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Irak, année zéro

Un an après le lancement de l’offensive contre l’Irak par les Etats-Unis et le Royaume-Uni, de manière unilatérale et en contradiction avec le droit international, les justifications avancées par les gouvernements américain et britannique ont fait long feu, qu’il s’agisse des armes de destruction massive (ADM), de la lutte contre Al-Qaïda ou du « remodelage » politique du Moyen-Orient. La « démocratie » et la « liberté » ne peuvent être instaurées par les bombes ou de l’extérieur, en tenant pour quantités négligeables les différences sociétales, les histoires nationales et les asymétries culturelles. Depuis un an donc, la volonté impériale américaine n’a cessé de s’exprimer par l’usage brutal de la force, le plus souvent sans discernement ; cette manifestation de volonté de puissance, dont le but est « la paix démocratique – une paix fondée sur la dignité et les droits de chaque homme et de chaque femme » (discours de G.W.Bush, janvier 2004), a pu atteindre les extrémités que l’on connaît, avec l’exemple des mauvais traitements infligés aux prisonniers d’Abu Ghraib, qui sont loin d’être des cas isolés et qui étaient dénoncés depuis plusieurs mois par des journalistes indépendants et de nombreuses associations humanitaires comme Human Rights Watch, Occupation Watch ou le Comité International de la Croix Rouge.

Après une année d’occupation, la reconstruction de l’Irak par les forces de la coalition, tant politique qu’économique, tient du mirage. Le pays n’est pas sécurisé, le marché de la reconstruction est fermé et opaque, et peu d’avancées concrètes sont observables sur le terrain. Dès novembre 2002, certains observateurs faisaient remarquer que dans tous les pays où Washington est intervenu militairement au cours des quatre dernières décennies, les bombardements ont rarement été suivis de travaux de reconstruction1.

Le cheikh Zaki Ali Hussein Al Saad, vice-président de l’Association des hommes d’affaires irakiens, PDG du groupe al Shark al Awsat et administrateur de la société en charge de contrats généraux al Bahr al Abyad, dresse le bilan de ce qui a été accompli : « les Américains ont consacré la majeure partie de leurs efforts à réhabiliter les bases qu’ils occupent, voire à en construire de nouvelles ; ils n’ont jusqu’à maintenant pas eu l’air de se sentir concernés par le futur de notre pays et par celui de notre peuple. Bien souvent, l’argument de l’absence de sécurité vient justifier l’interruption de travaux essentiels et urgents comme ceux liés à l’approvisionnement en eau et en électricité ou aux communications. Les Américains ont crée le problème de la sécurité. Dans l’immédiat après-guerre, nous avons rencontré certains des responsables de leur administration et leur avons conseillé de s’appuyer sur les gens estimables de l’armée et de la police irakiennes pour restaurer l’Etat. De même, dans le cadre de la chambre de commerce américano-irakienne qui s’est réunie il y a un an à Amman, nous leur avons demandé de mettre à contribution les sociétés privées irakiennes pour les grands projets liés à la reconstruction. Dans un cas comme dans l’autre, ils ont suivi leurs propres idées, parfois contradictoires, avec les conséquences que l’on connaît ».

La situation actuelle résulte avant tout d’une planification de la reconstruction dans l’après-guerre, réalisée par l’Agence américaine pour le développement international (U.S.AID), tardive et excessivement optimiste : la réalité a rattrapé la fiction dès que les troupes américaines ont posé le pied sur le sol irakien, le maintien d’un contingent de 135 000 hommes et les opérations de répression prenant le pas sur la réhabilitation de l’infrastructure irakienne et sur celle des services gouvernementaux. L’échec de la reconstruction se matérialise par la lenteur avec laquelle les services élémentaires – l’eau, l’électricité, les réseaux sanitaires – sont réparés, ce qui entraîne un ressentiment grandissant parmi la population. Les principaux faits méritants d’être mentionnés sont les suivants : malgré plus de huit mois de travail et des milliards de dollars dépensés, les pièces maîtresses de l’infrastructure irakienne (centrales électriques, réseau de téléphonie, systèmes d’évacuation des eaux usagées, réseaux sanitaires et réseau routier), soit n’ont pas été réparées, soit l’ont été si sommairement qu’elles ne fonctionnent toujours pas.

