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Hârût et Mârût (2/2)

2. Le temps perdu

a) La parure

Prenons la mesure de l’importance des shahawât dans le Coran : « Comme il se pare aux yeux des humains l’amour des objets de désirs : les femmes, les fils, les monceaux qu’on amoncelle d’or et d’argent, les chevaux blasonnés, les troupeaux, le labour ! Mais ce ne sont là que jouissances d’ici-bas ; en Dieu seul réside la splendeur du retour[i]. »

La racine sh-h-w se trouve encore dans le passage suivant : « … ils n’en [la Géhenne] entendront pas le vacarme ; ils s’éterniseront en ce que leur âme a convoité (ashtahathâ)[ii]. » Dans son Tafsîr, Ibn Kathîr met en relief cette opposition entre la « jouissance d’ici-bas » et « la splendeur du retour ». L’idée selon laquelle la jouissance terrestre est marquée d’une imperfection constitutive en regard de la jouissance dans l’au-delà donne sa raison d’être au commentaire autour de la notion de shahawât  : la jouissance terrestre découle de l’illusion de l’amour qu’ont les hommes pour les réalités de ce monde. Ibn Kathîr est un commentateur fidèle, il obéit à la lettre du Coran et la reproduit. Dans le texte coranique, l’idée d’illusion est importante, elle y est donc reprise, répétée : « Sachez que la vie d’ici-bas n’est que jeu, frivolité, parure, rivalité d’orgueil entre vous, joutes sur la quantité de biens ou le nombre d’enfants. À la semblance d’une onde : la végétation qu’elle fait naître charme les dénégateurs, puis elle s’affole et tu la vois jaunir, et puis elle tombera en détritus. Il y aura dans la vie dernière châtiment terrible, indulgence de Dieu et Son contentement. Quant à la vie d’ici-bas, elle n’est que jouissance d’illusion[iii]. »

Devenus êtres de désir, n’étant plus dans la proximité de Dieu, Hârût et Mârût ont à vivre l’éprouvante tentation des biens de cette terre, sur un chemin qu’ils ont accepté de parcourir. À l’état immédiat de plénitude (pureté, immortalité…) dont ils jouissaient avant le voyage succède un destin marqué par l’inexorable éloignement de ce temps perdu[iv].

b) L’offense

La terre est donc un lieu de tentation. Exemplaire est alors celle qu’incarnait az-Zohra, Vénus métamorphosée en une femme d’une grande beauté, fascinante, provocante et irrésistible, s’offrant au regard de Hârût et Mârût : « Hârût et Mârût furent descendus sur terre. Alors az-Zohra leur a été représentée comme une des plus belles femmes de l’humanité. » Plutôt que simplement vue, az-Zohra se donne à voir. Elle se met en représentation comme pour capturer le regard. L’exposition est faite pour subjuguer, et Hârût et Mârût succombent rapidement : « Ils lui demandèrent sa personne (nafs). » Là commence le drame de ces êtres, habitués à la proximité de Dieu, mais condamnés pourtant à passer par l’épreuve de la séduction pour prendre la mesure effective de leur dévotion pour lui.

Az-Zohra n’oppose pas de refus à la demande ainsi formulée et qu’elle a elle-même suscitée. Elle y accède en posant cependant deux conditions, l’une et l’autre inconcevables dans le monde de l’islâm : les anges devront prononcer des paroles de shirk ou bien tuer un enfant. La demande touche à deux tabous, considérables : attribuer des associés à Dieu (shirk) et commettre un meurtre (qatl) non légitimé par la Loi. Que signifie cette volonté de faire prononcer des paroles de shirk ? « Ils lui demandèrent sa personne. Elle dit : “Non, par Dieu ! jusqu’à ce que vous prononciez cette parole de shirk. ” » La puissance du shirk tient précisément dans sa capacité à déclasser, par la parole, le principe divin. Lorsque cette parole est prononcée, elle équivaut à un acte d’effacement de Dieu en tant que fondement pour 1’humanité. Dans ce développement du récit, une partie se joue donc entre le désir (et sa logique de toute-puissance) et l’effectivité de la cause instituant les relations humaines. Il apparaît ainsi que la légende de Hârût et Mârût expose autre chose que la seule affaire de zinâ[v] (l’amour non autorisé par la Loi). Nous sommes là devant un cas d’offense à Dieu et l’on ne s’étonnera pas de ce que, dans la hiérarchie des transgressions, le shirk occupe alors la première place.

