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« Il y a charia et charia »

J’ai presque honte de le citer. Voici l’homme qui est entré à Gaza sur un char israélien en 2009, « le philosophe des beaux quartiers » comme chante Renaud, qui ne manque pas une occasion d’attaquer « les islamistes » (formulation assez vague pour inclure les Frères musulmans, le Hezbollah, Al-Qaida, les multiples courants salafistes, etc.) et d’appeler à une nouvelle guerre mondiale contre eux, l’homme qui a toujours fait de la charia le mal incarné. Pourtant, dans un éditorial intitulé « La Libye, la charia et nous » (Le Point, 3 novembre 2011), Bernard-Henri Lévy écrit :

« ll y a charia et charia. Et il faut, avant d’entonner le grand air de la régression et de la glaciation, savoir de quoi on parle.

Charia, d’abord, n’est pas un gros mot. Comme “djihad” (qui signifie “effort spirituel” et que les islamistes ont fini par traduire en “guerre sainte”), comme “fatwa” (qui veut dire “avis religieux” et où le monde, à cause de l’affaire Rushdie, a pris l’habitude d’entendre “condamnation à mort”), le mot même de charia est l’enjeu d’une guerre sémantique sans merci mais continue de signifier, heureusement, pour la majorité des musulmans, quelque chose d’éminemment respectable. »

On aimerait qu’il puisse s’en souvenir plus souvent. A l’heure où les éditocrates occidentaux résument les révolutions dans les pays arabes à un combat qui opposerait partisans et adversaires de la charia, il est important de rappeler l’histoire complexe du concept et de ses applications.

Deux livres récents nous aident dans ce travail. Le premier, paru aux éditions La Découverte, sous la direction de Baudouin Dupret, et qui s’intitule La charia aujourd’hui. Usages de la référence au droit islamique, regroupe les contributions d’une bonne vingtaine de spécialistes de droit musulman, et comprend aussi bien des analyses générales que des études de cas particuliers : Egypte, Iran, Pakistan, communautés musulmanes en Europe, etc. L’autre est écrit par Sadakat Kadri, un spécialiste du droit, diplômé de la Harvard Law School et a pour titre Heaven on Earth. A Journey Through Sharia’s Law from the Deserts of Ancient Arabia to the Streets of the Modern World, Farrar, Strauss and Giroux, New York, 2012.

Il n’est pas question de résumer ces ouvrages, denses et argumentés, mais simplement de souligner la complexité du sujet et l’incapacité des médias et des responsables politiques à prendre en compte cette complexité (ce n’est pas le seul sujet pour lequel prédomine une dichotomie noir-blanc, mais il s’y ajoute, dès que l’on parle de l’islam, une forte dimension d’hostilité a priori).

Mais d’abord qu’est-ce que « la » charia ? Au risque de choquer bien du monde, Robert Gleave rappelle dans le premier chapitre du livre de Dupret que, pour la majorité des penseurs de la période classique (celle de l’élaboration de la pensée islamique, notamment durant l’empire abbasside – VIIIe-XIIIe siècles), « la charia était largement inconnaissable – elle référait à la règle de Dieu, la loi divine. Toute personne prétendant connaître la charia s’élevait, pour la plupart des jurisconsultes musulmans classiques, au rang de Dieu, commettant de la sorte le péché (et le crime) d’associationnisme (shirk) ».

Même quand une norme musulmane était acceptée largement, les penseurs de l’âge classique affirmaient qu’elle relevait, en fin de compte, de leur opinion personnelle. Pour eux, il était inconcevable de prétendre : « la charia exige ceci ou cela ». Les règles juridiques étaient fixées par le processus dit de l’ijtihad, l’effort individuel d’un juriste pour arriver à une norme juridique. Or, poursuit Gleave, « dès lors que la plupart des questions juridiques étaient en fait des questions d’ijtihad, d’un point de vue théorique, très peu de choses de la charia pouvaient être connues. Le contraste avec l’expression contemporaine de la certitude au sujet du contenu de la charia ne saurait être plus marqué ».

Mais plusieurs processus parallèles vont changer la donne : la constitution de l’Etat moderne (pas forcément national) et la colonisation.

Comme le note Kadri, c’est le sultan Mehmet II, celui-là même qui a conquis Constantinople en 1453, qui décida de faire rédiger un code juridique, initiative qui, quelques siècles auparavant, lui aurait valu des accusations terribles : comment pouvait-on coucher sur le papier les lois de Dieu ? Quelques dizaines d’années plus tard, cela devait devenir la règle, mais sous des conditions très différentes selon les situations et les pays. Ainsi les puissances coloniales cherchèrent-elles à codifier les règles, mais, comme le note Baudouin Dupret dans son introduction, partout, même dans les pays non colonisés, « le droit d’inspiration religieuse s’est retrouvé progressivement confiné au seul domaine personnel (mariage, divorce, filiation, successions) et les juridictions administrant ce droit ont été dépouillées de leur compétence au profit de juridictions nationales plus ou moins séculières ».

