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Hakim al Tirmidhi à l’heure de Tik-Tok !

Dans notre dernier texte « Et si on essayait de ne plus ramer à contre-Coran ? », nous avions établi les bases méthodologiques pour pouvoir extraire toutes les possibilités intellectuelles et spirituelles qu’offre le Coran et construire ainsi, un « sujet pensant musulman » capable d’affronter les grands défis qui s’amoncellent devant lui. On ne lit pas le Coran de manière anarchique mais bien de manière ordonnée avec une ascèse intellectuelle, c’est-à-dire avec cette volonté d’épurer notre esprit de nos préjugés philosophiques, idéologiques ainsi que de nos sentiments brumeux afin de percevoir avec clarté la signification d’un verset ou plus, et de le décrire tel qu’il nous apparaît lorsqu’on se dégage de ces préjugés. Cette purification intellectuelle, les spécialistes de la question l’on appelée la « réduction phénoménologique », elle constitue un moment important de la « science du voir » («’Ilm al basira »). 

Une fois que nous aurons vu l’application concrète de cette méthode de la « science du voir », nous essaierons d’en dégager toutes les implications ou conséquences. Il va falloir s’exercer à cette méthodologie qui n’est, rappelons-le, rien d’autre qu’une manière de percevoir directement les choses. Dans un dernier article, consacré à cette série « relire nos sources », nous prendrons la sourate al ‘Asr (le temps) pour voir toutes les possibilités qu’offre cette « science du voir ». 

Maintenant essayons de voir concrètement comment nous pouvons appliquer cette méthode, car c’est cela qui nous permettra de juger de son efficacité. On va prendre deux penseurs qui l’ont appliquée, chacun selon son tempérament : Gaston Berger pour notre époque, et Hakim al Tirmidhi le mystique du 10ème siècle. 

Le premier va décrire la structure de la Valeur. Lorsque l’on parle de Valeur de quoi parle-t-on ? Une valeur est une qualité que l’on désire suivre pour qu’elle devienne, à force de la suivre, une ligne de conduite. Les valeurs morales, pour ce qui nous concerne, sont un ensemble de principes qui nous fonde comme être humain. Dans la perspective musulmane on peut l’identifier à travers le terme القيمة (Al qïma) mais aussi, à travers celui de الأصل (Al ‘asl) ; c’est Ibn Hazm qui affirma que « tout dans le Coran est Valeur ou Principe ». 

Gaston Berger rappelle qu’il y a trois sortes de valeurs : le Vrai (Al Haqq), le Bien (Al Kheïr) et le Beau (Al Jamal/Hassan) ; il va chercher à identifier leur structure commune pour atteindre « l’essence de la Valeur ». Il fera pareil avec d’autres réalités comme le temps, la liberté ou encore l’éducation. Cette notion de la Valeur est essentielle pour tout musulman et je pense même que c’est le drame de la vie du croyant qui se joue ici. En effet, chaque personne qui pratique ses actes cultuels sait qu’ils peuvent être valides auprès du faqih tout en n’ayant, auprès de Dieu, aucune valeur. Normalement, un musulman conscient de cela, ne pourra jamais avoir une attitude présomptueuse ou être sûr de son salut. 

Des siècles avant Berger, nous avons un penseur, comme Hakim al Tirmidhi (m. 930 ?), qui utilisera la même démarche que nos phénoménologues du 20ème siècle. Dans son livre « Al Wujuh wa Nadha’ir » (les aspects et les correspondances), il va rassembler tous les mots importants (aujourd’hui on dit structurants) du Coran et analyser leurs multiples significations pour retrouver la signification-source qui les structure ; nous le verrons à l’œuvre dans sa tentative d’exégèse du Coran.

Commençons par comprendre la méthode développée par G. Berger. Dans un article intitulé “Structure et épanouissement des valeurs”, il donne 8 caractéristiques fondamentales propres à toute valeur ; aussi, pour qu’une valeur puisse être considérée comme telle, elle devra disposer de ces caractéristiques. Une réflexion sur l’essence de la Valeur est fondamentale pour nous autres musulmans, car tout dans le Coran renvoie à cette « notion-réalité » comme l’a très bien vu Ibn Hazm. Le Coran aussi, reconnaît trois valeurs interdépendantes : La doctrine (le Vrai), l’éthique (le Bien) et l’esthétique (le Beau).

