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Interview Tariq Ramadan : « La laïcité peut exister dans les pays musulmans. A condition de bien la présenter. »

Quel a été votre sentiment à l’annonce de ces actes terroristes et de la probable responsabilité du groupe islamiste Ben Laden ?

Celui d’une condamnation immédiate et absolue de ce qui s’est passé, quels qu’en soient les responsables, Ben Laden ou d’autres réseaux extrémistes musulmans radicalisés. Il nous faut toutefois prendre maintenant un peu de recul pour faire un vrai travail d’explication. Trop d’amalgames et de raccourcis peuvent provoquer, tant aux Etats Unis qu’en Europe, un brutal retour en arrière dans les rapports entre les musulmans et les autres concitoyens.

Après les attentats,. comment interprétez-vous les réactions des pays musulmans ?

La condamnation des attentats est quasi unanime. Cela dit, il faut se rendre compte de la présence, dans la population musulmane, de profondes frustrations à l’égard de la politique américaine qui défend davantage ses propres intérêts que les droits humains. On l’a vu dans l’appui marqué des Etats-Unis à des dictatures ou à des régimes extrêmement fermés, comme l’Arabie Saoudite ou le Pakistan. Et affamer un peuple tout entier, l’Irak, ne gêne pas la conscience de l’Amérique. Enfin, le soutien sans faille de la politique américaine à l’égard d’Israël, surtout depuis l’élection de Sharon, coalise évidemment tous les ressentiments du monde arabe et musulman.

Vous rentrez d’un voyage de plusieurs semaines aux Etats-Unis. Quelles impressions en rapportez-vous ?

J’ai pu m’entretenir avec d’anciens émigrants devenus des citoyens américains, notamment avec des Afro-américains musulmans. Leur position est claire : « Nous sommes des Américains de confession musulmane. « Ils développent par rapport aux Etats-Unis deux attitudes intéressantes : la première est un vrai sentiment de citoyenneté ; la seconde les autorise à dire : « Parce que ce pays est le mien, je peux et je dois user de mon droit de critique. « Par rapport à la Palestine, à l’Irak, de vraies consciences critiques émergent de la communauté musulmane américaine, forte d’environ 6 millions de personnes. Je tiens aussi à souligner le travail critique qui s’opère à l’intérieur de cette communauté. Que signifie être musulman dans un milieu qui n’est pas originellement le sien ? Nous assistons à la naissance d’une véritable présence critique et constructive de l’islam au sein de la société occidentale. Je regretterais que la crise en cours étouffe un processus à l’œuvre depuis cinquante ans aux Etats-Unis et en Europe.

Vous insistez beaucoup sur la nécessité, en particulier chez les jeunes immigrants musulmans, de retrouver leurs racines culturelles.

Ma thèse est celle-ci : si je cultive ma mémoire, si je sais d’où je viens, si je n’ai pas de complexe par rapport à mon origine, je vais produire une identité épanouie dans mon nouveau contexte. Je le répète donc aux jeunes musulmans : sachez qui vous êtes. Les Américains musulmans d’origine africaine ou les Nord-Africains en France connaissent un vrai problème : ce qu’on dit de leur passé n’est pas très noble ni porteur de valeurs. On peut toujours leur dire « intègres-toi à la France ». Mais quand tout ce qu’ils entendent sur leur culture d’origine est négatif, le processus est perturbant. Et conduit à des réactions émotives violentes. Un vrai travail de revalorisation de la mémoire est à entreprendre, en parallèle avec l’acquisition d’une connaissance profonde du nouveau milieu. Savoir d’où je viens, valoriser qui je suis et savoir où je vis : cette triple démarche est essentielle et ses composantes inséparables.

Le monde arabe nous paraît aussi riche en discours à propos de la Palestine que flou dans son soutien aux Palestiniens. C’est assez troublant.

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Les Etats-Unis et un certain nombre de gouvernements européens profitent de l’incompétence, des mensonges et de l’hypocrisie des nations arabes face à la question palestinienne. Que font-elles pour les Palestiniens ? Leur envoyer des cacahuètes. Les nations arabes ne manifestent aucune unité et cohérence dans leur soutien à la cause palestinienne. Comment s’en sortir ? Pas seulement avec la critique de l’Occident. Comme le dit un soufi et philosophe indien, « on a été colonisés parce qu’on était colonisable ». Les Etats arabes sont manipulés parce qu’ils sont sont manipulables, parce qu’ils connaissent beaucoup de corruption et d’hypocrisie.

L’Occident a cheminé vers la démocratie à travers la laïcité dont le schéma français est particulièrement symbolique. Est-ce une évolution impensable en islam ?

La dimension de la laïcité peut exister dans les pays musulmans. Mais il faut savoir la présenter. Quand vous parlez de laïcité, le monde musulman ne pense pas à la France, mais à la Turquie, à la Syrie, qui ne sont pas des démocraties. Il faut expliquer au monde musulman les thèses que nous défendons en parlant de laïcité en Occident. Et rappeler que la démocratie a permis d’élaborer quatre principes forts : l’Etat de droit , la citoyenneté égalitaire, l’alternance politique, le pluralisme.

Je m’interdis de désigner le modèle qui convient à une société donnée. Je défends ces quatre principes, pas des modèles. Si je viens dire aux gens : la solution, c’est la laïcité, je sais comment 90 % des musulmans réagiront : « Voilà le discours typique de l’Occident, nous n’en voulons pas. « Si je viens en disant, en tant que musulman : « Je suis pour la citoyenneté, l’égalité, le respect de la conscience, la liberté du culte pour tous les citoyens – chrétiens, musulmans, juifs », et si je vous dis qu’à partir de vos références, ces principes sont réalisables, alors j’ai des chances d’être entendu. Mais répétons-le : la société musulmane n’acceptera pas de modèles imposés. Il faut lui permettre d’évoluer à son rythme, selon sa culture, sans tomber dans le discours globalisant qui voit dans l’avancée économique l’avenir forcément porteur d’une culture supérieure.

Propos recueillis par Albert Longchamp
Entretien paru dans Témoignage Chrétien numéro 2982

Tariq Ramadan, né le 26 août 1962 à Genève, est citoyen suisse d’origine égyptienne. Il est le petit-fils de Hassan el-Banna, fondateur en 1928 au Caire de la Confrérie des Frères musulmans, initiative qui provoqua l’exil de la famille sous le règne de Nasser. Marié, père de trois enfants, musulman profondément engagé dans sa communauté, Tariq Ramadan est enseignant de français et de philosophie dans sa ville natale, professeur d’islamologie à l’université de Fribourg et auteur déjà prolifique.

Orateur charismatique, la force de ses convictions et la qualité de ses analyses l’ont fait connaître en Europe et aux Etats-Unis. Tariq Ramadan plaide pour un islam compatible avec la laïcité bien comprise.

1. Derniers ouvrages : Aux sources du renouveau musulman (Bayard), L’Islam en question (avec Alain Gresh, éditions Actes Sud).

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