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Être musulman, être entendu

ON laisse entendre que ma réflexion sur l’islam et la laïcité relève du double discours (Le Monde du 29 septembre). On le suggère plus qu’on ne le prouve. Qui peut nier que la sécularisation et la laïcité soient nées en Occident ? La question qui se pose aux musulmans est : pouvons-nous vivre dans ce cadre ? Ma réponse est « oui », tant à la lumière des sources islamiques qu’à celle des législations européennes.

L’histoire du droit musulman montre que jamais la raison ne fut considérée comme une ennemie de la foi et le principe, en matière sociale, est que « tout est permis » dès lors que l’on respecte les prescriptions générales des sources scripturaires. Dans le contexte européen, les juristes doivent évaluer les acquis et les adaptations possibles.

Encore faut-il que les pouvoirs publics appliquent la laïcité de façon équitable. Or il n’en est rien : au nom du préjugé que « l’islam s’oppose à la laïcité », toutes les initiatives des musulmans sont suspectées. Je demande une application stricte et équitable des textes de loi loin de toute instrumentalisation idéologique de la laïcité. Je me suis également exprimé contre la tentation communautariste : la communauté de foi ne peut légitimer aucun enfermement communautariste.

J’ai interpellé certains élus locaux qui, en période électorale, jouent sur le sentiment communautaire en promettant des mosquées ou en plaçant, de façon visible (mais souvent inéligible), des noms à consonances maghrébines sur leur liste. Qui donc entretient un communautarisme malsain ?

Il y a quelques années, des musulmans désiraient être dispensés des cours de biologie, car ceux-ci « contredisaient l’islam ». Je me suis opposé à toute dispense de cours. Les hypothèses scientifiques sur l’origine de l’être humain, les pensées marxiste ou nietzschéenne peuvent contredire nos enseignements : que dire de l’évolution, des thèses du matérialisme ou de « la mort de Dieu » ? Il appartient aux familles ou aux associations de présenter un éclairage musulman sur ces questions comme le font les juifs et les chrétiens depuis des décennies. Pourquoi cela serait-il suspect chez les musulmans ? Il n’y a là aucune remise en cause du statut de la raison : je peux respecter son usage et contester certaines de ses conclusions, je peux être rationnellement convaincu de l’évolution des espèces et défendre l’idée d’un Créateur.

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Je m’oppose à la diabolisation de l’Occident. Néanmoins, je fais la différence entre le commerce équitable et l’OMC ou McDonald’s, entre Hugo et Dallas, et je critique les excès de l’économisme, l’individualisme, ou encore l’impérialisme culturel et la perte des références éthiques. Faudrait-il, pour prouver mon intégration, que j’en perde mon sens critique ? Les acquis de l’Occident en matière de droits humains sont indiscutables, mais je ne suis pas dupe : seule une conscience éveillée me permettra de préserver ma spiritualité, un sens aigu de la justice et une dignité morale.

Les musulmans seront vraiment acceptés en Europe quand on admettra qu’ils puissent être critiques sans leur supposer des intentions inavouées. On aimerait que je renie mon grand-père, Hassan Al-Banna, ou que « j’avoue » ma totale adhésion à sa pensée. Soit je suis « un intellectuel éclairé », soit « un obscurantiste », sous-entendu comme mon grand-père. Equation simple, mais surtout simpliste : non, je ne renie pas ma filiation avec un homme qui a résisté aux colonisations anglaise et sioniste, qui a fondé 2 000 écoles, 500 centres sociaux, autant de coopératives de développement, et qui n’a jamais, toutes les études sérieuses le prouvent, commandité d’attentats terroristes.

Je défendrai ma vie durant la mémoire de cet homme, assassiné à quarante-deux ans, et qui, sous la répression, appelait : « Soyez comme l’arbre fruitier, on vous attaque avec des pierres, répondez avec des fruits. » Je m’élèverai enfin contre les amnésies sélectives et la diabolisation, qui opèrent encore dans les sociétés des anciens colonisateurs de l’Egypte comme de l’Algérie. Il faudra bien un jour revisiter cette histoire : sans doute ce devoir de mémoire est-il la seule voie pour parvenir à un dialogue des civilisations d’égal à égal. Je vis dans un autre contexte : sans renier ma filiation, j’opère par sélection et ma pensée évolue. Mon souci est de promouvoir une présence digne, égalitaire et citoyenne.

Je sais que mon discours dérange aujourd’hui, mais je peux vous assurer que, ces prochaines années, de plus en plus de Français de confession musulmane vont apparaître sur la scène, qui seront sûrs d’eux-mêmes et de leurs droits citoyens et il faudra bien cesser, en France, de traiter de haut ces éternels « jeunes musulmans », de les soupçonner de double allégeance, de chercher à passionner jusqu’à l’aveuglement le débat sur l’islam. Le discours entretenu sur ma « duplicité » est symptomatique, il est signe d’une période de transition. Mais ce temps passera : si aujourd’hui nous sommes soupçonnés, nous serons très bientôt respectés, par sagesse autant que par nécessité.

Tariq Ramadan est professeur de philosophie et d’islamologie à Fribourg et à Genève

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