La rencontre entre les deux anges et leur désir se situe sur un registre où s’impose la part « écrite » de leur destin. Si l’ensemble des versions rapportées par Ibn Kathîr laisse deviner ce déterminisme qui pousse les anges à agir en fonction d’un scénario connu à l’avance et écrit par Dieu, l’une d’entre elles expose les éléments de cette causalité de manière tout à fait explicite. S’adressant aux anges, voici ce qui Dieu déclare : « J’ai ôté les désirs et Satan de vos cœurs et j’ai introduit les désirs et Satan dans leur [les hommes] cœurs. Et si vous descendez, vous ferez de même[vi]. » La transgression est, pour ainsi dire programmée.

Mais le déni du principe divin ne s’arrête pas là. Az-zohra pose une autre condition : tuer un enfant. Le meurtre accompagne nécessairement le shirk, le déclassement du principe divin, dont l’une des fonctions essentielles apparaît ainsi dans toute sa clarté : opposer un barrage à l’inconcevable. Les anges, « descendus » sur terre, héritent dès lors du destin qu’ils fustigeaient chez l’homme. Souvenons-nous de l’interrogation formulée dès le début du récit : il y était question de l’homme qui « fait dégât » (celui qui sème le désordre et perturbe l’ordre garanti par la Loi) et « verse le sang » (l’assassin, celui qui tue sans raison, qui tue l’innocent, ici symbolisé par l’enfant)[vii].

3. Le vin

a) La parole confuse

Le passage à l’acte rapporté par le récit se fait après l’introduction d’une nouvelle référence, celle du khamr (vin, alcool). En effet, après avoir refusé de remettre en question le principe de l’unicité de Dieu d’abord, de tuer l’enfant ensuite, Hârût et Mârût acceptent finalement de transgresser une interdiction parmi les plus grandes en islâm, celle qui consiste à boire du vin : « Ils burent puis s’enivrèrent. » La suite se déroule alors implacablement : « Ils commirent avec elle l’acte de chair et tuèrent l’enfant. Quand ils retrouvèrent leurs esprits, la femme dit : “Par Dieu ! Il n’y a pas une seule chose que vous m’ayez refusée et que vous n’ayez faite lorsque vous étiez soûls. ” »

La racine kh-m-r, utilisée dans la construction du mot khamr, signifie aussi bien enivrer, étourdir, que cacher et taire. Le vin prend la figure du voile dont la présence rend les deux anges insensibles à la parole divine. Hârût et Mârût ivres, ce sont aussi ces étourdis pour qui le principe instituant la vie en société devient incertain. En acceptant de boire le vin, ils pensent choisir le moindre mal, afin d’obtenir l’objet convoité. Pas de shirk, pas de meurtre, seulement du vin. Or il apparaît bien que boire du vin jusqu’à l’ivresse, c’est en définitive redoubler la force de la fascination, intensifier la soif du désir. Le voile du vin recouvre donc la figure divine et, dans le même temps, déploie l’image exclusive de la femme éblouissante. Voici une définition classique de l’homme ivre, donnée par le fiqh (« droit musulman ») : « Les compagnons et les autres imams ont dit : “L’homme soûl est celui dont l’essentiel de ce qu’il dit est un délire et une confusion entre mots[viii].” » Autrement dit, le vin rend la parole inefficace. De sorte que Hârût et Mârût font corps avec leur désir alors que son endiguement par la Loi n’est plus à l’ordre du jour. En somme, l’ensemble de la construction symbolique dans la société est mis en difficulté par cette boisson. Cela est important et permet de comprendre pourquoi l’interdiction du vin est admise par tous dans l’islâm. Notifiée par le texte coranique, elle est reprise par les « écoles » de droit sans exception, qui déclarent le vin harâm (illicite).

