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Immigration Postcoloniale et Mémoire

L’affaire du voile ressemble, avec le recul, à la partie émergée, visible, d’un gigantesque iceberg : la question de la place des enfants de l’immigration. Elle est, à ce titre, terriblement dangereuse. Par les risques que comporte toute collision avec un iceberg. Notre société ressemble au Titanic : elle risque de se fracasser sur l’iceberg en question, surtout sur sa partie encore invisible ─ du moins pour qui ne veut pas voir.

Je l’écris simplement comme je le pense : les fils et les filles des immigrés d’hier n’ont guère de chances de vivre et de faire vivre à leur descendance une vie décente s’ils ne prennent pas toute leur place ─ avec les arrangements, voire les compromis, que cela implique ─ dans la société française. Mais cette dernière n’a guère chance de sortir de la crise économique, sociale, politique, culturelle, spirituelle et identitaire qu’elle traverse si elle se prive de l’apport, des énergies et des compétences d’un dixième de sa population. C’est un des enjeux décisifs des prochaines décennies. Et sa solution suppose à la fois un formidable effort économique et social et une révolution culturelle pour faire évoluer les tréfonds des mentalités.

Ceci posé, il me faut reconnaître que les problèmes posés par cette question sont nombreux, de nature très diverse et en général complexes. L’auteur, dans ce livre, en traite essentiellement une facette : la dimension coloniale. Et il sait de quoi il parle. Il a grandi dans une famille nombreuse et modeste, transplantée d’un Maroc rural à la vie industrielle de Saint Etienne, puis de Villefontaine (Isère) et enfin de la banlieue lyonnaise. Grâce à l’aide de ses parents et à ses propres efforts, il a pu réussir ses études secondaires, puis universitaires. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Lyon, il s’est lancé ─ sur les traces d’Abdelmalek Sayad, son inspirateur ─ dans la sociologie.

Brillant, rigoureux, attachant, ce très jeune homme (22 ans) n’est pas pour autant un « cas ». Son profil ressemble à celui de milliers de futurs intellectuels d’origine maghrébine engagés. Engagés dans leurs études, dans l’apprentissage de leur métier et dans l’action collective. Après avoir milité au sein de l’association Attac, sans hélas y trouver sa place, ni socialement, ni culturellement, Abdellali Hajjat a joué un rôle important, à Lyon, dans les associations Divercité et surtout Ici et là-bas, qu’il a contribué à créer. Cette dernière agit à la fois sur le plan intellectuel, pour réveiller la mémoire de la colonisation et de l’immigration ainsi que de leurs pages noires ─ du massacre du 8 mai 1945 à Sétif à la tuerie du 17 octobre 1961 à Paris ─ et sur le plan de la solidarité intergénérationnelle, en venant en aide aux plus vieux des immigrés, les « chibanis » dont l’isolement et l’abandon, souvent dans la misère, représentent une véritable honte pour notre pays.

De cet engagement singulier aux thèmes-clés de ce premier livre, le lien, étroit, frappe naturellement. On aurait tort, pour autant, d’y voir ce mélange des genres courant chez tant d’intellectuels.

Adapté de son mémoire de fin d’études de l’IEP de Lyon, qu’il prolonge actuellement dans le cadre d’un DEA à l’École normale supérieure, ce livre reflète la réflexion d’un chercheur plus que d’un militant. Dans un premier temps, il compare les approches existantes, notamment la « société intégrée » de Dominique Schnapper et la « société de l’ethnicité » à la mode américaine. Entre ces deux « modèles », l’auteur forge ensuite sa propre grille de lecture. Enfin il en étudie la traduction dans la création artistique franco-maghrébine contemporaine, en particulier les chansons de groupes comme Zebda ou La Rumeur. Et il interroge un panel de lycéens sur l’ensemble de ces questions.

