigne ses voies comme étant l’unique chemin que doit impérativement emprunter la femme musulmane pour son émancipation. Ce faisant, cette idéologie ignore (voire dénigre) tous les processus qui affectent les diverses sociétés musulmanes dans le combat pour les droits de la femme, lorsque celui-ci ne se déploie pas suivant leur modèle.

Aussi, un certain nombre de constats s’impose, que nous voudrions rappeler, même si leur évidence se trouve être contestée, sans doute par méconnaissance.

Les mécanismes que nous pouvons identifier, avec Bourdieu, comme générant les rapports sociaux entre sexes (au sens anglais de gender) et constitutifs de la domination masculine1 paraissent concerner la quasi-totalité des sociétés humaines, quelle que soit, par ailleurs, leur spiritualité religieuse. A cet égard, il convient de remarquer, parmi les rares sociétés matriarcales, que certaines, comme par exemple les Minangkabau de Sumatra central, n’en ont pas moins adopté l’Islam et adhéré à la révélation coranique.

Le premier constat est donc celui de la quasi-universalité de la « domination masculine ». Elle tendait à être justifiée par le contrôle de la sexualité féminine, c’est-à-dire la maternité, autrement dit la reproduction de chaque groupe humain. Aussi, et pour brièvement résumer, la reconnaissance d’un relatif statut social de la femme n’intervenait que lors de son passage à la condition de mère, mère signifiant, outre la reconnaissance d’un pouvoir de reproduction biologique, son assignation, plus ou moins valorisée, à un rôle de dépositaire des fonctions de reproduction du système de valeurs du groupe. La femme était réduite, à l’époque de la jahiliyya, à un moyen de reproduction, et donc à un bien, que l’on se disputait. Par rapport à cette vision réductrice de la femme -et même si elle a, hélas, perduré dans les sociétés s’islamisant -, le message coranique reconnaît, sans doute pour la première fois de l’Histoire, explicitement, la femme en tant qu’être humain à part entière, en tant qu’individu relevant de la création divine et lui confère des droits (dans les limites du cadre social de l’époque, bien sûr). Même la sexualité féminine n’est pas reléguée au seul rôle de procréation et l’homme est invité à œuvrer à l’épanouissement de la femme sur ce plan. On est donc bien loin de la pudibonderie, du puritanisme dont sont crédités aujourd’hui certains musulmans. L’insistance est mise sur l’équité dans les rapports entre les sexes, cette équité ayant cependant pour clôture impérieuse la nécessaire harmonie sociale qui doit prévaloir2. D’où à la fois la condamnation de l’adultère mais aussi la codification d’une possible dissolution du mariage3.

Les mécanismes qui permettent d’établir la « domination masculine » relèvent de la science sociologique et ne découlent pas simplement de l’engagement « féministe » qui « affirmerait » son caractère invariant, comme l’écrit M. Morbois. Cette formulation n’est pas aussi anodine qu’elle peut paraître à première vue. Car elle induit une injonction à devoir prendre une posture partisane, presque missionnaire, sur ce dossier4, ce qui n’aurait de légitimité et ne pourrait faire sens que si le concept même de féminisme était circonscrit. Quels droits, quelles revendications ? Or le « féminisme », introduit ainsi, a l’immense inconvénient de faire partie de ces mots fétiches comme démocratie, développement, liberté individuelle, laïcité, Etat de droit, et bien d’autres où chacun met ce qu’il veut, l’essentiel étant de s’y référer afin de se retrouver dans un ersatz d’idéologie consensuelle d’un Occident en proie à l’atomisation des individus. Les déchirements qui parcourent les mouvements qui se réclament du féminisme en France n’autorisent pas que puisse être introduit, un peu en contrebande, ce terme sans l’avoir défini. En contrebande car c’est bien dans une clôture non explicitée relative à la notion même de féminisme que tend à nous enfermer notre contradicteur. Et cela va lui permettre, dans la suite de ses affirmations, d’exclure de facto du registre de la résistance à la domination masculine toute une gamme de luttes engagées au sein même de la oumma, (menées avec, comme obsession, de maintenir une harmonie entre le phénomène d’individuation et la solidarité collective) pour ne privilégier que celles qui concordent avec sa vision étroite du « féminisme », notamment celles menées par celles/ceux que l’on peut qualifier de « musulmans sociologiques » mais acquis à la culture individualiste. Ce qui, insidieusement, suggère une incompatibilité entre une profonde adhésion à la foi musulmane et l’émancipation féminine.