b) La souillure

Restons-en aux considérations du fiqh. Le vin
  en fait, toute boisson enivrante est appelée khamr – est d’abord considéré comme une impureté[ix] (najas). Il est dit du vin qu’il est impur d’une « impureté foncière (mughliza) ». En conséquence, le vêtement tâché de vin invalide la prière de celui qui le porte. D’où l’ordre d’évitement que l’on trouve au verset 90 al-mâ’ida (La Table pourvue)  : « fajtanibûh » (« Écartez-vous-en »). Il s’agit là d’un impératif d’éloignement absolu. Le najas (ou rijs) est ce qui met en contact avec Satan. Le vin et Satan appartiennent au même univers : « Vous qui croyez, l’alcool, le jeu d’argent, les bétyles, les flèches [divinatoires] ne sont que souillure machinée de Satan… Écartez-vous-en, dans l’espoir d’être des triomphants. »

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Le Coran offre une autre définition de najas, qui qualifie les mushrikûn (ceux qui donnent des associés à Dieu[x]) : « Ô vous qui croyez, les associants (al-mushrikûn)  : ce n’est qu’être impur (najas) […][xi]. » En somme, il ressort de ces différents rapprochements que le najas englobe dans la même impureté le vin et le fait de donner des associés à Dieu. Un lien est ainsi établi entre le vin et la parole de Dieu devenue inopérante. Et dans la situation qui nous intéresse où prédomine le najas, il semble qu’il n’y ait aucune issue, puisque la prière qui peut prémunir Hârût et Mârût contre l’accomplissement de « l’acte de chair » et le meurtre leur est interdite. Le texte coranique en effet ne peut être touché par des êtres impurs, ni le dhikr (récitation de la parole divine) prononcé par eux. Le vin empêche définitivement que s’effectue à partir du principe instituant le travail de mise à distance de la part destructrice du désir[xii]. En l’absence de cette opération de mise à distance, la fascination règne en maître, et le vin donne toute sa force à la puissance fanatique de l’amour illusoire pour az-Zohra. Un amour meurtrier qui empêche l’émergence de l’homme islamisé, c’est-à-dire très exactement de l’homme institué, civilisé.

À la fin du récit d’Ibn Kathîr, les deux anges répondent des crimes qu’ils ont commis. La sanction est inscrite au cœur même de leur destin, car elle symbolise l’inexorable réactivation du principe divin et du discours social qui l’accompagne. La légende rapportée par le commentaire d’Ibn Kathîr prend alors son sens ultime, elle a valeur de leçon : le fondement ne peut être que rétabli dans ses droits, toujours, afin que la vie[xiii] se substitue au fanatisme meurtrier. Le commentaire d’Ibn Kathîr est donc écrit, comme cela se conçoit, à l’adresse des hommes et non des anges. Le voyage « raté » des anges suggère un retour « réussi » des hommes vers la Loi. Le propre de l’interprète est de rénover l’édifice institutionnel à travers des représentations sans cesse reprises. La structure quant à elle perdure, les fondements ne bougent pas. Rien ne doit venir perturber l’ensemble du système, il y va de l’humanité de l’homme.



[i] III âl ‘imrân (La Famille de ‘imrân), 14.

[ii] XXI al-’anbiyâ’ (Les Prophètes), 102. Denise Masson traduit ainsi : « … Ils jouiront toujours de ce qu’ils désirent. »

[iii] LVII al-hadîd (Le Fer), 20.

[iv] Précisons ce rapport de l’islâm à la question du désir. Renvoyant dos à dos l’attitude du démon, hostile à la morale, et la nature de l’ange, privé de jouissance naturelle, l’islâm développe en la matière une « éthique » que l’on pourrait dire du « juste milieu ». Le préposé à la fonction éthique ou juridique ne professe pas, dans cette perspective, la continence sexuelle absolue. Pour tous, sont évités le refoulement excessif aussi bien que la licence. Il n’est pas inutile de rappeler ici quelques principes, affirmés dans la perspective d’une observance des exigences divines où l’humanité de l’homme n’est pas perdue de vue. Un premier principe visant l’adaptation de la demande divine à la condition humaine est souvent rapporté et défendu à partir d’un argument coranique explicite : « … Nulle âme ne soit imposée qu’à sa capacité […] » (II, 233.) Un autre principe a trait à la rukhça ou « facilitation » ; un hadîth affirme : « La religion vous a été rendue facile. » L’exégèse développe ce principe dans le sens d’un ajustement des obligations aux conditions de temps et de lieu, lesquelles peuvent nécessiter un report, un accommodement, etc., de la soumission à la règle. Dans l’ensemble, de tels principes sont là pour donner un tour singulier à l’islâm, celui d’une institution mise à la disposition de l’homme en tant qu’homme. La Loi ne s’applique pas dans le but de s’imposer arbitrairement à l’humanité, au contraire elle en respecte la spécificité, au moins jusqu’à un certain point. Le fameux « réalisme » de l’islâm, dont on parle parfois, trouve sans doute son explication dans cette prise en compte de la singularité humaine par les mécanismes institutionnels de normalisation. De là à ce que certains n’aient vu dans l’islâm qu’un aménagement réglé d’une sexualité pour l’essentiel débridée, il n’y avait qu’un pas…