L’exemple de Bechtel illustre bien la réalité de la situation. Bechtel fait partie de ces sociétés proches de l’administration Bush2 qui ont profité de leurs liens intimes avec les preneurs de décisions pour obtenir des contrats et tirer des bénéfices de la destruction de l’Irak. Bechtel a par exemple reçu des dizaines de millions de dollars pour reconstruire des écoles irakiennes. Jusqu’à présent la plupart des écoles n’ont pas été concernées et les quelques-unes que Bechtel déclare avoir reconstruites sont dans un état lamentable. Ainsi, une école « reconstruite » visitée par des journalistes était inondée par des eaux usagées. Le plus grave concerne la question de l’approvisionnement en eau et les manquements de Bechtel par rapport aux termes du contrat qui lui avait été fixé3. On peut lire dans ce contrat, signé le 17 avril 2003, que « En l’espace des six premiers mois, les systèmes de distribution et de traitement de l’eau seront réparés ou réhabilités dans quinze zones urbaines. En l’espace de douze mois, le système de distribution d’eau potable dans tous les centres urbains sera restauré ». La priorité devait également être donnée aux régions du sud de l’Irak, particulièrement insalubres, au cours des soixante premiers jours du programme. Dans les faits, après une enquête terrain menée par le journaliste indépendant Dahr Jamail, dans des conditions difficiles eu égard au sacro-saint argument sécuritaire (interdiction d’accès aux chantiers par les forces américaines) et à l’opacité dont s’entourent Bechtel ainsi que l’Autorité provisoire de la coalition, il s’avère que les obligations citées précédemment sont loin d’avoir été remplies et que l’on assiste à une augmentation dramatique de toutes les maladies liées à la consommation d’une eau contaminée (épidémies de dysenteries, cholera, calculs rénaux, nausées), en particulier chez les jeunes enfants4. Les zones urbaines les plus touchées sont celles d’Hilla, de Najaf, de Diwaniyah, et de Sadr city (quartier populaire de Bagdad de un million d’habitants), sans parler des zones rurales environnantes où il n’y a tout simplement pas d’eau courante. Sadr city, par exemple, dispose d’environ deux à trois heures d’eau courante par jour (situation directement liée au régime des coupures d’électricité), une eau boueuse, malodorante, chargée en pesticides, fertilisants, particules métalliques voire déchets hydrocarbures d’une usine pétrochimique située à proximité. De même, à Bagdad, les eaux usagées de 3.8 millions d’habitants se déversent chaque jour dans le Tigre, aucune des trois usines en charge de leur recyclage ne fonctionnant à l’heure actuelle. On peut également citer le cas de Hilla, qui possède une usine de traitement des eaux et un centre de distribution d’eau potable, que Bechtel s’était engagé à réhabiliter avant le 17 octobre 2003. Dans les faits, alors qu’avant la guerre toutes les maisons étaient approvisionnées en eau courante, les pillages consécutifs à la chute du régime, la pénurie d’électricité, de pièces de rechange, de produits chimiques et le non respect de ses engagements par l’entreprise américaine font que l’usine d’Hilla ne fournit que 50% des besoins de la population, malgré les efforts déployés par l’UNICEF, la Croix Rouge et d’autres organisations humanitaires, en marge des (non) travaux de Bechtel. Les villages situés à la périphérie de la ville n’ont quant à eux pas d’eau courante et n’ont pas reçu les tuyaux nécessaires au raccordement avec le centre de distribution.