Mais plutôt que d’entrer dans le détail du livre, ce que le lecteur et la lectrice pourront faire eux-mêmes, à quelques pages d’ici, je voudrais commenter l’interpellation fondamentale qu’il lance à ceux des Français qu’une détestable expression dit « de souche ».

Pour la plupart des démocrates, des gens de gauche, voire d’extrême gauche, le terme « intégration » sonne positivement. Il apparaît comme un pas en avant par rapport à l’« assimilation » longtemps prônée et pratiquée par la République. Et d’un point de vue politique-linguistique ce n’est pas faux : qui dit intégration dit acceptation des populations ainsi accueillies dans le « creuset français », pour reprendre le titre pionnier de Gérard Noiriel, avec leur histoire, leur culture, leur langue et le cas échéant leur religion. Nous voilà loin du mécanisme grâce auquel des petits « étrangers » ─ les Maghrébins après les Italiens, les juifs d’Europe centrale, les Espagnols, les Polonais, les Portugais hier et avant-hier les Bretons et les Corses – devenaient, dès la deuxième génération, des petits Français, mais littéralement délestés de leurs spécificités.

N’en déplaise à notre bonne conscience, cette médaille a son revers, qu’Abdellali Hajjat place sous une lumière crue. Appeler les jeunes nés de parents immigrés à s’intégrer, c’est tout à la fois laisser entendre qu’ils ne le veulent pas et que, si tel est le cas, c’est leur problème et non le nôtre. Nul ne le nie : prendre toute sa place dans la société française exige pour quiconque caresse cette ambition de réels efforts. Et cela vaut aussi des jeunes Maghrébins. Mais quelle est cette place si la majorité d’entre eux vivent ghettoïsés dans des quartiers à l’abandon ? Si l’échec scolaire les touche beaucoup plus que les autres membres de leur génération ? Si le chômage frappe 50 % des jeunes Arabes des cités contre, en moyenne, 25 % des Français du même âge ? Si, demandant un entretien d’embauche en réponse à une offre d’emploi, ils ont dix fois moins de réponses positives ? Si, face à une délinquance qui pose évidemment problème, les forces de l’ordre se laissent aller à des débordements de violence souvent couverts, de surcroît, par la justice ?

Il y a plus : le discours sur l’intégration sous-entend que ces discriminations ─ aussi indéniables qu’assassines pour le « pacte républicain » ─ constitueraient des « défauts » du système. Or de nombreux chercheurs reconnaissent désormais qu’il s’agit là des survivances de la logique coloniale qui le caractérisent. La gestion des immigrés et de leurs enfants en France aujourd’hui reste marquée par celle des « Musulmans d’Algérie », qu’on continue, bien qu’ils soient devenus Français, à présenter comme « inintégrables », pour des raisons ethniques ou religieuses. Bref, derrière la question religieuse, domine la question sociale et cette dernière renvoie inséparablement à la question « coloniale ».

Qu’on épargne à l’auteur tout procès en manichéisme. La France de 2005 n’a évidemment pas grand chose à voir avec l’Algérie de la seconde moitié du XIXe siècle ou de la première moitié du XXe, et Hajjat le sait fort bien. C’est problème par problème que cette comparaison mérite d’être tentée, validée et, le cas échéant, infirmée. Entre similitude et différence, toute une gamme de situations s’offre à quiconque veut bien les analyser. Comme le souligne Hajjat, Abdelmalek Sayad lui-même observait une « différence de nature (…) [qui] sépare les deux cas de figures1 » : le contexte colonial et le contexte postcolonial. Mais il existe une analogie.

Pour citer Abdellali Hajjat, « l’adéquation de l’analogie réside principalement dans la persistance des structures d’attitudes et de pensée construites durant la période de l’impérialisme culturel triomphant, mais l’inadéquation réside principalement dans le contexte historique et toutes ses conséquences pratiques, dont la plus importante est que les interactions entre dominants (ex-colonisateurs) et dominés (ex-colonisés) sont modifiées au profit d’une subversion de l’ordre national (alors que la décolonisation était en fait une lutte de l’impérialisme par le nationalisme). L’existence du “nationalisme sans nation” est sans doute la spécificité historique des héritiers et héritières de l’immigration postcoloniale ».