Certes, peut-être qu’un élu, même PS, de Saint-Cloud est susceptible de tenir pour marginaux (ou lointains) les combats pourtant essentiels menés par les femmes, voilées ou non, tels ceux tournant autour des droits à l’éducation, dans des pays où l’analphabétisme féminin en milieu populaire est massif. De fait, une telle minoration tend à méconnaître l’importance des diverses luttes menées pour le(s) droit(s) basique(s) des femmes, comme celui à l’éducation, déjà évoqué, à la santé, à une indépendance professionnelle, au travail rémunéré… luttes qui englobent un vaste travail associatif, peu médiatisé, de la part de mouvements musulmans et qui constituent une première et indispensable étape s’inscrivant dans un plus large processus de mise en œuvre d’une résistance à la domination masculine au sein du monde musulman.

Car c’est bien de cela, de ces revendications, dont il est question, centralement et prioritairement. L’émancipation féminine s’inscrit sur le mode de la nécessité et de l’urgence, notamment économique, imposant alors une hiérarchisation et une conquête de recevabilité culturelle (face aux solidarités traditionnelles fondées sur des relations de dépendance et confortées par la précarité) dans les objectifs à atteindre.

La défense (ou la conquête) de ces droits, dans le monde musulman, ne mobiliserait-elle que les femmes « occidentalisées » ? Rien n’est plus contraire aux faits. Un grand nombre de mouvements musulmans qualifiés volontiers d’ »islamistes »5 par les médias revendique sans aucune ambiguïté l’exercice de ces droits, aspire à des changements profonds de la condition féminine, même si certains de ces mouvements sont parfois attachés à des formulations, notamment juridiques, que l’on peut apprécier comme étant en total décalage avec les évolutions sociologiques. L’immobilisme en matière de droits des femmes dans beaucoup de pays arabes et musulmans participe la plupart du temps davantage du souci des régimes en place de se satisfaire d’un conservatisme social qui leur profite, en dépit de leurs discours volontiers « modernistes » et opportunistes en direction de l’étranger, (qui se résument en réalité à ne concevoir les éventuels changements du statut des femmes qu’en termes de mise à niveau par rapport aux exigences économiques -« insertion de la femme dans le développement », dont je maintiens la qualification émise dans l’article qui a fait bondir M. Morbois, à savoir « atteler la femme musulmane à la galère productiviste ») que d’une opposition résolue provenant des mouvements se réclamant de l’Islam. Sur ce point aussi, la confusion est sciemment entretenue par les médias, qui décernent allègrement des brevets de « musulmans modérés » ( !) à des pouvoirs qui ne se maintiennent que grâce à la stagnation sociale facilitant des rapports d’allégeance et de clientélisme dans le cadre des structures patriarcales traditionnelles.

Aussi, prétendre que la réislamisation (se traduisant par l’émergence de mouvements dits islamistes) constitue un frein (« sont plutôt conservateurs sur le plan social », décrète ainsi M. Morbois) à l’essor des revendications féminines trahit une approche fort unilatérale et peu conforme à la réalité, pour peu que l’on fasse l’effort de l’étudier. Un féminisme « islamiste » existe, qu’on ne peut occulter.

Que dire également des progrès considérables effectués dans le domaine de l’éducation, ainsi que de l’entrée massive dans le monde professionnel des femmes en Iran -certes facilitée par la mobilisation des hommes sur le front lors de la guerre contre l’Irak- résultant d’un choix politique délibéré de la part du pouvoir de la République islamique6 ?

