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Halte à la culture de la facilité !

Dans son essai « poésie et culture apolitique » publié dans From Pages of Day and Night (Northwestern University Press, 2000), le poète syrien Adonis écrit : « La culture arabe a supprimé tout questionnement. Basée sur la Réponse, elle a institué une poésie qui ne peut dire que ce qui est connu, une poésie de l’explicite. Ainsi, la première difficulté à laquelle se trouve confrontée la poésie arabe réside, paradoxalement, dans la culture de la facilité. »

Je trouve que cette constatation ne s’applique pas uniquement à la poésie arabe, ou à la poésie tout court, mais touche divers aspects de la vie moderne : politique, économie, médias, art, etc. au point que l’on peut parler à juste titre d’une « culture de la facilité ». Une culture dans laquelle l’effort, la discipline, la rigueur, semblent être relégués au rang de l’archaïsme.

Depuis la plus tendre enfance, on inculque aux jeunes que le succès ne passe plus forcément par le dépassement. On les encourage à prendre un autre chemin qui y mène sans peine : celui du moindre effort. Pour certains pédagogues, l’éducation doit être avant tout divertissement ; demander à l’enfant d’apprendre par cœur les tables de multiplication ou de mémoriser un poème, relève, à leurs yeux, de la pédo-torture. Dehors tout incite l’enfant à la facilité dans une société de l’abondance.

Il n’a qu’à claquer des doigts et il a le dernier modèle de la poupée Barbie ou la version la plus récente de son jeu électronique préféré. En grandissant, il se trouve naturellement attiré par l’argent facile, la célébrité facile, le discours facile, le sexe facile. Ceci produit la génération de la « star-académisation » artistique, de la « sms-isation » linguistique, de la spéculation boursière, du « dopage » sportif et de la « people-isation » politique. Mais il y a en particulier deux domaines touchés par cette culture de la paresse que j’aimerais évoquer ici : la science et l’information.

Près de 2000 publications scientifiques sont produites par jour à travers le monde. Dans la montagne de papiers publiés chaque année, quelle est la fraction originale ? Combien valent plus que la quantité de bois sacrifiée pour les imprimer ? Très peu. C’est d’ailleurs le cas également de la production littéraire. La recherche ne rime plus avec innovation. Elle a été « castrée » depuis qu’elle a été formatée et « protocolée ».

Dans la majeure partie des cas, les chercheurs d’aujourd’hui savent au préalable ce qu’ils trouveront à l’issue de leur recherche. Les chefs de labos savent à l’avance le nombre de thèses qui seront défendues à la fin de l’année académique, puisqu’ils doivent en rendre compte, ou des comptes, à leurs sponsors. Dans les labos modernes, le souci de la rentabilité fait peu de place à l’imprévu et au suspense. Tout comme dans les autres domaines de l’activité économique, on doit produire le plus de résultats, le plus vite, au moindre coût. On évite donc les chemins incertains et les pistes risquées.

A part les rares découvertes fortuites, le résultat d’un travail de recherche est minuté, comme un bébé, de sa conception à sa naissance. Désormais la recherche se pratique « à la chaîne » ; chacun s’occupe dans son coin d’un petit détail. Dans ce « taylorisme scientifique » effréné, qui fait perdre la vue d’ensemble, l’intelligence humaine cède souvent la place à des logiciels détecteurs de corrélations.

Certains chercheurs, notamment en sciences de la vie, se fient à des artifices mathématiques pour faire la recherche à leur place, comme l’outil statistique souvent mal compris et donc mal utilisé. Et l’on se retrouve dans des situations absurdes ou l’on apprend qu’une équipe scientifique a « prouvé », au moyen d’un « t » ou d’un « Chi-2 », que le paramètre X a un effet bénéfique sur le phénomène Y, et quelques semaines plus tard on découvre qu’une autre équipe scientifique a « démontré », par le même « t » ou « Chi-2 », tout le contraire.

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Le monde de l’information souffre aussi de la culture du moindre effort. De plus en plus de journalistes ne réalisent pas des enquêtes pour apprendre, connaître, découvrir, vérifier, confronter, comparer, en vue de rédiger, mais semblent le faire pour rassembler des éléments factuels et remplir un canevas préalablement élaboré et pour étayer une thèse et des conclusions déjà établies.

Ils recourent souvent aux solutions faciles qui consistent à « forcer la main » à un propos pour lui faire dire ce qui qu’il n’était pas censé exprimer, ou à instrumentaliser des faits afin de fabriquer une pseudo-réalité qui arrange ses propres convictions et certitudes. Combien de journalistes ont une conscience aigue de la nécessité de se libérer idéologiquement et intellectuellement si l’on se fixe comme quête la recherche de la vérité et sa transmission au plus grand nombre ?

Combien se rendent compte que l’on ne croise pas la vérité sur les sentiers battus de la pensée dominante, mais qu’on la cherche ailleurs, et qu’on la rencontre souvent sur les pistes accidentées par la détresse humaine ?

Combien savent que les meilleures plumes dans l’histoire du journalisme sont celles qui ont appris à « nager » à contre-courant, et que toute autre approche du journalisme ne produit qu’un élément de plus dans la masse de propagateurs de la pollution médiatique qui encombrent les rédactions à travers le monde et qui ne laissent à la fin aucune trace de leur passage ?

Je ne suis pas un adepte du « bonheur par la douleur », mais je constate que les œuvres qui ont marqué l’humanité, ont souvent été produites dans la souffrance créative. Et je crois, comme le pasteur canadien Eric Lanthier, qu’à défaut d’enfanter des êtres créatifs, « la culture du moindre effort produit des décrocheurs », qui jugent une œuvre non pas par sa valeur intrinsèque, mais par sa valeur marchande et surtout par l’accueil que lui réserve le public, mesuré par un audimat, par un facteur d’impact, ou par le résultat d’un sondage.

Le lecteur trouvera peut-être ce billet excessif et le jugera éventuellement comme caricatural, manquant une certaine profondeur d’analyse. Ne serait-ce pas là une preuve qu’aujourd’hui nul n’est à l’abri de la culture de la facilité ?

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