La charia n’est donc pas un ensemble de lois qui nous ramènerait, comme prétendent certains, au VIIe siècle, mais un ensemble fluctuant, controversé parmi les musulmans eux-mêmes. Le droit de vote des femmes a été longtemps interdit au nom de la charia et autorisé plus tard au nom de celle-ci ; rappelons que l’ayatollah Khomeiny a condamné le contrôle des naissances à son arrivée au pouvoir avant de le légaliser à la veille de sa mort.

Mais, à partir des années 1970, les Etats dans le monde musulman, à la fois de leur propre initiative et sous la pression des mouvements dits islamistes, ont adopté, poursuit Dupret, « des texte législatifs référencés à la charia, elle-même souvent promue au rang de source principale de la législation ».

Pour y voir plus clair dans la traduction concrète de ces évolutions, on se limitera aux deux arti
cles de Nathalie Bernard-Maugiron consacrés à l’Egypte (le premier est plus large puisqu’il étudie la place de la charia dans la hiérarchie des normes dans le monde musulman).

Si une dizaine d’Etats musulmans (sur une cinquantaine) ne font aucune référence à la valeur normative de la charia dans leur constitution (Algérie, Maroc, Tunisie, Indonésie, Turquie, etc.), pour les autres, qui y font explicitement référence, il n’est jamais précisé de quels principes de la charia il s’agit, « ni à quelle école juridique il convient de se référer pour les identifier ». Il existe quatre écoles juridiques pour l’islam sunnite et leurs interprétations divergent souvent sur des points importants. Par ailleurs, qui jugera de la conformité des lois aux principes de la charia énoncés dans la Constitution ?

Bernard-Maugiron se penche alors sur le cas de l’Egypte, où la Haute Cour constitutionnelle est chargée de ce contrôle, notamment après l’adoption en 1971 d’une Constitution qui fait, dans son article 2, de la charia (pour la première fois dans l’histoire de l’Egypte) « une source principale de la législation », puis, par un amendement de 1980, « la » source principale de la législation (rappelons que ces réformes furent imposées par le président Anouar El-Sadate, tant loué en Occident).

La Haute Cour fut, à plusieurs reprises, saisie pour se prononcer sur l’interprétation à donner de l’article 2 de la Constitution. Elle affirma d’abord que « seules les lois postérieures au 22 mai 1980 pouvaient être déclarées inconstitutionnelles pour violation de l’article 2 (…) Le 22 mai 1980 correspond à la date de publication des résultats du référendum (sur les amendements constitutionnels) ».

De manière plus significative, elle dénia « aux principes de la loi islamique tout effet direct immédiat dans l’ordre juridique égyptien, affirmant que l’amendement était une injonction à l’adresse du législateur et non du juge. Pour la Cour, ce dernier ne pouvait donc refuser d’appliquer un texte qu’il estimait contraire à la charia et lui substituer un principe tiré de la loi islamique ».

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C’est sur les problèmes de statut personnel, notamment du droit des femmes (à l’héritage, à obtenir le divorce, la garde des enfants…), que la Cour fut saisie à nouveau. Sans entrer dans les détails, elle établit deux principes importants :

— elle fit une différence entre les principes de la charia « dont l’origine et la signification sont absolues » et les règles relatives qu’il appartenait au détenteur de l’autorité d’établir en fonction des évolutions historiques et sociétales. Ainsi, « aucune des dispositions de la loi sur le statut personnel de 1985 ne fut invalidée pour violation d’un principe absolu de la loi islamique » ;
— d’autre part, la Cour « a refusé de reconnaître toute valeur supra constitutionnelle aux principes de la charia, affirmant que la Constitution est un ensemble cohérent de principes homogènes et non contradictoires et que l’article 2 doit être interprété à la lumière des autres dispositions constitutionnelles ».

Ceci, conclut Nathalie Bernard-Maugiron dans sa première étude, n’est évidemment pas exempt de risques de dérives. Il existe « un danger de surenchère dans le religieux », et la référence à la charia peut être utilisée par les politiques pour tenter d’imposer, par la loi, des mesures contre l’apostasie, l’égalité entre hommes et femmes, la censure, etc.

Ici comme ailleurs, ce qui compte, ce sont les rapports de force dans la société elle-même et les évolutions de celle-ci.

Nous l’avons dit, c’est dans le droit pénal et celui de la famille que subsistent encore les normes religieuses. Pour le reste, le « droit positif égyptien s’est fortement inspiré des Codes européens », note Bernard-Maugiron, qui insiste : « La construction juridique positive peut, en effet, être validée par sa non-contradiction avec la loi islamique ou par une interprétation évolutive de ses dispositions. » Dit autrement, les banques, les administrations, l’armée, les entreprises, ne fonctionnent pas différemment en Egypte que dans les autres pays du monde.

