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Un homme a perdu, une nation a gagné

 En 2014, le « printemps arabe » a frappé dans un pays non arabe, le Burkina Faso, un pays aride, pauvre et enclavé qui ne figure pas sur les cartes du GMO (Grand Moyen-Orient) dessinées par les néoconservateurs américains, n’est pas membre de l’OPEP, et ne possède ni de gaz de schiste ni uranium attisant des convoitises étrangères. C’était un pays calme et stable, habité par un peuple pacifique de 17 millions d’âmes et dirigé par un président de 63 ans en excellente santé, expérimenté (27 ans d’exercice ininterrompu du pouvoir) et écouté sur la scène régionale, Blaise Compaoré.
Venu au pouvoir par un coup d’Etat en 1987 contre Thomas Sankara, un militaire progressiste (c’est lui qui a changé en 1984 le nom du pays, précédemment dénommé Haute-Volta), il ne l’a plus quitté. Il a accompli deux septennats consécutifs puis deux quinquennats successifs et en voulait un troisième alors que la Constitution (article 37) ne le lui permet pas.
Inspiré sans doute par le précédent algérien, il pensait pouvoir faire passer sans problème l’amendement déverrouillant la limitation des mandats en utilisant la voie parlementaire, mais ne voilà-t-il pas que le peuple est brusquement entré en éruption, saccageant l’Assemblée nationale, la maison de la télévision, le siège du parti de Compaoré et assiégeant le palais présidentiel. A la mi-journée, le gouvernement annonça qu’il retirait le projet d’amendement dans l’espoir de calmer les choses mais c’était trop tard. En quelques heures les enchères avaient sérieusement grimpé : on voulait le départ du président tout de suite et non à la fin de son mandat qui devait courir encore plusieurs mois.
Légaliste mais pas loyale jusqu’à l’aveuglement devant le choix entre l’intérêt d’un homme et celui d’une nation, l’armée burkinabée prit ses responsabilités avant que la situation ne devienne incontrôlable. Elle n’a pas réprimé le peuple au nom de la « loi », cette loi que les despotes violent selon leur bon plaisir mais opposent à ceux qui les contestent, mais est allée tout droit à la source du problème en prenant fait et cause contre le despote qui souhaitait rester au pouvoir jusqu’à la fin de ses jours.
Le gouvernement et l’Assemblée nationale furent dissous et un « organe de transition » mis en place auquel les pouvoirs exécutifs et législatifs ont été dévolus jusqu’au rétablissement de l’ordre constitutionnel dans un délai d’un an.
Tout avait commencé avec une manifestation d’associations de femmes qui avait été la première à dire non à l’amendement de la Constitution à l’instigation du président Blaise Compaoré. Puis ce sont des centaines de milliers de citoyens qui, répondant à l’appel des partis d’opposition à une « journée de protestation nationale », sont sortis dans la rue. Quelques victimes ont été déplorées, tombées, selon les médias, devant la maison du frère du président dont la garde a tiré sur la foule venue la brûler. Les agences de presse ont donné le chiffre de trois à cinq morts. Le frérot en question, François Compaoré, a été arrêté à l’aéroport d’où il comptait quitter le pays. En 1998, il avait été impliqué dans plusieurs affaires de meurtres jamais élucidées.
« Là où un homme est beaucoup, le peuple est peu de chose », disait je ne sais plus qui. Mais qu’est ce peuple qu’un homme peut réduire à peu de chose ? Ne mérite-t-il pas son sort ? Ne mérite-t-il pas d’être réduit en esclavage et vendu sur les marchés de Kaboul ou dans un fief de Daech ? Un peuple d’hommes ne peut pas être réduit à peu de chose, à de simples mâles.
Cette idée a mis longtemps à montrer la cruauté et l’indignité qu’elle renfermait car on la prenait pour naturelle, pour normale dans les pays sous-développés économiquement et culturellement (le premier résultant du second). La culture traditionnelle a entretenu dans ces contrées pendant des millénaires le mythe du chef totémique, du sorcier, du gourou, du « Mehdi attendu », du révolutionnaire-libérateur, du  « lider maximo »… Dans ces cultures magiques, fétichistes, infantiles et émotives, la communauté n’a aucun rôle dans la conduite de son destin, elle doit juste obéir, prier derrière l’imam et révérer l’homme providentiel qui n’est souvent qu’un Djouha, un charlatan, un ignorant ou un criminel.