Parce que les chantiers de Bechtel ne font pas l’objet d’un contrôle par un organisme indépendant, gouvernemental ou privé, il apparaît que la société fixe elle-même ses priorités, sans tenir compte des besoins cruciaux de la population, et que étonnement, au vu de l’importance du montant du contrat, elle ne semble pas avoir d’obligation de résultats. Un an après la fin officielle des opérations militaires, sa mission est loin d’avoir été accomplie, sans que les explications fournies par les représentants de la société soient satisfaisantes.

Qui plus est, l’augmentation constante des coûts et le labyrinthe des sous contractants laissent peu de moyens financiers pour les ouvriers qui mènent à bien les projets. Ainsi, la réhabilitation de la centrale électrique de Al-Dora, l’une des quatre centrales de Bagdad, confiée également à Bechtel mais sous-traitée par Siemens et par des ingénieurs russes, emploie une main d’œuvre irakienne rémunérée à hauteur de trois dollars US par jour, pour un ouvrier ayant cinq ans d’ancienneté 5 ! Cette centrale, dont les quatre turbines à vapeur sont actuellement hors d’usage, devait être remise en route ces jours-ci. Le départ précipité des ingénieurs allemands, suite à la crise des otages, repousse l’échéance de cinq à six mois, pour au moins deux des réacteurs, d’après Bachir Khalaf Oumair, ingénieur en chef de la centrale.

La centrale électrique de Al-Dora

Dans tous les cas, les Irakiens sont donc les laissés pour compte de la reconstruction. Comme le fait remarquer le cheikh Zaki, « Petit à petit, la situation sanitaire ne cesse de se détériorer, même sur le plan alimentaire. La plupart des familles irakiennes ne subsistent que grâce à la carte de rationnement6, toujours en vigueur. Beaucoup de familles n’ont également d’autre choix que d’acheter des produits alimentaires vendus à bas prix, car importés après la date limite de consommation, par des marchands peu scrupuleux qui profitent de l’absence de contrôles sanitaires aux frontières. De plus, le trafic commercial routier étant de plus en plus aléatoire, les premières pénuries commencent à apparaître ».

Si l’on veut que les 25 millions d’Irakiens ne paient pas indéfiniment le plus lourd tribut de la politique américaine, caractérisée par l’absence d’engagement, hormis sur le plan militaire, quelques mesures d’urgence s’imposent pour lancer le processus de la reconstruction qui s’est apparenté jusque là à une « politique de la rustine ».

Pour le cheikh Zaki, il s’agit de « distribuer des projets liés à la reconstruction aux sociétés irakiennes7, étoffer le système de carte de rationnement, payer les salaires des employés et les pensions des retraités, réengager les gens de valeur au sein de la police, de l’armée, des services de renseignement, et, les mettre à contribution pour rétablir la sécurité, rappeler au service de l’administration ceux des Baathistes qui n’ont pas commis de crimes pour qu’ils participent à la gestion et à la remise en route du pays ».

Devant l’immensité de la tâche à accomplir et en pleine année électorale, les Etats-Unis semblent aujourd’hui privilégier un retrait rapide du pays dont la première étape est la passation du pouvoir à un gouvernement provisoire irakien le 30 juin 2004, dans des conditions qui ne font encore l’objet d’aucun consensus. A cette date, ce sont les diplomates du département d’Etat américain qui assumeront la responsabilité de la présence américaine en Irak. L’Irak sera alors le pays disposant de la plus grande ambassade américaine au monde, avec plus de 4000 fonctionnaires, dont 2200 Américains. Quant aux membres du Conseil de Gouvernement Transitoire, le cheikh Zaki a le mot suivant qui illustre bien le sentiment des Irakiens à leur égard : « Nous ne sommes pas fiers de nos représentants. Nous attendions d’eux qu’ils oeuvrent pour le bien du peuple irakien ; il s’avère en fait qu’ils ne se préoccupent ni de la situation économique, ni de la reconstruction, mais qu’ils se soucient de conforter leurs privilèges et leurs bonnes relations avec les Américains. Cela peut aller jusqu’à l’indécence, lorsque Jalal Talabani apparaît sur les écrans et déclare, avec un sourire narquois, à propos des prisonniers irakiens maltraités, que la situation était pire à l’époque de Saddam, alors que même le président Bush s’est excusé à ce sujet ».

