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Imprévisibilité, démesure et impuissance. Psychopathologie de l’agresseur

La guerre d’Israël au Liban contre le Hizbollah est marquée du triple sceau de l’imprévisibilité, de la démesure et de l’impuissance. Elle indique la faillite de la sémantique et de la grille d’analyse utilisées jusqu’ici par les représentants de la communauté internationale pour lire, dire et prévenir les problèmes de la région.

Imprévisibilité. Qui aurait pensé que le spectaculaire processus d’Oslo (1993-2000), auréolé de trois prix Nobel de la paix, aboutirait au bombardement des bureaux du gouvernement palestinien, au rapt de ses ministres et parlementaires élus du peuple ? Qui se rappelle que le premier attentat-suicide du Hamas avait son origine dans l’attaque d’un disciple du rabbin Meir Kahane qui tua en 1994 une trentaine de musulmans en prière et blessa une centaine d’autres au tombeau des patriarches à Hebron ? Qui aurait imaginé qu’un premier ministre israélien, Itzhak Rabin, le faucon devenu colombe, serait assassiné en 1995 non pas par un activiste du Hamas palestinien ou du Hizbollah libanais mais par un intégriste juif ? Qui aurait cru que les politesses télévisées lors des retraites à Camp David mettant en scène, sous le regard attendri du président Bill Clinton, le premier ministre Ehud Barak et le président de l’autorité palestinienne Yasser Arafat auraient débouché sur la fin tragique de ce dernier, prisonnier dans sa muqata’a de Ramallah ? Qui aurait pensé que celui qui le tenait responsable de la seconde Intifada, le général Sharon, connaîtrait une fin symboliquement plus pathétique encore ? Qui eut pu imaginer que l’actuel ministre de la défense, Amir Peretz, un membre du mouvement la Paix maintenant – mouvement né du refus de la guerre du Liban de 1982 ! – dirigerait cette guerre qui ravage à nouveau le pays des cèdres ?

Démesure. Le rapport des forces est dans la région de 1 à 10 du point de vue des morts, de 1 à 10 000 du point de vue des prisonniers et des destructions occasionnées. En représailles de la capture de deux soldats de Tsahal, tout un pays, détruit, meurtri, a été pris en otage.

Depuis que les Etats arabes ont définitivement renoncé à un affrontement militaire avec l’Etat d’Israël, qu’ils ont reconnu son droit à l’existence, l’écrasante supériorité militaire de celui-ci (grâce à l’aide massive et indéfectible des Etats-Unis) et l’impunité de ses opérations en Palestine et au Liban posent éminemment problème. Cet arsenal et cette puissance de feu sans équivalent dans la région menacent des sociétés civiles, en plein essor, y compris l’israélienne, qui se retrouvent l’otage d’un nationalisme sans frein (interne ni externe).

La disproportion au sein de ce conflit transforme en déséquilibre une donne démographique et géographique où Israël – population de 7 millions – est entouré par quelque 300 millions d’Arabes. L’annexion unilatérale de Jérusalem oppose quelque 14 millions de juifs à 1,2 milliard de musulmans. Pour décrire ce contexte et justifier l’usage démesuré de la violence militaire par Israël, la métaphore utilisée est celle de « la villa au milieu de la jungle » formulée par Ehud Barak : la jungle est un milieu hostile, qu’il s’agit de baliser, de normaliser et c’est donc la mission dont se sentent investis les dirigeants israéliens, qui oeuvrent au « combat du monde civilisé », « occidental », contre « l’obscurantisme oriental ».

Cette perception de la jungle arabe, islamique emplie de forces maléfiques va dans le sens du projet de « Grand Moyen Orient ». Cette maquette géopolitique est teintée du messianisme biblique du président Bush qui tente d’imposer dans le monde complexe de l’après 11 septembre une « théocratie américaine » dont l’obsession de combattre l’« axe du mal » n’a d’égale que l’ampleur du chaos qu’elle génère.

La démocratie israélienne est d’abord déterminée par la part du budget national consacrée à son armée et par le poids prépondérant de celle-ci dans la vie politique – « Une armée qui dispose d’un Etat » plutôt que son contraire font remarquer non sans ironie les citoyens israéliens. C’est donc une démocratie très militaire où la vie d’un soldat importe infiniment plus que celle d’un civil israélien, et où ces dix dernières années trois premiers ministres étaient des généraux (Rabin, Barak et Sharon). Et l’on se demande si ce n’est pas leur statut de civils qui a poussé Olmert et Peretz dans une surenchère militariste au Liban (Shimon Perez avait commis la même erreur dix ans auparavant, toujours au Liban).