A leur décharge, il faut reconnaître que les peuples qui sortant de la nuit des temps ou d’une décadence séculaire pour accoster au XXe siècle avaient d’autres urgences, d’autres priorités, avant d’en arriver à la défense de la Constitution du pays au prix de leur sang. Il fallait échapper à la famine, à l’analphabétisme, aux épidémies, jeter les bases d’un Etat, d’une économie, d’une société…
Les peuples se libèrent les uns après les autres de la poigne des individus malades du pouvoir qui les gouvernent selon leur rythme d’éveil. Mais il ne suffit pas d’avoir la qualité de « peuple » pour accéder à l’éveil. Il s’en faut à en croire Bouddha selon qui l’éveil est une illumination, un « Euréka !» mental, intellectuel et spirituel. Il résulte d’un processus éducationnel, mais pas n’importe lequel.
Dans les pays arabo-musulmans, par exemple, on n’enseigne pas les valeurs civiques mais religieuses, l’obéissance au détenteur de l’autorité et non la représentation démocratique, la soumission à la lettre coranique et non son interprétation rationnelle. Pour être éligible à la liberté, à la démocratie, il faut le vouloir par idéal et non par colère destructrice, parce qu’on n’a pas quoi manger ou parce que les autres ont pris plus que soi.
Le refus de toucher à la Constitution au Burkina pour donner un nouveau mandat à Compaoré ont relancé de plus belle les interrogations sur un phénomène dans lequel les uns continuent de voir, indépendamment des résultats contrastés ou même chaotiques, la volonté des peuples de se débarrasser du despotisme, et les autres la « main de l’étranger » manipulant des peuples à leur insu pour les amener à détruire de leurs propres mains leurs pays comme des somnambules armés tirant dans tous les sens. Dans leur bouche ou sous leur plume, le « printemps arabe » ne serait qu’une forme d’Ebola.
Ceux-là ont été gênés par la révolte du peuple burkinabé qui a renversé la table sur ses dirigeants car cet exemple ne s’insère pas dans la modélisation qu’ils ont élaborée à partir des cas libyen, syrien et yéménite. Le printemps a échoué dans presque tous les pays arabes, certes, mais il faut chercher à savoir pourquoi au lieu de se contenter d’explications toutes faites qui libèrent des corvées de l’analyse.
Les peuples Arabes n’ont pas le choix entre le meilleur et le pire, mais le plus souvent entre le mauvais et le pire. Cela tient à leur mentalité et à leur histoire. Nos aînés nous répondaient toujours, quand nous les gênions par quelque observation sur leur gestion, que nous devrions nous estimer heureux de ne pas vivre sous la colonisation, que le despotisme est préférable au désordre, ne manquant pas de citer en renfort le verset coranique où il est dit que « l’anarchie est pire que le crime ». Cette mentalité est toujours en service au sommet de l’Etat algérien.
Alors que dans les autres cultures on aspire tout naturellement à aller d’un état donné vers un état meilleur, idée qu’on trouve derrière le concept de croissance, chez nous c’est l’inverse : il vaut mieux se contenter de son état que risquer de tout perdre. Cette idée est imprimée dans nos gènes, dans notre éducation sociale, et on peut trouver dans notre patrimoine oral une flopée d’expressions et de perles de cette « sagesse populaire » en laquelle croyaient sincèrement nos aïeux : « dja yasâa waddar tasâa » (« voulant gagner un, il a perdu neuf » ; donc mieux vaut ne pas chercher à avoir plus), « hakda walla ktar » (« contente-toi de ce que tu as parce que ça pourrait être pire »), « alli irouh khir melli idji » (« celui qui arrive est pire que celui qui s’en va », donc mieux vaut ne pas chercher le changement), etc.