Le simplisme qui tend à mettre un voile (un tchador ?) sur ces avancées derrière l’épouvantail des phénomènes de réappropriation de l’Islam (de nature diversifiée) que notre contradicteur désigne du terme générique (et stigmatisant) de néo-fondamentalisme -sans qu’on sache, là non plus, ce que cela recouvre – témoigne, au mieux, d’un déficit d’information et, au pire, d’une incapacité à concevoir que la femme musulmane puisse, tout en restant fidèle à sa culture et à sa foi, lutter pour s’emparer de son destin.

Le port du hidjeb, apparemment, semble de nature à pouvoir provoquer un haut-le-cœur chez cet élu des Hauts-de-Seine. Rien de là bien nouveau dans la polémique, que l’on sait génératrice parfois de comportements pathologiques d’aversion, et qui parcourt la société française depuis deux décennies. Les lecteurs d’Oumma.com connaissent les argumentations en présence et les discriminations existantes : il est inutile de revenir là-dessus. Diverses enquêtes menées dans certains pays maghrébins montrent toutefois qu’une nette majorité des jeunes, notamment des lycéennes et des étudiantes, associe le port du foulard à la notion confuse mêlant pudeur et moralité, sans pour autant toujours le revêtir7 ; en Egypte également, son port, généralisé, est perçu comme un marqueur de moralité et divers témoignages concordent pour indiquer qu’il aurait un effet « protecteur » dans l’espace public et notamment dans les transports en commun. Cette perception du hidjeb par les intéressées -que je ne faisais que répercuter dans ma contribution mise en cause- s’accompagne, dans ces mêmes enquêtes, par un désir plus grand de liberté individuelle et d’investissement de l’espace public. Cela relève du constat et il est outrancier -et donc sans valeur, mais révélateur- de m’inculper, au moyen d’un sophisme pervers, de considérer comme « impudiques et indécentes », voire même de vouloir les livrer à la « vindicte publique » ( !), celles qui ont choisi d’arborer leur chevelure. La moralité8 n’est pas affaire de centimètres carré de textile, et l’hypocrisie peut se parer de tous les oripeaux, faut-il le préciser ? S’il est certain que pression sociale et machisme ambiant peuvent conduire certaines à se couvrir dans les pays musulmans, la réduction à cette seule dimension ne paraît guère convaincante pour y trouver une explication cohérente sur un phénomène massif. Ce que M. Morbois semble s’obstiner à ignorer, c’est la réappropriation individuelle de la foi musulmane par les intéressées, souvent en démarcation avec l’héritage familial lorsqu’il est marqué d’une certaine perception irrationnelle de l’Islam (notamment culte des saints, croyances magiques, etc…). Cette « redécouverte » du rapport à sa religion est intimement liée aux progrès de l’éducation. En ce sens, le recul de l’obscurantisme favorise une approche raisonnée et une (re)négociation individuelle -un choix et non un simple legs- de son rapport à l’Islam. Et cela apparaît particulièrement vrai dans les sociétés européennes où l’Islam est minoritaire. Le port du hidjeb devient alors un marqueur identitaire, synonyme de fierté et non de contrainte. En quoi alors serait-il contradictoire avec le désir et l’engagement sincères en vue de l’émancipation féminine, sauf à souscrire à des préjugés culturalistes de nature proto-raciste ou à accepter la théorie du complot mondial d’une hydre islamiste englobant pêle-mêle réseaux terroristes et mouvements de réislamisation, théorie chère à la Maison-Blanche ?

