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Hégire, émigration et sens spirituel

La première hijra en Abyssinie
« Majesté, nous étions des gens ignorants ; nous adorions des idoles, mangions la charogne, commettions les turpitudes, rompions nos liens de parenté, étions de mauvais voisins, et le fort parmi nous spoliait le faible. Telle était notre coutume jusqu’à ce que Dieu nous envoie un Messager, issu de notre peuple, connu parmi nous pour sa lignée, sa véridicité, sa loyauté et sa vertu. Il nous a enjoint d’adorer Dieu exclusivement et de rejeter les pierres et les idoles que nous adorions ainsi que nos parents avant nous. Il nous a enjoint d’être véridiques dans notre discours, de restituer les dépôts, de soigner nos liens de parenté, de promouvoir le bon voisinage, de nous abstenir des vices et de l’effusion de sang. Il nous a interdit les turpitudes, le faux témoignage, la spoliation des biens des orphelins et la calomnie contre l’honneur des femmes chastes. Il nous a ordonné d’adorer Dieu et de ne point lui donner d’associés, d’accomplir la prière, de nous acquitter de la zakât, et de jeûner — il énuméra les enseignements de l’islam —.
Nous avons cru en lui et avons suivi les enseignements de Dieu qu’il nous a apportés. Nous avons adoré Dieu sans point lui donner d’associés. Nous nous sommes interdit ce qu’il nous a interdit et considéré comme licite ce qu’il a déclaré licite. Alors les gens de notre peuple s’en sont pris à nous et nous ont torturés. Ils nous ont persécutés afin que nous retournions au culte des idoles et délaissions l’adoration de Dieu, et afin que nous nous adonnions aux turpitudes d’autrefois. Face à leur domination, à leur oppression, à leurs pressions, et aux entraves qu’ils nous imposaient dans la pratique de notre religion, nous nous sommes rendus dans ton pays, te choisissant d’entre tous, désirant ton voisinage, et espérant n’être point opprimés auprès de toi… ».
Ainsi s’exprimait Ja`far Ibn Abî Tâlib pour défendre sa cause et celle de ses coreligionnaires devant le Négus d’Abyssinie un jour de l’an de grâce 615.
Le monarque lui rétorqua alors : « Possèdes-tu quelque écrit de ce qu’il a apporté de la part de Dieu dont tu puisses me faire lecture ? » L’émissaire du Prophète lui récita la sourate de Marie jusqu’au verset trente-deux. A la lecture de la révélation coranique, l’émotion atteint son paroxysme dans les propos du Négus : « Ces paroles émanent de la même source que les paroles de notre maître Jésus Christ (…)  Ceci et ce que Moïse a apporté sortent d’une seule et même niche. » Puis se tournant vers les émissaires de Quraysh missionnés pour ramener à La Mecque les « rebelles », il leur lança : « Partez ! Par Dieu, jamais je ne vous les livrerai… »
Le lendemain, la délégation Quraychites  avec `Amr Ibn Al-`Âs à sa tête renouvela ses efforts auprès du Négus : « Les musulmans tiennent des propos gravissimes au sujet de Jésus le fils de Marie. » Le roi, souhaitant entendre les réfugiés, les interrogea à ce sujet. Ja`far Ibn Abî Tâlib dit : « Nous disons à son sujet ce que notre Prophète nous a enseigné. Il dit qu’il est le serviteur de Dieu, Son Messager, Son Esprit et la Parole qu’Il a projeté à la Vierge Marie. »
Entendant cela, le Négus frappa la terre de sa main, puis il saisit une baguette et traça un trait par terre disant : « La différence entre votre religion et la nôtre n’est guère plus importante que ce trait. » S’adressant aux musulmans, il dit : « Soyez en sécurité sur ma terre. Quiconque vous insulte en sera pour ses frais. Je ne préfèrerais point recevoir une montagne d’or contre le fait de nuire à l’un d’entre vous. » Dépités, les émissaires Quraychites reprirent le chemin de la Mecque sans obtenir gain de cause.