Impuissance. Alors que de Beyrouth, une des rares propositions cohérentes de la ligue des Etats arabes avait été l’offre de paix en 2002 – offre restée sans réponse de la part d’Israël – qui proposait un règlement définitif du conflit israélo-arabe conformément aux résolutions de l’ONU, l’impuissance des dirigeants arabes à agir est d’autant plus incompréhensible et intolérable au regard de leurs opinions publiques. Les Etats arabes ne sont pourtant pas dénués de moyens de pression, car ils détiennent ce qui constitue actuellement une arme de dissuasion puissante – celle du pétrole et du gaz.

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L’impuissance de ces dirigeants régionaux trouve son reflet dans celle des dirigeants du G8 et l’attitude alambiquée de l’Union Européenne et des Nations Unies pour imposer un cessez-le-feu et mettre en place une force internationale d’interposition au Sud-Liban. Cette impuissance-là découle de la manière asymétrique dont sont perçus et traités les problèmes du Moyen-Orient, c’est-à-dire le fameux standard du « deux poids deux mesures » qui établit un distinguo ethno-logique selon qu’il s’agisse de judéo-israéliens ou d’arabo-musulmans. Ce prisme-là est nourri du complexe de culpabilité surgi après le génocide des juifs par les Nazis et s’avère responsable de l’alimentation des tensions et de la poursuite du conflit.

Mais l’impuissance la plus tragique est celle de l’Etat d’Israël qui après presque soixante ans d’existence, n’est toujours pas en mesure d’offrir la sécurité et la paix à ses concitoyens. Pire, Israël qui se voulait une promesse aux juifs du monde entier pour les accueillir dans un foyer national est aujourd’hui le lieu qui leur est le plus dangereux.

Le cul-de-sac existentiel réside désormais dans le rapport à soi, plus particulièrement dans le lien circulaire entre la puissance et l’impuissance d’Israël. Plus l’Etat accroît sa puissance de feu, plus la société se sent faible, a peur et se perçoit comme victime (« le monde entier est contre nous »).

La nature asymétrique du conflit qui oppose Tsahal à la guérilla du Hizbollah et la résistance des activistes palestiniens renforce encore plus ce couplage puissance/impuissance. Ainsi l’armée qui, en à peine six jours de juin 1967, avait défait l’ensemble des armées arabes s’est révélée incapable, après un mois de bombardements massifs et de combats acharnés, de réduire la capacité d’action des combattants du Hizbollah qui ne disposent ni de marine, ni de chars ni d’aviation…

En tentant vainement de résoudre un problème essentiellement d’ordre politique (le déni de l’indépendance et de la souveraineté du peuple palestinien), l’exercice dévastateur de la puissance militaire israélienne crée de plus dans tout le monde arabo-musulman une haine à terme destructrice. Toute victoire militaire dans les conditions actuelles s’avère un échec politique et crée une menace de plus en plus grande pour le futur… Car s’il fallait à Israël – qui se veut l’Etat de tous les juifs – se dessaisir de quelque chose, ce serait plutôt la paix que les territoires palestiniens, plutôt le temps que l’espace. Alors que l’arrimage au temps fit la force du peuple juif, la sacralité de la terre ou l’échange faustien de l’espace contre le temps est une tournure nouvelle de son histoire. Si dans toutes ses négociations, Israël s’est montré si tenace pour ne rien rétrocéder sans contrepartie palestinienne, il s’est, dans une attitude suicidaire, dessaisi du temps (c’est finalement l’unique objet d’une paix viable) pour l’offrir comme arme à tout le monde arabo-musulman.

L’impuissance symbolisée par l’inefficacité du feu israélien malgré ou à cause de sa capacité destructive et l’impasse représentée par le mur de séparation construit en Cisjordanie, tel est l’horizon indépassable de ce qui s’est imposé au prix de l’oubli de la parole biblique qui affirme que « ce n’est pas la force qui fait le vainqueur ». Quand donc des sages prendront-ils en main les destinées du pays pour l’engager non pas dans une paix tactique mais dans la réconciliation définitive avec ses voisins et l’intégration à un Moyen Orient au potentiel gigantesque ? Où sont donc les prophètes d’Israël ?

Article paru en versions abrégées dans Le Monde du 16.08.06 et dans la Tribune de Genève du 19.08.06

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