  1. Pour Gaston Berger, la Valeur se doit, tout d’abord, d’être un « idéal ». Autrement dit, « elle s’attache aux choses, mais n’est en aucune manière une chose ». Cela nous rappelle l’expression la plus répandue du Coran « wa taqou llah » – Craignez Dieu ! – l’idéal ultime.
  2. «La Valeur s’éprouve » – En effet, «il n’y a de valeur que pour un sujet et il fait l’épreuve de la valeur dans un acte original (…). La valeur s’évanouit avec l’épreuve vécue ». L’Homme n’a été créé que pour éprouver les choses dit le Coran (Khouliqa l’insane fi kabad).
  3. «La valeur se reconnaît» – Je reconnais la valeur car « si elle s’offre à moi, elle n’est point mon œuvre ; elle vient d’ailleurs (…). La valeur ne me contraint point comme une force, mais elle me sollicite comme il lui plaît et non comme je veux ». Cela nous rappelle cet appel du Coran : « Vous qui croyez, répondez positivement à Dieu et à Son Envoyé, quand il vous appelle à ce qui vous (re)donne la vie ».
  4. «À toute valeur correspond un certain ordre – En effet, chacune détermine un certain « champs », dont les structures ont entre elles des rapports définis et intelligibles ». Comme musulman je dois faire l’aumône, venir en aide aux autres, me tenir prêt à défendre la vérité et à lutter contre les injustices. À chaque situation correspond un champ d’action et la capacité de chacun à agir selon ses possibilités. Le Coran reformule cette caractéristique en appelant le croyant à « craindre Dieu autant que faire se peut ». Ainsi, la valeur morale qu’est la charité, est un principe qui s’impose à tous mais qui s’applique différemment selon que l’on soit riche ou modeste.
  5. «Toute valeur est une perspective sur l’Absolu – Ceci traduit un fait d’expérience : dans toute épreuve vécue de la valeur, celle-ci nous « envahit », nous « inonde » (…). Et cette expérience est une fin qui se suffit et non le moyen d’autres choses… Ouvrant sur l’Absolu, il s’en faut pourtant que la valeur soit absolue ». La valeur provient de l’Absolu (« il se peut que vous aimiez une chose alors qu’elle est un mal pour vous et il se peut que vous détestiez une chose alors qu’elle est un bien pour vous ; Dieu Sait et vous, vous ne savez pas » rappelle le Coran) ; mais surtout le fait que j’incarne une valeur ne fait pas de moi un être absolu car « chaque valeur n’est qu’un des points de vue possibles sur les choses ».
  6. «Toute valeur est bipolaire »Il est facile à comprendre que les valeurs « s’offrent sous la forme de couples opposées : bien-mal, vrai-faux, beau-laid… ». Le Coran affirme que « toute chose a été créée par couple ».
  7. « La valeur provoque l’élan – Elle nous soulève, nous emporte. L’indifférence n’apparaît que là où la valeur n’est pas éprouvée. Il reste que les hommes, qui diffèrent par leur sensibilité aux diverses valeurs, diffèrent aussi par l’intensité avec laquelle ils se portent vers les valeurs qu’ils reconnaissent. Il y a des « généreux » et des « tièdes » ». Le Coran le confirme, notamment, lorsqu’il sermonne ceux qui ne s’élancent pas vers le sentier du bien : « qu’avez-vous à ne pas vous élancer vers le sentier de Dieu et à vous alourdir vers la terre » ?
  8. «L’élan vers la valeur est orientéDes deux pôles, l’un est positif (le bien) et nous attire, l’autre négatif et nous repousse (le mal) …». Et pourtant, « il semble qu’il est possible à l’homme de refuser la valeur, non par attrait pour le terme négatif mais par révolte contre l’appel – disons le mot, par orgueil. Si l’homme est libre, c’est ici sans doute et peut-être qu’il le sera… C’est entre la valeur et la puissance qu’est l’option décisive offerte à notre liberté ». Le Adam coranique en a été la parfaite illustration.

Pour ce qui concerne la méthode de Hakim al Tirmidhi, celle-ci semble étonnement moderne quand on la compare avec celle de Gaston Berger. La méthode de notre maître est simple et la précise ainsi, nous rapporte Paul Nwiya qui a travaillé sur l’exégèse de Tirmidhi : « un mot peut avoir différentes vocables (alfaz) qui en donnent les divers « aspects » (wujuh) qu’il a dans le Coran ; cependant il est possible de ramener ces divers vocables à l’unité originelle qu’exprime un seul mot ».