Constatant la recrudescence des actes de persécution infligés aux musulmans visant à les détourner de leur religion, le Prophète (PBSL) avait recommandé à ses disciples d’émigrer en Abyssinie,  royaume alors gouverné par le Négus, monarque chrétien qualifié de « juste ».[1]
Alors que les plus démunis parmi les croyants continuent à subir l’oppression de l’élite mecquoise, ceux qui en ont les moyens optent pour l’exil et l’expatriation. La centaine d’hommes et de femmes, premiers « mouslimûn » sont portés par leur foi en un Dieu unique, le refus de l’idolâtrie et l’exigence de justice, piliers de ce nouveau message spirituel.
La hijra en Abyssinie était considérée par ces derniers comme temporaire, ce qui explique leur retour à la Mecque dés que la nouvelle de la conversion à l’islam des Mecquois leur fut parvenue. Assimilée, à juste titre, à un véritable exil politique, cette premièrehijra a constitué une sorte d’épreuve morale destinée à préparer les croyants à la seconde Hijra vers Médine, prescrite par le Coran, et véritable tournant dans l’histoire de l’humanité sept années plus tard.
De la petite hégire à la Hijra historique
« Nul n’est prophète en son pays » et cet adage est un peu plus vrai pour le Prophète de l’islam que ses frères de toute la lignée prophétique. L’Hégire, une nuit de juillet 622, ne peut être cantonnée à un simple « exil », une  « rupture » ; une « séparation ». Al-Hijra n’est pas que cela, elle est tout cela à la fois et plus encore. Ce jalon central de la Sira ne doit pas être appréhendé sous  l’angle exclusif d’une d’une historiographie prétendument objective qui l’a qualifie de « fuite » de La Mecque vers l’oasis de Yathrib, situé à quelques 450 km au nord.
Le terme arabe souvent traduit par « émigration » intègre aussi une notion de « rupture de liens ». De facto, au-delà du mouvement géographique et spatial, le départ du Prophète génère une rupture fondamentale avec la société telle qu’elle était connue des Arabes jusqu’alors : on passera d’un  modèle sociétal basé sur les liens du sang (organisation clanique), vers un modèle de communauté de croyance, la Oumma.
Le pacte scellé le 23 juin 622, à Aqaba, près de La Mecque, entre les représentants de Yathrib et le Prophète Muhammad (SWA) ouvre la voie à l’accueil de ses disciples mecquois[]. Peu après, le Prophète se résout à faire le voyage vers Médine avec une poignée de fidèles. Leur départ de La Mecque se déroule sous le sceau du secret et marque l’Hégire.[2]
Le Coran et la tradition musulmane relatent dans les détails historiographiques les circonstances de l’Hégire (départ nocturne du Prophète après l’échec de son assassinat par les Quarayches, l’épisode de la grotte en compagnie de son compagnon Abû Bakr Assiddiq,[3] l’araignée tissant sa toile et la colombe couvant ses œufs…). La suite aussi est bien connue : la fraternisation des Ansar et des Muhajirûn à Yathrib, devenue Medinat an- Nabi (la ville du Prophète), la construction de la première mosquée, la mise en place de la constitution de Médine [4]…) La Hijra marque untournant historique et politique important dans la constitution du premier état islamique.
Face à la remise en question de leurs privilèges, les clans puissants de La Mecque, à partir de ce moment, redoubleront d’efforts pour contrer ce nouveau modèle sociétal médinois, basé sur une communauté de croyance, qui ne souffre plus  l’abandon du démuni ou du faible, comme cela était le cas avant. Une telle société privilégiant la foi en un Dieu unique, soucieuse de promouvoir la fraternité et la solidarité entre tous ces membres[5], vouant aux gémonies la ‘asabyah [6], reléguant au second plan les logiques tribales, ne pouvait que susciter l’hostilité et l’inimitié de l’aristocratie quraychite.
L’Hégire a constitué la réalité objective de femmes et d’hommes croyants qui, face aux persécutions et à l’adversité de leurs propres frères et sœurs au sein de leur clan respectif, ont dû opter pour la rupture avec leur univers et leurs habitudes afin de fuir le paganisme et vouer un culte au Seul Dieu Unique et Transcendant en conformité avec la Révélation coranique et sur les pas du Patriarche Abraham[7].
