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Un homme a gagné, une nation a perdu

« Toutes les nations ont traversé des époques pendant lesquelles quelqu’un qui ne devait pas les commander aspirait pourtant à le faire. Mais un fort instinct leur fit concentrer sur le champ leurs énergies et expulser cette illégitime prétention. Elles repoussèrent l’irrégularité et reconstruisirent ainsi leur morale publique. Mais il en est qui font tout le contraire ; au lieu de s’opposer à être commandées par quelqu’un qui leur répugne dans leur for intérieur, elles préfèrent falsifier tout le reste de leur être pour s’accommoder de cette fraude initiale » (Jose Ortega Y Gasset « La révolte des masses »).
Un soir que nous dînions à Valence, le président Bouteflika et la délégation qui l’accompagnait, dont moi, à la table du Premier ministre espagnol Jose Maria Aznar, j’ai posé à ce dernier une question sur le philosophe espagnol auteur de la pensée qu’on vient de lire. Arquant les sourcils d’étonnement, il me fit cette réponse : « C’est notre maître à penser !» C’était, je crois, en avril 2002.
Les membres de notre délégation n’étaient pas moins étonnés par ce bref échange entre M. Aznar et moi. C’est que nous, nous n’avons jamais eu de « maître à penser ». Nous nous hérissons à la simple idée qu’il puisse en être question, et quand il s’en présente inexplicablement un dans notre histoire, comme Malek Bennabi, on fait tout, les soi-disant élites en tête, pour l’enterrer sous des montagnes d’accusations et de préjugés. Notre mentalité vénère depuis la nuit des temps les cheikhs aveugles au sens propre et figuré, les zaïms ignares, les « hommes historiques » de la Révolution, les despotes semi-analphabètes et la casquette militaire.
En avril 1993 j’avais publié dans le quotidien algérien « Liberté » un article intitulé « L’encanaillement du peuple algérien » où je reprenais à mon compte, pour décrire notre situation, une expression de l’auteur espagnol. Contemporains, ce philosophe a été pour l’Espagne ce que Malek Bennabi a été pour le monde musulman, et ce que l’un entendait par « encanaillement », l’autre l’appelait « colonisabilité ». Dans les années soixante-dix, je faisais déjà dans mes écrits un parallèle entre les deux penseurs.
En 1993 donc, Bouteflika n’était pas au pouvoir mais un homme perdu dans la masse qui, s’il « y pensait toujours, n’en parlait jamais » selon la formule de Gambetta à propos de l’Alsace et de la Lorraine occupées par l’Allemagne en 1870. Je parle du pouvoir.
Voici la définition que donne Ortega de cette expression dans son livre : « L’encanaillement n’est rien d’autre que l’acceptation en tant qu’état naturel et normal d’une irrégularité, d’une chose qui continue de paraître anormale mais que l’on continue d’accepter. Or, comme il n’est pas possible de convertir en une saine normalité ce qui, dans son essence même est criminel et anormal, l’individu décide de s’adapter de lui-même à la faute essentielle et de devenir ainsi partie intégrante du crime et de l’irrégularité qu’il entraîne ».
Elle nous va comme un gant et démontre que ceux qui croient pouvoir déchiffrer les faits sociologiques et politiques sans les rapporter à la courbe de vie historique d’une nation, à son fonds mental et à son psychisme culturel (le fameux « inconscient collectif » de Jung), ne peuvent que voir et conclure faux.
Un homme concentrant entre ses mains 100% des pouvoirs que confère la Constitution au président de la République alors qu’il ne dispose que de quelques unités % de ses capacités physiques et intellectuelles pour les assumer était déjà un casse-tête juridique, un péril pour la continuité de l’Etat, un non-sens mental, une impossibilité logique et un cas de « chèvre qui vole » qu’on ne voit qu’en Algérie.
Un tel homme a été montré au monde entier, après l’annonce d’une « grande amélioration dans son état de santé », effectuant son devoir d’électeur : il était incapable d’introduire un bulletin de vote d’un gramme dans une enveloppe. Qu’il ait gagné l’élection par la fraude ou le vote sincère revient au même : ce n’est pas la démocratie qui a gagné, c’est l’ « encanaillement » d’une partie de notre peuple et de ses « élites » civiles et militaires qu’il n’est pas possible de quantifier.
L’homme ne pouvait gagner et la nation perdre qu’en convenant ensemble, par une sorte de télépathie, de quitter le monde du sens commun pour aller traficoter dans celui de l’absurde. On connait la trajectoire de l’homme : il a été de ceux qui ont dominé notre vie nationale de 1962 à 1979 par le rôle qu’il a joué dans le renversement du GPRA et de Ben Bella, ainsi que tout au long du gouvernement de Boumediene.
C’est ce dernier qui l’a ramené puis nous l’a légué, et c’est l’une des grandes énigmes de son règne. C’est par pure chance que nous avons échappé en 1979 à son inextinguible soif du pouvoir grâce à la lucidité (ou aux calculs) de feu Kasdi Merbah qui lui avait barré la route de la présidence. D’autres l’ont remis en 1999 au pouvoir qu’il n’imagine quitter désormais que mort.