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L’auteur n’en a pas moins raison, cela dit, de retourner l’exigence d’intégration vers la société française et, en son sein, vers tous ceux qui appellent les jeunes Maghrébins à devenir des jeunes Français ─ qu’ils sont, et depuis longtemps. Oui ou non, notre société est-elle prête à rompre le traitement postcolonial des enfants de l’immigration et donc à créer les conditions d’une pleine égalité des droits et des chances entre tous les jeunes Français, quelles que soient leur origine, la couleur de leur peau, la sonorité de leur prénom et leur religion ?

Ce retournement me semble à la fois dialectique et subversif. Pour la République, dont il dénonce avec force le double langage : le discours sur le « modèle français » camoufle à grand peine une forme particulière de ségrégation (nuancée, il est vrai, par le droit de vote) ; et celui sur la laïcité cache mal la violation flagrante de la loi de 1905, car la République qui, selon l’article 1, « garantit le libre exercice des cultes », oublie ─ c’est un euphémisme ─ une partie de ses obligations s’agissant de l’islam. Qu’on pense au nombre ridicule de mosquées et à l’état souvent lamentable des rares carrés musulmans. Il faudrait aussi évoquer le dépérissement de l’apprentissage de la langue arabe, indispensable à la compréhension ─ et à l’historicisation ─ des textes sacrés…

Du même coup, le renversement opéré par Abdellali Hajjat interpelle en particulier la gauche, l’extrême gauche, le mouvement altermondialiste et, plus largement, ces hommes et ces femmes qui, s’en réclamant, ont, au nom de la République et de la laïcité, joint leur voix à celles venues d’ailleurs et qui exigeaient l’adoption de la loi interdisant le port de signes religieux ostensibles à l’école.

Personnellement hostile à la fois au port du voile et à une loi qui, pour bannir celui-ci des établissements d’enseignement, en chasse un grand nombre de jeunes filles et stigmatise ainsi la grande masse des musulmans, je n’entends pas rouvrir ici la polémique. Ni rendre les partisans de cette législation responsables des débordements anti-arabes et islamophobes scandaleux auxquels la classe politique-médiatique s’est laissée aller à l’occasion du débat ainsi suscité. Mais les progressistes qui ont cru devoir faire un autre choix que le mien se doivent, par honnêteté intellectuelle, de se confronter au livre d’Abdellali Hajjat et d’en tirer des leçons pour leur réflexion et pour leur action. Et je leur dis : parce que vous vous êtes engagés en faveur de cette loi, parce que vous l’avez fait au nom de l’idéal républicain, vous devez préciser clairement de quelle République vous parlez. De celle qui, en 1789, a proclamé à la face du monde que « les hommes naissent libres et égaux en droit » ? Ou de celle qui, bafouant ses propres principes, a créé un système colonial où, par définition, les colons dominaient les indigènes ? Un système dont les séquelles empoisonnent encore aujourd’hui notre société…

Ce petit livre nous interpelle, vous interpelle. « Français, encore un effort avant d’être républicains », écrivait le marquis de Sade en 1796. Cet effort, en ce début du XXIe siècle, consiste à abattre les bastilles économiques, sociales, idéologiques et culturelles qui empêchent encore les Français issus de la colonisation de devenir pleinement nos égaux. Le temps presse.

 

 

Préface de Dominique Vidal extraite du livre d’ Abdellali Hajjat « IMMIGRATION POSTCOLONIALE ET MÉMOIRE » Postface Philippe Corcuff, éditions l’Harmattan, Paris 2005.

 

Notes :

 

1. Abdelmalek Sayad, « Qu’est ce que l’intégration ? », in Hommes et Migrations, Paris, n°1182, décembre 1994, pp. 8-14.

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