De par l’importance de cet évènement, le calendrier musulman démarre à cette date, car c’est à cette date que la Oumma, la communauté musulmane, naît officiellement.
L’enseignement spirituel de la Hijra
La Hijraa constitué une épreuve à tous points de vue : ce n’est qu’après une longue traversée du désert, dans le sens propre et figuré du terme que les premiers croyants ont pu enfin vivre leur foi en toute quiétude : l’entrée victorieuse du Prophète à La Mecque en 630 constitue une étape  cruciale dans l’évolution de l’islam. En effet, les musulmans passaient d’un régime d’oppression à une situation plus sécurisante.
En outre, ils découvraient une société médinoise bien différente de leur milieu originel (rapports tribaux plus complexes, rôle social des femmes plus important, influence prépondérante des communautés juives et chrétienne…) : tout le défi consistait à trouver un point d’équilibre entre la fidélité aux enseignements coraniques mecquois et le changement de lieu, de culture et de mémoire. Distinguer ce qui relevait des principes islamiques intangibles et ce qui tenait  davantage de la culture mecquoise, tel était l’enjeu pour cette jeune communauté de foi.[8]
Pour le Prophète, il s’agissait de  procéder à une réorganisation de la société médinoise afin de pouvoir mener dans la paix ses idéaux. Protéger les droits des différents groupes vivants dans Médine (les deux tribus arabe de Aos et Khazraj, les trois principales entités juives de Yathrib, les Banu Qaynuqa, Banu Nadir et Banu Qurayza, sans négliger les deux groupes constitués par les musulmans émigrés (les Mûhajiroun) et les Ansâr médinois) ; il était urgent d’élaborer un nouveau schéma organisationnel au nom même de la cohésion.
Sans remettre en question l’universalité des principes islamiques, le Prophète prenait ainsi en compte un contexte nouveau, avec une diversité des modes de vie et des cultures éloignées des schémas mecquois. Médine (Madînat an-Nabî), ville du prophète, devient ainsi le siège actif d’une communauté dont Muhammad est le chef spirituel et temporel. Cette chartre à pour objectif premier d’unir en un tout ordonné les différents groupes d’hommes qui y vivaient et contient les bases de l’organisation de la communauté. Elle règle donc les rapports des croyants entre eux ainsi que les rapports avec les autres différents groupes.
Au-delà de ces considérations relevant autant des volets historique que politique, la Hijra est riche en enseignements spirituels. Elle doit être appréhendée sous l’angle de l’expérience de la libération intérieure. S’il n’est pas question pour le croyant de se soumettre à l’oppression, il s’agit aussi de se débarrasser du fardeau de ses propres passions, ses faux dieux qui maintiennent l’homme dans un état d’asservissement perpétuel.[9]
Faire sa hijra implique aussi un dépassement de soi, un cheminement profond pour rompre avec toute forme d’aliénation, s’éloigner du mal et des péchés, des idoles modernes – plus subtiles qu’à l’époque de la jahilliya [10]- ; se désolidariser du mensonge, des modes de vie sans éthique, du matérialisme ambiant….
Les premières révélations de la période mecquoise font écho autant pour les précurseurs de la Hijra historique que pour nous-mêmes dans un monde en quête de sens et de transcendance.
Le Prophète avait été invité à s’éloigner de ses persécuteurs autant que du mal : [11]
Un autre célèbre hadith donne une définition de la « meilleure hijra » : cette dernière exige « l’exil, loin du mal », sous toutes ses formes. [12]
Le musulman contemporain ne saurait se satisfaire d’un éloge passéiste de l’Hégire sans une introspection profonde du sens spirituel de celle-ci. Opérer un changement profond en soi, de toutes les futilités qui peuvent accabler le cheminement vers la connaissance et l’amour du créateur et de ses créatures, s’interroger sur le rôle que l’on doit jouer en termes d’implication dans la société conformément à un autre propos célèbre du Prophète de l’islam [13]…
La hijra pour Dieu implique bien des questions et interpelle l’intelligence mais surtout l’âme et le cœur du croyant. Mouvement spirituel, elle doit pouvoir trouver une expression embrassant tous les aspects de l’être humain (comportemental, social…). Il s’agit pour le croyant de se mouvoir de l’insouciance et l’oubli vers le souci de Dieu, de la vie dernière et de la condition humaine ; de la paresse et la réactivité vers l’action réfléchie et méthodique ; de l’individualisme et l’égocentrisme vers l’amour d’autrui ; du mimétisme culturel vers la création et l’innovation : en d’autres termes, elle implique une véritable exhortation à se libérer, invitation merveilleusement illustrée dans le dialogue de Rabii Ibn Amer (que Dieu l’agrée) face au célèbre Rostom, disciple de Zoroastre à la tête du Royaume sassanide :
« Nous sommes venus libérer les hommes de l’assujettissement des hommes à la soumission au seigneur des hommes, de l’oppression des croyances à la clémence de l’islam, et de l’exiguïté de la vie d’ici bas à l’immensité de la vie dernière… ».