C’est la réforme du droit de la famille qui rencontre le plus d’obstacles : « Le principal est la symbolique politique forte dont continue à être chargée cette branche du droit, qui exprimerait une identité musulmane à préserver impérativement. Se posant en gardien des valeurs religieuses, l’Etat égyptien s’attache donc à présenter ses réformes comme le résultat d’un processus interne de rénovation issu du droit musulman et respectant les principes de l’islam. »

Désormais, toute réforme dans ce domaine doit se faire au nom de l’islam, même si on use d’interprétations tout à fait innovantes. C’est d’ailleurs au nom de l’islam que le roi du Maroc a profondément réformé le code de la famille ; et Bernard-Maugiron note que « le mouvement féministe égyptien choisit de plus en plus de se placer lui aussi dans le champ du religieux, puisant de nouvelles interprétations des sources classiques dans l’héritage islamique pour légitimer ses revendications de la modernisation de la condition féminine ». J’ai plusieurs fois attiré l’attention sur l’importance de ce féminisme islamique.

Dans sa conclusion de l’ouvrage, Jean-Philippe Bras note que la « surexposition du thème de la charia » conduit à « une surévaluation de sa place dans la production juridique ». Mais cette surexposition, à la fois chez les islamistes les plus radicaux et dans les médias occidentaux, a aussi un effet induit sur notre vision du monde arabe et musulman : les batailles symboliques autour du référent religieux occultent les luttes réelles qui se développent dans ces pays autour des questions économiques, sociales et culturelles. Et elles amènent à mesurer ce qui se passe en Egypte ou en Tunisie à l’aune des discours sur la charia.

Le voyage auquel nous convie Sadakat Kadri, à travers l’histoire et la géographie – pour l’essentiel, au Pakistan, en Inde et en Iran –, permet d’échapper à ces vues réductionnistes. Adoptant une tout autre démarche que les aute
urs de l’ouvrage précédent, il arrive à la même conclusion, celle de l’historicité de la charia, dont les conceptions ont profondément changé selon les époques et dont l’application varie aujourd’hui selon les pays.

Les huit premiers chapitres nous guident des premiers pas du Prophète dans le domaine de l’organisation de la communauté des croyants jusqu’à l’époque moderne, en passant par la constitution des écoles juridiques durant l’âge classique. Dans un chapitre, il traite de « la réinvention de la tradition », et du rôle particulier que joua le juriste Ahmad Ibn Taymiyya aux XIIIe-XIVe siècles, qui promut le salafisme, cette volonté d’imitation des anciens (le Prophète et ses compagnons), de s’appuyer sur ce qu’ils auraient fait pour dicter ce qu’il faut faire aujourd’hui. L’importance de ce penseur dans les courants islamistes actuels ne peut être sous-estimée.

Le dernier chapitre de cette partie est consacré au djihad et à ses différentes acceptions au cours de l’histoire. Traditionnellement, il ne pouvait être déclenché que par le détenteur de l’autorité et devait se fonder sur un consensus ; désormais, il est devenu pour certains une obligation individuelle face à ce qui est perçu comme des agressions de l’Occident et des pouvoirs corrompus que l’on ne peut plus qualifier de « musulmans ». Ces transformations, même si elles trouvent, comme toujours, des justifications dans les textes sacrés, se nourrissent avant tout du contexte national et international.

En introduction de sa deuxième partie consacrée aux débats actuels, l’auteur note la capacité d’adaptation de l’islam, la manière dont il intègre les coutumes locales. Il remarque aussi que l’islam a toujours été en changement permanent.

A travers des rencontres en Inde, au Pakistan ou en Iran, en fréquentant les confréries et leurs penseurs (Deobandis, Barelvis, etc.), l’auteur aborde les sujets les plus controversés de l’actualité : celui des châtiments corporels, de l’apostasie, du blasphème, etc. S’il note, à juste titre, le durcissement du discours religieux sur ces questions – et la prégnance aujourd’hui, notamment dans le monde sunnite, d’une vision largement produite (et financée) en Arabie saoudite –, il fait vivre les mille et une manières d’interpréter les textes ou, quand ils sont trop explicites (comme sur la lapidation), de les contourner. « Jusqu’à ce que nous arrivions à une société juste, la question des châtiments est une simple note de bas de page », lui explique le président du plus important parti islamiste au Pakistan.

« Il ne faut pas beaucoup de semaines de voyages à travers le monde musulman, écrit Kadri, pour comprendre qu’il n’existe pas une seule approche musulmane de la raison, de la révélation ou de la modernité. Les croyants ont développé des stratégies multiples pour faire la différence entre ce qui est fondamental et ce qu’ils considèrent comme faux. Leurs efforts pour s’adapter au XXIe siècle sera défini aussi bien par leur imagination que par les limites fixées par Dieu. »

Mais qui décide des limites fixées par Dieu ? Hier comme aujourd’hui, les réponses à cette question sont multiples et il est important de rappeler que ce sont toujours des êtres humains, enserrés dans des sociétés vivantes et en évolution, qui donnent la réponse.

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