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C’est vraisemblablement un pays à moitié reconstruit que les Américains laisseront derrière eux, où la réalité politique ne serait pas un modèle de démocratie mais serait, obligatoirement, en phase avec les intérêts américains, tant politiques qu’économiques. Ils auront démontré de façon éclatante comment l’interventionnisme et l’usage de la force peuvent donner naissance à un Etat en « déliquescence », c’est-à-dire un Etat qui ne peut contrôler ses frontières, ni assurer la sécurité intérieure, ni fournir les services de base à ses concitoyens.

Notes :

1 William D. Nordhaus, « The Economic Consequences of a War with Iraq », dans Carl Kaysen, Steven E. Miller, Martin B. Malin, William D. Nordhaus et John D. Steinbruner, War with Iraq. Costs, Consequences and Alternatives, American Academy of Arts and Sciences, novembre 2002.

2 Bechtel a remporté en avril 2003 un contrat de 680 millions de dollars pour la reconstruction d’infrastructures en Irak. En septembre 2003, l’U.S.AID lui a accordé 350 millions de dollars supplémentaires au vu de l’état catastrophique des infrastructures et du caractère instable de la situation sécuritaire. L’obtention de ce contrat, hors appel d’offres international, était aisément prévisible. En 1983 cette entreprise avait déjà obtenu un contrat de construction d’oléoduc en Irak, négocié directement par Donald Rumsfeld auprès de Saddam Hussein, à l’époque où ce dernier faisait usage d’armes chimiques contre des civils et des militaires, en Iran et en Irak. Le projet avait finalement avorté. Par ailleurs, pour ne citer que les plus célèbres d’entre eux, l’ex-secrétaire d’Etat George Schultz est un des administrateurs de Bechtel et le président du Committee for the Liberation of Iraq qui entretient des liens étroits avec la Maison Blanche ; Paul Bremer est un ancien directeur de Bechtel ; le général à la retraite Jack Sheehan est un des vice-présidents de Bechtel et il est membre du Defense Policy Board crée par le Pentagone…

3 Sur ce sujet, pour le détail des manquements de Bechtel, lire « A special report by Public Citizen’s Water for All campaign », with Dahr Jamail, avril 2004, téléchargeable sur www.wateractivist.org

4 70% des maladies infantiles en Irak sont attribuées à l’eau contaminée d’après the Office for the Coordination of Humanitarian Affairs (OCHA).

5 A titre de comparaison, Bechtel avait en charge la réhabilitation et l’augmentation de la capacité de production de l’usine de traitement des eaux de Shark Dijla à Bagdad, pour mai 2004. Il a fallut quatre mois à Bechtel pour réétudier les plans d’extension, réalisés auparavant par la Société des Eaux irakienne, conclure qu’ils étaient appropriés et donner ses ordres aux sous contractants. Bechtel a facturé cette étude 16 millions de dollars US.

Voir à ce sujet, Ariana Eunjung Cha, « Iraqi Experts Tossed with the Water », Washington Post, 27 février 2004.

6 Cette carte, instaurée à l’époque de l’embargo, permet à chaque famille irakienne de se ravitailler en produits essentiels, une fois par mois, dans des magasins gouvernementaux. Pour 250 dinars (soit 0.20€), chaque membre de la famille a droit à 9 kg de farine, 3 kg de riz, 2 kg de sucre, 1.25 kg d’huile, 1 kg de haricots secs, 500 g de lait en poudre, 350 g de thé, 50 g de sel, 350 g de produits détergents et 2 savons.

7 On estime à l’heure actuelle que 70% de la population active est au chômage.

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