Voilà donc un demi-siècle de notre vie nationale, seule période que l’Algérie a vécue en tant qu’Etat-nation dans son histoire trimillénaire, passé presqu’en entier sous la direction d’un seul homme par la magie de l’esprit du douar qui était jadis le socle sur lequel s’élevait le colonialisme, au temps du parti unique celui sur lequel s’élevait le despotisme, entre 1989 et 1992  celui sur lequel a failli s’élever « l’Etat islamique », et aujourd’hui celui sur lequel s’élève haut la tête le 4e mandat d’un homme pris en otage par son entourage familial et les mameluks à son service qui vont avoir tout loisir d’intriguer pour lui succéder. Les Mameluks sont ces anciens serviteurs du calife qui ont accédé au pouvoir en Egypte au XIIIe siècle et ne l’ont quitté par la force qu’au XVIe.
La nation qui a perdu, ce ne sont pas ceux qui ont voté et dont on a falsifié le choix, ce ne sont pas ceux qui se sont abstenus ou ont boycotté mais qu’on a quand même fait « voter », ce ne sont pas les Algériens en vie seulement, c’est l’idée de nation elle-même, c’est la nation algérienne du temps de la Révolution, d’aujourd’hui et de demain.
C’était déjà une anomalie qu’il se présente à une élection présidentielle dans son état, à son âge et après trois mandats alors que la Constitution qu’il a trouvée en venant n’en permettait que deux. Une nation saine d’esprit et de corps ne peut pas entériner une conjonction aussi importante d’anomalies. La nôtre vient de le faire dans la liesse et l’allégresse.
Sur les 1825 jours que compte un mandat présidentiel, Bouteflika n’a besoin du peuple que durant 1 seul, celui du vote. Pendant les 1824 autres il n’aura pas besoin du peuple et lui tournera le dos pour ne s’occuper que de lui-même. Notre nation va-t-elle être choquée par les conséquences pouvant découler tôt ou tard de sa complaisance et de sa passivité ? Quelque chose va-t-il changer radicalement dans le mode de pensée de ses « élites » et le discours de ses partis politiques ?
Jusqu’ici ils n’ont été qu’une facette, un volet de la déliquescence générale. Sous leurs habits modernes se cache une psychologie archaïque dominée par les jugements approximatifs, intéressée seulement par ce qui va dans le sens de ses intérêts personnels ou partisans. Ils s’amusent avec des concepts sans prise sur les mentalités, sans rapport avec notre stade d’évolution sociale.
Un quart de siècle après l’apparition du multipartisme, aucune alternative au « système » ne s’est formée si l’on excepte la tentative populiste du FIS entre 1989 et 1991 qu’il ne faut pas prendre pour un phénomène politique, mais pour un phénomène culturel à l’instar de ce qui s’est produit dans le monde arabo-musulman où il y a eu des élections.
L’opposition au sens politique, moderne et rationnel n’existe pas encore, elle est à créer. Et ce n’est pas parce que le pouvoir à tort que ce qui tient lieu d’opposition a raison. Si elle dit vrai dans le procès du « système », elle n’a rien fait de tangible pour se préparer à le remplacer. L’avenir du pays passe par le changement du système, mais celui-ci n’aura pas lieu sans l’assainissement des idées concernant les fondements, l’organisation et les objectifs de l’opposition.
Nous avons essayé les émeutes d’octobre 1988,  les marches menaçantes du FIS entre 1989 et 1992, le terrorisme de l’AIS, des GIA et d’AQMI, les longues marches des « Arouch » en 2001, les émeutes de janvier 2011, les boycotts d’élection, le retrait des élections et les tentatives de changement « de l’intérieur » auxquelles ont cru, en intégrant le gouvernement, dans l’ordre, le FFS, d’ex-membres du FIS, HAMAS, le RCD,  NAHDA, l’ANR et  moi-même.
Ce qu’il reste à essayer, c’est une vie politique repensée et remaniée de fond en comble, rompant avec ce qui a été vainement testé et nouant avec ce qui ne l’a pas encore été. Une vie politique qui ne soit pas égocentrique, c’est-à-dire centrée sur les leaders, ni allocentrique, c’est-à-dire obsessionnellement tournée vers le pouvoir, mais orientée vers l’esprit du douar pour le réformer, le peuple pour l’impliquer dans le militantisme, et la société pour l’engager dans la production d’idées civiques et de comportements citoyens. Alors la nation pourra rêver de gagner un jour contre un mameluk qui voudrait placer ses déficiences personnelles, sa dynastie ou ses domestiques au-dessus de nos têtes.
Nous ne connaîtrons pas de printemps démocratique parce qu’il n’est pas encore à notre portée, parce que nous ne le méritons pas encore. Par contre, c’est un hiver glacial qui nous gèlera et tuera beaucoup des nôtres qui s’abattra sur nous un jour difficile à déterminer dans les conditions économiques et sociales actuelles, mais qui s’abattra à n’en pas douter.
Ce jour-là ne sera pas celui où nous voudrions changer de régime politique pour aller vers un meilleur, mais celui où les recettes des hydrocarbures ne suffiront plus pour assurer le fonctionnement des services de l’Etat, couvrir nos importations et acheter la paix sociale. Il ne peut pas ne pas arriver sachant que 98% de notre consommation en biens et services extérieurs sont financés par les recettes des hydrocarbures. Bouteflika le sait mieux que personne, mais il n’en a cure ; ne lui importe que la « stabilité » tant qu’il est au gouvernail. Après lui le Déluge.
 