Notes


[1] Le Prophète Mohamed aurait tenu ces propos “ Allez en Abyssinie dont le Roi ne commet jamais d’injustice. C’est une terre où la vérité règne. Demeurez-y jusqu’à ce qu’Allah vous apporte la délivrance.” A la mort de ce dernier, quelques années après l’Hégire le Messager présida à Médine à la prière funèbre faite ad absentia (Salatou al ghâïb) en sa faveur et implora le pardon de Dieu pour ce grand souverain. Implicitement, cela souligne que le Négus a embrassé l’islam.
[2]La date de cet événement est fixée au 16 juillet (sur le calendrier julien, ce qui correspond au 19 juillet sur l’actuel calendrier grégorien) par le calife Omar au moment de l’élaboration du nouveau calendrier musulman.
[3]Coran : S.36-V8/9 et S.9-V.40
[4] Egalement connue sous l’appellation Charte de Médine ; voir à ce sujet Ibn Ishaq (704-767 ?) Ce traditionaliste a rédigé la première « biographie du prophète » Muhammad, appelée Sîrat al Rasûl , contenant la Constitution de Médine présentée sous formes d’articles, ( Le pacte entre les Émigrés et les Ansars et la réconciliation avec les juifs ) ; le lecteur averti pourra aussi se référer aux travaux de l’éminent professeur Muhammad Hamidullah (1908-2002), Documents sur la diplomatie musulmane à l’époque du Prophète et des khalifes orthodoxes, Maisonneuve, Paris, 1935 et Corpus des traités et lettres diplomatiques de l’islam à l’époque du prophète et des khalifes orthodoxes, Maisonneuve, Paris, 1935.
Cette chartre avait pour objectif premier d’unir en un tout ordonné les différents groupes d’hommes qui y vivaient et contient les bases de l’organisation de la communauté. Elle règle les rapports des croyants entre eux ainsi que les rapports avec les autres différents groupes.
[5]  Les Ansâr (les Auxiliaires) ont accueilli leurs frères émigrants , les ont aidés au point de partager leur argent et leurs biens avec eux.
[6] Le concept est bien développé par le grand Ibn Khaldoun dans sa célèbre Muqquaddima (Les Prolégomènes)
[7] « … et  Abraham dit : ‘Je m’exile auprès de mon Seigneur [innî muhâjirun ilâ Rabbî], car Il est Lui, le Tout-Puissant, le Sage. » ; le  Coran utilise le même mot ha-ja-ra : « uhjurhum » (exile-toi d’eux) ou « fahjur » (exile-toi donc) en s’adressant au Prophète Muhammad. « La terre de Dieu est vaste  »  rappelle aussi la Révélation (Coran 39 : 10).
[8] Les théologiens musulmans traitent de ce volet à travers maqassid al fiqh  (les finalités du droit musulman)
[9] Coran : S.45-V.23
[10] La jâhilîya (arabe : جاهِليّة[jāhilīya], ignorance ; paganisme) désigne dans le Coran la période préislamique caractérisée par la présence à La Mecque d’un panthéon d’idoles
[11] Le Coran utilise le même mot ha-ja-ra : « uhjurhum » (exile-toi d’eux) ou « fahjur »
[12] Rapporté par l’imam Ahmed
[13] « Le plus aimé des hommes auprès d’Allah est le plus utile d’entre eux », Sahih Al Boukhari
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