[v] La zinâ est cependant un crime grave qui pouvait être puni de mort.

[vi] Version 5.

[vii] Un thème repris du Coran (II, 30).

[viii] Wahba az-Zahîlî, Al fiqh al-islâmî wa ’adillatuhu, vol. 6, p, 150.

[ix] La mesure du rapport que l’homme entretient avec Dieu dépend également de la conception que l’islâm se fait de la question de la souillure. Respecter l’ordre divin, c’est aussi procéder à la limitation de la corruption morale ou naturelle à laquelle l’homme est confronté. Mais si, dans ce contexte, tout homme est considéré comme faillible et susceptible d’impureté, le péché n’est pas conçu à partir d’un état qui lui serait originel, la vie n’est pas marquée depuis toujours du sceau de la faute première. Il reste que la présence de l’impur a conduit l’islâm à l’élaboration d’un subtil complexe de défense, fondé sur le respect de la parole divine et constitué à partir d’une discrimination de base entre le pur et l’impur. L’impureté est d’abord classée. Ainsi l’état d’impureté lié au sexe et à la femme, aux rapports sexuels et aux menstrues, est-il des plus grands. D’autres états sont liés à l’impureté occasionnelle issue du contact avec des objets considérés comme impurs, tels l’alcool, certains animaux, etc. D’autres encore résultent d’activités naturelles comme les vomissements, les sécrétions, etc. Chacun de ces états appelle un mode particulier de purification : le ghusl ou grande ablution pour le premier des états considérés, le wudu’ ou ablution ordinaire pour le deuxième et le troisième. De cette théorie, nous devons retenir d’abord ceci : l’état d’impureté majeure, représenté par les relations sexuelles et les menstrues, ne bloque pas le chemin vers un plus grand rapprochement de Dieu dès lors que la compensation a lieu. Nous devons retenir ensuite que l’état d’impureté issu des rapports sexuels, à l’instar de tous les états liés à la vie physiologique n’est pas de l’ordre du péché. Plus encore, si l’impureté est normalement acceptée en raison de son lien possible et objectif avec un état de nature, inversement peut être tenu pour blâmable ce qui est valide en droit. Et le paradoxe ne s’arrête pas là, car l’impur résulte parfois d’une activité considérée tout simplement comme recommandable : il en est précisément ainsi des relations sexuelles licites. Plutôt qu’une faute, l’état d’impureté apparaît ici comme la marque de l’appartenance de l’homme à l’ordre de la nature.

[x] Jacques Berque traduit par « associants ».

[xi] IX at-tawba (Le Repentir), 28.

[xii] Pour comprendre pourquoi l’interdit pur et simple du désir n’appartient pas à la logique du discours islamique, il faut revenir à l’absence d’identification de ce dernier au péché. L’évacuation de cette identification donne à l’islâm sa couleur particulière. L’islâm ne conçoit pas l’idée d’une corruption essentielle de la sexualité après que leur nudité eut été révélée à Adam et Ève. Rien de ce qui s’est passé lors de cet événement ne porte à conséquence dans l’ordre de la nature, la jouissance instaurée n’en perturbe pas l’équilibre et il est encore difficile de parler de corruption du corps ou de certains de ses organes (même si, nous dit-on, Satan prend appui sur certaines parties du corps en particulier pour développer sa stratégie destructrice).

[xiii] Les travaux de Pierre Legendre, auxquels nous avons eu recours ici (en particulier L’Inestimable Objet de la transmission. Essai sur le principe généalogique en Occident, Paris, Fayard, 1985), comptent parmi ceux qui expriment le mieux ce qui, dans les sociétés humaines, a trait à la fonction d’« institution de la vie », dont la conséquence première est la production du « sujet humain ».

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