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3 commentaires

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  1. Concentrer toutes les attaques sur un individu, fusse-t-il chef de l’Etat, et négliger le système qui est derrière n’est pas très convaincant. A l’époque de Boumedienne, l’Algérie exportait surtout du pétrole certes mais elle avait construit grâce à cela une économie qui lui permettait de produire sans avoir à importer produits alimentaires, papier, briques, détersifs, parfums, cosmétiques, etc, etc, etc. Boumedienne avait hérité d’un Etat et surtout d’une armée gangrenée d’anciens harkis retournés à la dernière minute mais dont il avait besoin pour leurs capacités techniques et qu’il a su surveiller. En jouant un jeu de bascule permanent entre conseillers soviétiques et conseillers français, combattants de l’indépendance et anciens harkis. Il n’a certes pas bien préparé dans ce contexte sa succession et prévoir sa mort. Ses successeurs ont souvent été des profiteurs et fait profiter les importateurs et les privatisateurs sans foi ni loi. L’économie capitaliste est un échec en Algérie, l’économie socialiste fut une base que l’on a pu piller par la suite car elle a créé quelque chose. Bouteflika a été un excellent ministre des Affaires étrangères puis il a vécu une traversée du désert …du Golfe, et certains de ceux qui sont allés le chercher ont pu croire qu’il serait à la hauteur du poste au-dessus de celui qu’il avait su bien gérer. Ce fut une erreur pour les uns, une machination habile pour d’autres. La classe des importateurs et pilleurs s’est nourrie d’un Etat qui avait des capacités au départ. On ne peut pas tout mettre dans le même panier et se présenter comme le seul juste et le seul recours.

    • Quand je disais Bouteflika, je voulais dire la pensée Bouteflika , Les hommes partent, la pensée reste longtemps.
      La pensée Bouteflika a détruit la cellule élémentaire la famille, pas de père , pas de mère et pas d’enfants , uniquement des individus et c’est pour cela que la société va mal.
      Boumédiène était un dictateur , il tuait les opposants , mais il n’a jamais touché à la société, ni moralement, ni matériellement.

  2. Les gens ne sont pas bêtes , par définition , un dictateur fait un seul coup au sommet de l’état et laisse les gens tranquilles dans leur taches quotidiennes.
    Ce président , s’est trempé de route, au lieu de faire un seul coup d’état, il a fait plusieurs millions de coup d’état, dans chaque famille un coup d’état.
    Cet homme , mort politiquement jusqu’à la fin des temps, avait un problème, un gros problème avec le commun des mortels. Il ira réglé cà avec Ellah , ce n’est pas mon problème.
    L’histoire retiendra que Mitterrand avait cautionné le coup d’état du one eleven et les militaires ont ramené Bouteflika en 99

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