Comme Gaston Berger, il va entreprendre une « réduction philosophique » pour retrouver la signification fondamentale. L’intention de Tirmidhi est donc claire, nous dit Nwiya, « il va tenter de réduire la pluralité des wuguh…, à l’unité d’une première kalima, d’un mot-souche dont le sens synthétise tous les autres sens et en explique la dérivation ». Comme ascète, Tirmidhi va épurer le sens du mot par une réduction qu’on peut qualifier de phénoménologique, pour atteindre sa véritable signification enveloppée par une pluralité d’aspects. 

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Prenons l’exemple du mot Hudä : il y aurait dans le Coran dix-huit wujuh ou sens différents (bayan-explication, islam-soumission, du’a-appel, ma’rifa-connaissance, Coran, Prophète, etc), Hakim al Tirmidhi les a donc tous énumérés pour ensuite trouver le mot-source sous-jacent. Voilà ce que notre cheikh précise sur sa démarche méthodologique : « tous les éléments qui ont été déclarés comme autant de wujuh ou de sens différents du terme hudä, se ramènent, comme on le voit, à un seul mot-souche, à un sens premier : le mayl, l’inclination du cœur vers Dieu par cette lumière dont s’est éclairée la poitrine et qui l’a dilatée ». Pour Tirmidhi, hudä signifie mayl (inclination) et rappelle que dire de quelqu’un « yatahada » dans sa démarche cela signifie qu’il se dandine. D’ailleurs, le Coran identifie clairement le mot-source dans le verset « inna hudna ilayka » (« nous nous sommes inclinés vers Toi »).

Mais alors, à l’heure de Tik Tok, du consumérisme compulsif et de la réalité qui dépasse la fiction, en quoi l’approche d’un Hakim al Tirmidhi peut-elle me servir, à moi, pauvre musulman de France qui arrive à peine à joindre (spirituellement et intellectuellement) les deux bouts ? La « science du voir » permet de revenir à une compréhension vivifiante du Coran, en se dépouillant de ses pensées naïves, ses préjugés philosophiques et religieuses pour atteindre les choses mêmes. Elle invitera le lecteur du Coran à abandonner les lectures naïves que l’histoire a accumulées. 

L’épisode d’Adam, par exemple, et notamment celui de sa « chute », est la révélation que « l’option décisive offerte à notre liberté » est celle du choix entre la Valeur (morale) et la puissance (orgueilleuse). C’est la révélation de la destinée des hommes tout au long de leur vie ; ces derniers doivent faire leur devoir et refuser de se révolter contre l’appel par orgueil et dans le cas d’Adam, par volonté de puissance (« Adam, te guiderai-je à l’arbre de l’éternité et à un royaume indestructible » Coran 20, 120 – cette promesse ressemble étrangement à celle des transhumanistes).

Toutes les exégèses naïves pour savoir quel a été l’arbre, ou le fruit, ou pour savoir si l’ennemi s’est présenté ou non sous la forme d’un serpent, obstruent les multiples potentialités en termes de messages qu’offre le Coran, et notamment, celui qui nous exhorte à nous accrocher à nos devoirs d’Homme et à lutter contre notre orgueil ou notre volonté de puissance qui, faut-il le rappeler, a détruit depuis le 17ème siècle des cultures et effacé des peuples entiers. 

Les valeurs boursières ont remplacé les valeurs morales et il est toujours étonnant de constater qu’une majorité des élites musulmanes contemporaines s’en accommode plutôt bien, sans avoir une quelconque volonté d’offrir à l’humanité, un monde plus équitable et juste ; cette fameuse démocratie spirituelle dont avait rêvée Iqbal, les sociétés musulmanes tardent à la faire advenir à cause de cet appât du gain dévorant et se contentent d’un culte mimétique, car il est plus facile de pinailler sur les règles de la prière ou des ablutions, que de proposer un horizon spirituel pour l’Homme.

Le Ciel nous ignore pour cela et nous abandonne à notre paresse, notre cupidité, nos impasses et nos lâchetés :

« Seigneur, pourquoi me rassembles-Tu aveugle alors que j’avais la vue ? – Il (Dieu) dira : Notre signe t’est venu, tu l’as oublié. De même en ce Jour es-tu l’oublié » (C.20, 125-126).

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