Les dirigeants burkinabés, pas plus que nos politologues, ne peuvent pas incriminer la CIA, le Mossad ou le diable. Non pas parce que ces entités n’existent pas dans l’univers, ou ne soient pas derrière un grand nombre de complots qui ont ravagé maints pays d’Afrique et d’Asie depuis les années 1950 (coups d’Etat, sécessions, affrontements interethniques et interconfessionnels, sabotages, assassinats…) mais on ne peut pas tout mettre sur leur dos.
Le facteur exogène réussit généralement ses coups fourrés grâce à des complicités endogènes, mais quand même pas avec celle de millions de personnes au péril de leur vie. Ce serait un drôle de bénévolat. Un peuple conscient et politiquement mûr sait dire quand la coupe est pleine, « trop c’est trop !» comme on l’a lu sur les pancartes des manifestants à côté de « Blaise dégage ! » et « Judas ! », entre autres. Il n’a pas besoin que la CIA, le Mossad ou le diable le téléguide ou se substitue à lui.
Mais comment allons-nous faire maintenant, nous autres « peuple des miracles », pour justifier au monde qui nous regarde sans nous dire le fond de sa pensée qu’un viol de la Constitution a été commis chez nous sans que la moindre brise ne se lève, alors que le même acte a mis fin en un jour aux prétentions monarchiques d’un despote voisin ?  Leur expliquer que « Vérité en deçà du Sahel, mensonge au-delà » ? Que la phrase parodiant Montaigne n’a pas le même sens selon qu’on soit à Ouagadougou ou à Alger ? Que nous préférons être « hakda walla ktar » comme nous l’enseigne au quotidien l’esprit du douar ?
Si la même question était posée à un Burkinabé, je suis sûr qu’il répondrait, peut-être avec d’autres mots mais pour exprimer la même idée : « Blaise Compaoré est tombé parce qu’il s’est cru en Algérie. Il lui en a cuit de se croire en terrain conquis alors qu’il était à Ouagadougou. On ne pouvait pas lui pardonner ça !».
Nous avons été le premier pays arabo-amazigho-musulman à être colonisé et le dernier à se libérer. Nous avons été le premier pays arabo-amazigho-musulman à vouloir entrer en démocratie, et celui qui a payé le plus lourd tribut en vies humaines pour l’avoir raté ou pour y avoir songé, on ne sait. Un quart de siècle plus tard, la « stabilité » avec un chef d’Etat à l’état de santé instable et plus âgé de quinze ans que Compaoré a été jugée préférable à l’ « aventurisme » avec un président neuf. C’est peut-être vrai, « hakda walla ktar ! »
La Tunisie n’a pas payé le prix de sa transition vers la démocratie par un millier de victimes tombées en janvier 2011 et plusieurs dizaines de membres des forces de l’ordre assassinées par le terrorisme et deux leaders politiques, seulement, mais aussi par des pertes importantes sur le plan économique, c’est-à-dire en termes de PIB, d’exportations, de tourisme, de balance des paiements, de réserves de changes, d’emplois, de revenus et de pouvoir d’achat pour la population.
Mais le pays a surmonté la vague de revendications sociales qui a cru que la révolution allait enrichir tout le monde. Si le « printemps » n’a pas enrichi économiquement les Tunisiens, il les a enrichis politiquement, accroissant leur conscience nationale, leur maturité politique, leur attachement aux libertés publiques et leurs valeurs civiques. Les sociologues appellent cela les « richesses permanentes ».
Bienvenue au peuple burkinabé dans le concert des nations qui ont pris leurs destinées en main ! Leur président était probablement plus connu que leur pays avant ces évènements, mais ce qu’ils ont fait les a propulsés au sommet du respect et de la dignité, comme les Tunisiens. Là où un peuple existe, les despotes ne peuvent pas apparaître.
La nation burkinabé (Burkina Faso veut dire « pays des hommes intègres ») vient de gagner ses titres de noblesse parce qu’elle n’a pas accepté qu’un despote fasse fi de sa dignité, la foule à ses pieds. Elle, a durablement gagné et lui a perdu. Une demi-douzaine de chefs d’Etat de la région en fin de mandat attendaient le moment de faire comme Blaise, mais nul doute que le « printemps africain » inauguré par nos frères Burkinabés va leur donner à réfléchir.
 

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