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La libération des femmes musulmanes de toutes les formes d’oppression qu’elles subissent sera l’œuvre de ces femmes elles-mêmes. Elles trouveront dans leur culture les armes pour se frayer dans cette voie pleine d’obstacles. Si la solidarité avec leur combat s’impose, et non la compassion condescendante dont se font parfois, l’écho de façon sélective les médias, nul n’a le droit de leur dicter les modalités pour y parvenir. Nul n’a le droit, non plus, de vouloir nier que, au sein même de certains mouvements de réislamisation (dont le radicalisme éventuel/présumé est souvent lié à leur répression) et au nom de l’Islam, se mène, de façon complexe certes, car hantée par le spectre du déferlement d’un individualisme sauvage, une lutte pour rétablir la femme dans ses droits dans un processus rejoignant celui qui a accompagné la révolution dans les rapports sociaux que fut la révélation coranique. Opposer de façon péremptoire et hors d’un examen attentif des réalités un féminisme estampillé occidental et les luttes féminines menées au nom de la foi retrouvée n’est pas rendre service à ce combat émancipateur. Car il s’agit, en quelque sorte, de nouveau, d’une lutte pour la décolonisation, cette fois-ci, des femmes, et il n’est pas pertinent, ni décent -et parfois contre-productif-, de la part de sociétés se targuant de se trouver à l’apogée de la civilisation ( !) de distribuer des certificats de féminisme aux unes et aux autres sur la base de ses propres critères et références, promus comme seuls valables et imposés de façon comminatoire9. Sous couvert du nom magique de tolérance, combien de négations, en vérité… ?

Notes :

1 Domination masculine qui n’exclut pas nécessairement l’association de la femme devenue mère (et surtout mère d’un garçon) …

2 Saïda Rahal Sidhoum peut ainsi écrire : « Ce dernier (l’Islam) a le double avantage de mettre l’homme et la femme sur un pied d’égalité s’agissant de leurs responsabilités et de ne pas édicter de “restrictions quant à l’acquisition du savoir religieux par les femmes ni à leur prise en charge de fonctions religieuses importantes” ». in « Féministe et de culture musulmane dans la société française. Une identité sous contrôle » Confluences Méditerranée N°27 automne 1998.

3 Qui cesse ainsi d’être un acte de propriété. Alors que la plupart des autres religions en fait une union indissoluble, sauf depuis une évolution très récente. Outre les christianismes (à cet égard, notons l’impossibilité pour les Coptes en Egypte de divorcer), opposés au divorce, rappelons la tradition hindouiste qui imposait à la veuve de se sacrifier sur le bûcher de crémation avec son mari défunt…

4 Qui postule de se sentir moralement culpabilisé en l’absence d’engagement militant. La compréhension du fonctionnement d’un moteur n’impose cependant à personne d’entreprendre une carrière de mécanicien…

5 Dont certains, comme Al Adl wal Ihsane au Maroc, sont largement animés par des femmes. Sa porte-parole, Nadia Yassine, consacre une dizaine de pages (p 295-310) de son livre « Toutes voiles dehors » (Editions Le Fennec Casablanca 2003) à dénoncer avec virulence l’oppression que subit la femme. Voir également une enquête sur les femmes du Refah à Istanbul dans CEMOTI N° 25 (1998) « Militantisme islamiste et féminin » de Marie-Gabrielle Cajoly. p 229-253.

6 Cf Fariba Adelkhah : La révolution sous le voile (Ed Karthala 1990).

7 Voir notamment, pour le Maroc, « Les jeunes et les valeurs religieuses » (Eddif-Codesria Casablanca 2000). Dans cette enquête universitaire collective, 60,8 % des filles se déclarent pour le port du hidjeb et seulement 6,7% contre (p 52).

8 La forte demande de moralité s’explique notamment par les frustrations face à l’inéquité qui règne dans la majorité des sociétés musulmanes actuelles, où corruption, inégalités sociales sont le lot général. Il est abusif de lire cette exigence de moralisation de la vie publique et des rapports sociaux comme réductible à la seule mise en conformité des mœurs avec des schémas traditionnels. Et l’on peut s’interroger : à qui sert une telle confusion ?

9 L’implication de l’Union européenne dans le projet de réforme de la Mudawana au Maroc, notamment par son financement, a ainsi été ressentie par une frange de la population féminine comme un diktat et une ingérence et provoqué un réflexe de méfiance. La libération de la femme, tout comme la démocratie, sont-ils des produits d’exportation ?

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