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Ibn Khaldoun, les modernes et la Asabiya

La notion de ‘’Asabiya’’ est définie de plus en plus dans des sens différents. Le fait est d’autant plus complexe qu’Ibn Khaldoun, lui même, n’a jamais donné une définition exhaustive de sa théorie, se contentant parfois d’expliquer le terme par un autre mot ou signalant parfois les composants de la notion de ‘’Asabiya’’. Cette lacune est incontestablement à l’origine de la diversité et aussi, il faut le dire, de la richesse des définitions données jusqu’ à nos jours.

Nous nous contenterons de signaler que le mot ‘’Asabiya’’ est couramment traduit par esprit de corps, traduction donnée par le Dr Slame qui est devenue depuis longtemps classique. Pour les définitions, nous retiendrons celles données par, tout d’abord, l’encyclopédie de l’islam, ensuite par Gaston Bouthoul et finalement Yves Lacoste.

Un lien fondamental de la société

Dans l’édition de Leyde(1913) de l’encyclopédie de l’islam, le terme asabiya est traduit par Patriotisme, Esprit de parti. Aucun commentaire n’accompagne cette traduction laconique. En revanche, dans l’édition de Paris en 1960, Gabrielli donne une définition critique de la notion de Asabiya. Pour M.Gabrielli :’’ la Asabiya est selon Ibn Khaldoun, le lien fondamental de la société humaine et la force motrice essentielle de l’histoire’’. Cette définition a un caractère vague et général et ne nous fait pas saisir pleinement l’idée développée par Ibn Khaldoun. Elle semble vouloir dégager une loi générale et néglige de signaler le rôle d’autres facteurs qui agissent sur l’Histoire et les sociétés humaines et qui déterminent parfois la manifestation de la asabiya. Par ailleurs, si Ibn Khaldoun fait intervenir constamment la notion de Asabiya dans les variations que subissent les sociétés humaines, il ne semble pourtant pas dire qu’elle est à l’origine d’un quelconque progrès de l’histoire. L’idée d’un progrès de l’humanité semble d’ailleurs loin de la pensée d’Ibn Khaldoun, pour qui le réalisme politique et le sens aigu de l’observation portent plutôt vers l’objectivité scientifique. De plus Gabrielli qualifie cette notion de ‘’conception raciale’’. Ibn Khaldoun donne, en effet, pour cadre à la asabiya, l’appartenance à un même groupe ethnique. Mais cette exigence semble tellement restreinte chez Ibn Khaldoun qu’elle a plutôt pour justification le fait qu’elle est une constatation sociologique qui exclut l’idée de valeur comparée des races ou de leur hiérarchisation. G.Bouthoul, hésite pour sa part à affirmer qu’il se trouve en présence d’une théorie raciale. L’erreur de Gabrielli et de plusieurs critiques d’Ibn Khaldoun est de croire qu’Ibn Khaldoun , a pu dégager la notion de la ‘’Asabiya’’ dans l’histoire de pays musulmans et particulièrement des pays berbères. Elle se limiterait donc d’après eux à ces pays. Or, Ibn Khaldoun étend son champ d’observation à d’autres pays, à d’autres peuples ; le peuple d’Israël par exemple ; les Grecs aussi avec Alexandre le Grand. Par ailleurs, Gabrielli semble regretter qu’Ibn Khaldoun ait été gêné dans le développement de sa théorie par des considérations religieuses et par un souci de ‘’conciliation avec la vision traditionnelle de l’histoire et de la civilisation musulmane’’. Il nous semble plutôt qu’Ibn Khaldoun a saisi le caractère relatif de sa théorie, comme il a saisi la complexité des sociétés humaines. Ibn Khaldoun n’a pas cherché à dégager dans ses Prolégomènes une philosophie de l’histoire que G. Bouthoul qualifie de pessimiste, mais plutôt à décrire certains mécanismes des sociétés humaines et les différents facteurs qui y contribuent et dont la religion joue très souvent un rôle décisif.

Il semble donc que l’encyclopédie de l’Islam , tenue par ailleurs par des exigences matérielles, ne définit pas nettement la notion de asabiya. Elle en évoque tout au plus certaines composantes. Gaston Bouthoul, que nous allons examiner maintenant, semble avoir approfondi davantage la pensée d’Ibn Khaldoun.

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Les conditions socio-économiques

