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Ibn ‘Arabi. Prière-poème

LOUANGES AU MAITRE ANDALOU. Paix sur toi l’ancêtre sublime, natif de Murcie. Tes mots illuminent l’existence. Puissamment. J’en perçois des bribes, toutes fulgurantes, qui nous rendent visionnaires tranquilles du crépuscule. J’apprends chaque jour, grâce à toi, je goûte la vie avec la mort. On te dit le plus grand, juste après les prophètes, et tu affirmes ne pas valoir un filament de leur chevelure.

Le plus éminent des croyants d’aujourd’hui devient moucheron lorsqu’il me faut le comparer. Personne après toi n’a su plonger si profond dans l’océan des mots divins, quand dans le même temps, toi, ô prodige ambulant, tu n’as jamais quitté la nappe. Le verbe t’habite et tu habites le verbe. Les mots t’habillent et tu habilles les mots, dédicaces pour ceux qui savent et qui font. À force de sillonner Occident et Orient, partout ta traînée de soufre – le rouge – subsiste. Tu réunis des paradoxes et, dès l’instant où tu les fais s’accoupler, ceux-ci explosent dans tous les sens, peuplant l’univers d’harmonies et d’ondes chaleureuses. Huit siècles nous séparent, mais ta langue échappe à cette partition : elle décrit un univers coranique, finition du vide quantique à l’origine des choses.

Dans tes mots logent des pensées puissantes, profondes, complexes, dont les premières lectures déroutent les plus avertis. Elles disent la vie comme l’intermédiaire vers une autre vie. Mais tu sais t’éloigner encore plus, tu migres vers le champ inconnaissable. Tu as des mots pour le dire et l’écrire, l’indicible. Tu décris ce que ton cœur a vu en saisie directe devant ton Seigneur, puis tu inventes les modèles descriptifs à l’intention des adeptes du versant impossible. Visionnaire, tu es aussi grammairien et mathématicien des sens cachés. Puis ta méthode poursuit la description des modèles descriptifs à l’intention des êtres retenus par leur chair, tu es là dans le champ sensible que régissent des lois rationnelles, normatives. Sous l’effet de pesanteur, ta progression est toute en rigueur et en élégance ; raffiné, tu es alors théologien. Précis.

Au moment où ton retour dans la cité semble acquis, voilà que tu choisis de fondre dans ce que tu récites ; ton identification extrême, à la lettre près, trouble jusqu’à ceux qui ont la gnose pour connivence : habitant du Texte, imbibé de l’Essence qui transforme le verbe en acte et l’acte en verbe, transporté, alors que tu es préposé, tu oses : « Je suis le Coran et les sept redoublés ». Tes paroles te boivent. Qui te suivra, ancêtre lumineux, pour laver la dépouille de l’ennemi, prononcer à l’encontre de son âme la profession de foi, soixante-dix mille fois, pour que le Seigneur des mondes l’ait en Sa miséricorde ?

Mon cœur devient capable de toute image : Il est prairie pour les gazelles, couvent pour les moines, Temple pour les idoles, Mecque pour les pèlerins, Tablettes de la Torah et livre du Coran. Je suis la religion de l’amour, partout où se dirigent ses montures, L’amour est ma religion et ma foi.

IBN ‘ARABI, Turjman al Ashwaq (L’Interprète des désirs).

Tu es ma clé, Andalou, au problème du sens. Mon traitement contre l’oxyde de l’oubli. Il n’y a pas plus littéraliste que toi, plus tu colles au texte et plus tu t’enchaînes, plus le sens décolle de son contexte et le voilà qui se déchaîne, arrache radicale pour qu’advienne l’épiphanie. Le voyage réside dans une lettre dont l’écho divin transperce l’Espace-Temps, le parcours emmène à l’univers céleste, dans le même temps ta lecture nous soude à l’écrit. Le voyage se résume à une lettre, au-dedans de celle-ci. La lettre a une peau, la peau est tatouée, ses tatouages consistent en un alphabet dont tu possèdes le script. La lettre a un cœur, le cœur a un pouls que tu consultes. La lettre est une peau qui a son lecteur, la lettre est un cœur qui a son auditeur.

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La raison qui m’a conduit à proférer de la poésie (shi‘r) est que j’ai vu en songe un ange qui m’apportait un morceau de lumière blanche ; on eût dit qu’il provenait du soleil. « Qu’est-ce que cela ? », demandai-je. « C’est la sourate al-shu‘arâ (Les Poètes) » me fut-il répondu. Je l’avalai et je sentis un cheveu (sha‘ra) qui remontait de ma poitrine à ma gorge, puis à ma bouche. C’était un animal avec une tête, une langue, des yeux et des lèvres. Il s’étendit jusqu’à ce que sa tête atteigne les deux horizons, celui d’Orient et celui d’Occident. Puis il se contracta et revint dans ma poitrine ; je sus alors que ma parole atteindrait l’Orient et l’Occident. Quand je revins à moi, je déclamai des vers qui ne procédaient d’aucune réflexion ni d’aucune intellection. Depuis lors cette inspiration n’a jamais cessé.

IBN ‘ARABI, Diwan al Ma‘arif.

Je n’ai jamais lu pareil écrit, moi qui ai voyagé, je n’ai jamais tant voyagé, moi qui ai lu. Il me faudrait autant de vies que de générations nous séparent pour réparer mon insouciance et ses distractions. Je suis dépareillé, te lire augmente mon inconsistance. Ton verbe décrit l’anéantissement de l’éphémère, la miséricorde en l’invisible, la perplexité devant l’infinité. Tu parles du voisinage du miracle, je l’admets et te suis redevable à l’infini : je ne sais quand tu émets, je ne sais quand tu transmets. De ces signaux jaillit la transcendance. De qui as-tu hérité, si ce n’est de Lui ?

Tu t’en tiens, strict orthodoxe, aux mots, aux lettres, à leur respiration, ici légère, là haletante, selon voyelles, accents, points sur les lettres. Point. Tu es l’intégriste de la langue, esthète de la surface, quand en face, les autres, geôliers de la langue, vont au vertige. Ton intelligence est comme une pure lumière, elle peut être dangereuse pour l’homme vulgaire. Païen, j’apprends par toi que je suis un croyant qui s’ignore, que la luxure est un habit et non une haleine. Tu me dis qu’illettré, je suis comme l’être expulsé du ventre de sa mère, que j’ai à cet instant là l’aptitude d’être de ceux qui savent. Seule mon inculture dévoile ce qui me rapproche du monde intérieur, pour s’imprégner de l’exquise vérité. Tes éclaircissements viennent de ce que tu creuses, infatigable, et déploies sous la dictée divine : tes milliers de sillons sur la langue sont des gravures célestes dont tu as pour don de divulguer les épiphanies nombreuses, transparentes, saintes localités et agglomérations de l’alphabet arabe clair (mubin).

Je t’écris d’une station où prolifère le sel de la matière. Maghrébin, sache combien dérive mon continent, avance le désert. Retrouve ma modernité, je déterre cette création, répare-là, injecte du sens sur son sol brisé, bondé. Vivificateur de la religion, à la noble ascendance arabe, souffle sur ta création, la voici créature. Que tes mots fassent l’eau qui manque à notre ablution. Féconde cette terre nord-africaine qui autrefois materna tes rêves, Émir des Pauvres.

Extrait de «  Le désarroi identitaire. Jeunesse, islamité et arabité contemporaines. » Cerf, 2004.

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