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In MEMORIAM ANDREA DWORKIN

Andrea Dworkin est morte dans son sommeil le 9 avril 2005. Elle avait 59 ans. Nous venons de perdre une immense féministe, l’une des plus importantes de notre époque. L’une des plus complètes aussi : militante et théoricienne, autrice d’essais et de romans, mais aussi rédactrice d’une célèbre proposition de loi contre la pornographie. Et la plus brave d’entre nous.

Dès son premier livre de théorie, Woman Hating (1974), Andrea Dworkin est saluée par les anciennes, Kate Millett, Audre Lorde, Phyllis Chessler. Elles remarquent et admirent sa « rapidité » et sa « pureté » et sa capacité unique à exprimer et à susciter la colère. Car Dworkin possède à la fois le tempérament de la polémiste et la rigueur de la théoricienne. Son écriture, extrêmement travaillée, est unique. On peut, on doit la considérer comme l’une des grandes stylistes de la langue anglaise de ces 30 dernières années. Sa volonté de ne jamais euphémiser la réalité lui vaut une réputation de mauvais goût et d’exagération. Comme on le sait, quand une féministe est accusée d’exagérer, c’est qu’elle est sur la bonne voie : les féministes du monde entier l’invitent à parler. Il faut avoir vu Dworkin debout derrière un pupitre commencer ses interventions sans introduction par la description la plus exacte qui soit d’une image pornographique, description qui suffit à en faire comprendre l’horreur. Cette capacité à dévoiler la lettre cachée – ce que tout le monde a devant les yeux et ne voit plus – lui vaudra aussi bien une réputation de conférencière inégalée que la haine des dominants et des dominées timides.

Mais rien ne lui fait peur : en dépit des critiques, des boycotts — en particulier par toute l’édition américaine, elle devra publier en Angleterre – elle continue, année après année, à décortiquer la violence de la pornographie, du viol, de la sexualité « ordinaire » ; l’abjection que constitue l’érotisation de la domination et de la soumission ; elle montre comment la consubstantialité entre sadisme et désir pour les uns, masochisme et désir pour les autres, transforme les scènes d’humiliation en scénarios « amoureux ». Dworkin n’était pas une femme gaie : comment l’être quand on est habitée par la tristesse de voir que toute notre culture – y compris et peut-être surtout le domaine dit « affectif »— est fondamentalement pervertie ? Et qu’on s’est donné pour mission de le crier, d’ameuter les femmes, et les hommes de bonne volonté, pour la changer ? Tout à son combat, Dworkin avait cependant une grande capacité d’écoute et d’empathie ; politique avant tout, elle parlait aussi bien de la mise en scène de la « La Reine Margot » que des classiques de Charlie Parker. On lui faisait une image de dragon ; j’ai découvert une femme douce, un être dont la bonté profonde transparaissait dans le sourire. Si elle se plongeait dans les eaux glauques de la pornographie, elle qui aimait par dessus tout la beauté, ce n’était pas par goût, mais par devoir moral ; ce n’est pas seulement contre l’exploitation des femmes, mais contre toute atteinte à la dignité humaine qu’elle se sentait obligée de s’élever ; la compassion avec les êtres au sens étymologique du terme était au principe de sa vocation — et non la haine comme le disaient ses détracteurs.

Petite fille juive, elle a cassé sa tirelire tous les mois pour planter des arbres en Israël ; elle a imaginé ce pays comme l’exact contraire de Brooklyn, comme « « le pays des arbres et de l’égalité entre les sexes ». Bouleversée quand elle découvre à 40 ans la façon dont les femmes et les Arabes sont traités (NQF, 1993, n°2), elle tentera de concilier et sa tendresse pour Israël et sa déception en explorant le paradoxe de l’opprimé devenu oppresseur dans Scapegoat. Mais quand son pays réel, les Etats-Unis, occupe, détruit, torture et tue en Irak une fois de plus, c’est une fois de trop pour Dworkin. Usée par ses combats précédents, par l’hostilité qui la poursuit sans relâche, elle ne pense pas plus qu’avant à se protéger, mais repart à la bataille, cette fois contre le nationalisme américain. Dans Writing America, qui ne verra jamais le jour, elle veut montrer comment chez les écrivain·e·s américains le genre est totalement lié à l’identité nationale ; comment l’idéologie à l’origine de la guerre irakienne participe de la même logique de domination et de soumission que le genre. « Une chose est sûre, écrit-elle, le fer est entré dans mon âme. Je suis devenue ce que je n’ai jamais voulu être, quelqu’une qui sait haïr. Depuis que mon dieu de tolérance m’a abandonnée, je suis prête à tout, jusqu’aux actes les plus désespérés, pour renverser cette suprématie anglo-saxonne. Je ne tiens même plus à ma vie, si en la perdant, je peux faire quelque chose pour détruire cette monstruosité ». Dworkin ou la passion de la justice poussée jusqu’à la haine de l’injuste. La bravoure poussée jusqu’au sacrifice.

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Dans un prochain numéro nous publierons un hommage plus complet

et la bibliographie complète de Andrea Dworkin

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