Pour Gaston Bouthoul en effet, la philosophie de corps est une philosophie de la solidarité. Cette qualité exprimait la vigueur sociale, d’un groupe d’hommes déterminés, en montrant l’intensité de l’intégration de ses membres et leur dévouement à la cause commune. Gaston Bouthoul fait l’approche d’une définition sociologique de la asabiya. Cette définition tend donc à décrire un fait sociologique. Elle dégage un certain nombre d’éléments qui composent la asabiya.. Il s’agit tout d’abord d’un groupe qui ne peut être limité dans ses propositions, mais dont les différents membres participent intensément à la vie collective, au ‘’nous’’ sociologue. Ce groupe présente une certaine homogénéité, une cohésion qui est appelée ici solidarité et tend vers un but, la préservation du groupe. C’est donc d’une attitude qu’il s’agit, attitude qui ne peut être que collective. Il nous semble que Gaston Bouthoul a saisi pleinement la portée de la asabiya. Ibn Khaldoun , nous le verrons, signale en effet dans plusieurs passages des Prolégomènes que sans homogénéité et sans cohésion , il ne peut y avoir de asabiya ; et que celle-ci est essentiellement une manifestation collective d’un groupe d’hommes. Mais Gaston Bouthoul ne signale pas les conditions humaines, économiques et géographiques, dans lesquelles se développe la asabiya. Ibn Khaldoun n’a pas manqué d’insister sur ces conditions qui, pour lui, revêtent une importance primordiale. Il semble que Gaston Bouthoul a été gêné dans la définition qu’il donne par la traduction de certains passages des Prolégomènes. Pour lui en effet, la asabiya est un phénomène du nomadisme. Yves Lacoste dans son ouvrage a mis un terme à la mauvaise traduction du terme Badw par nomadisme. Il ne s’agit point chez Ibn Khaldoun de nomadisme. Il s’agit chez lui de vie rurale, qu’elle soit celle des nomades ou des sédentaires. Gaston Bouthoul ne peut donc être qu’induit en erreur par cette mauvaise traduction, ce qui est à la rigueur explicable dit-il , car l’isolement de la tribu au désert facilite l’endogamie lorsqu’il n’existe pas d’institutions qui l’interdisent. Cette explication est nettement explicitée dans son Traité de la Sociologie : ’’Les migrations s’accompagnent d’un redressement de la solidarité entre les membres de la tribu, analogue à celui qui se produit durant les guerres. Les nomades qui sont en état de migrations continuelles se signalent par cet attachement aveugle au groupe qu’ a si bien décrit Ibn Khaldoun sous le nom ‘’d’esprit de corps’’. Par ailleurs, Gaston Bouthoul qualifie la Aâssabiya de ‘’théorie de la genèse des aristocraties’’. Voulant créer dit-il , une théorie positive de la noblesse, il (Ibn Khaldoun) l’a fondée, non sur la naissance , mais sur cette sorte de solidarité qu’il a appelé : la ‘’asabiya’’. La asabiya favorise donc, la création des régimes aristocratiques ; permet-elle la formation d’une classe, celle de la noblesse militaire, comme l’affirme G.Bouthoul ? Il ne nous semble pas qu’Ibn Khaldoun ait voulu élaborer une telle théorie. Cependant Yves Lacoste semble faire écho à G.Bouthoul.

Umran badawi et umran hadarî

Rien de plus naturel que de donner une définition conforme aux exigence de son époque. La notion de classe et les luttes qu’elle implique semble avoir inspiré , en effet Yves Lacoste dans sa définition de la Asabiya :’’ L’évolution de l’Umran Badawi vers l’umran hadarî ne doit donc être envisagée que pour la seule minorité privilégiée, détentrice de pouvoirs politiques’’. La asabiya est donc comme le laissait entendre G.Bouthoul favorable à l’éclosion et l’épanouissement d’une classe déterminée. Mais dans le cas qui nous intéresse , c’est la naissance ‘’d’une noblesse militaire’’. ‘’la démocratie militaire dit-il, et le rôle de l’aristocratie tribale sont les deux éléments constitutifs essentiels de la asabiya’’. Il y aurait donc, si l’on veut concilier ces deux termes et ces deux éléments, deux phases dans l’évolution de la asabiya. La première est marquée par une démocratie militaire, qui -il nous semble- est difficile à concevoir dans le cadre de l’histoire du Maghreb, cadre dans lequel s’est manifestée la asabiya selon Yves Lacoste. La démocratie militaire n’a pas été à l’origine des dynasties. Mais il y eut ce qu’on peut appeler des mouvements populaires alternatifs. La démocratie militaire ici ne peut être donc être comprise dans le sens d’une caste ou de classe. Elle ne peut, par ailleurs, évoluer dans une deuxième phase vers la création d’une autre classe, celle de l’aristocratie tribale. Cette aristocratie tribale existe en effet et pour Ibn Khaldoun, elle est l’un des éléments constitutifs de la asabiya. Mais pour Ibn Khaldoun , l’aristocratie dont il s’agit repose sur le mérite et sur la valeur. Ibn Khaldoun réfute catégoriquement qu’elle puisse reposer uniquement sur la naissance. Elle ne repose pas sur la contrainte non plus. Elle est volontairement acceptée. Elle ne peut donc constituer une classe. Yves Lacoste ne semble pas avoir saisi cette nuance dans la pensée de Ibn Khaldoun. Il nous donne une définition qui se veut engagée. ’’L’Asabiya dit-il , est un mélange de relation vassalique et de solidarité tribale des forces de la démocratie militaire mis au service d’un chef de tribu qui tend à devenir féodal’’. On va donc voir apparaître une dialectique historique qui tend à la création d’un Etat ‘’féodal’’ dirigé par un chef, protégé par une caste militaire et exploitant des sujets réduits à l’état de serfs. Ce n’est point de la asabiya qu’il s’agit, mais de la description de l’état des dynasties musulmanes du Maghreb au moment où elles amorcent leur décadence, correspondant justement à la disparition de la asabiya signalée par Ibn Khaldoun . Cette classe détentrice de pouvoirs politiques et s’imposant par la force militaire ne peut être animée par la asabiya. La définition de ce terme par la description de cette classe ne peut donc nous faire saisir la théorie élaborée par Ibn Khaldoun. Yves Lacoste se place à une période de l’évolution de la asabiya où Ibn Khaldoun signale sa disparition ou son effondrement. Nous ne pouvons par conséquent saisir la notion de asabiya que si nous nous plaçons à un moment où elle est encore dynamique.

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L’Encyclopédie Générale de l’Islam

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