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Ethnicisation et construction idéologique d’un bouc émissaire

Ce texte de Saïd Bouamama est issu d’un ouvrage paru récemment intitulé Le foulard islamique en question aux éditions Amsterdam. Ce livre qui est un recueil d’interventions et de documents, s’adresse à tous ceux qui souhaitent en savoir un peu plus sur la réalité du foulard en France et les enjeux véritables de la polémique qui, depuis 1989, est régulièrement relancée. Les auteurs, dont plusieurs sont spécialistes du sujet, partagent un même désir de dépassionner les débats et un même refus des manipulations démagogiques. Ils visent à jeter sur la laïcité et le port du foulard un éclairage politique, sociologique et historique, et à mettre en évidence leur profonde ambiguïté. Ils s’attachent aussi à analyser les mécanismes qui contribuent à la production d’un “problème” du foulard en France aujourd’hui. Ce sont nos conceptions et nos représentations de la démocratie, de la laïcité, mais aussi du féminisme et de l’islam, qui se trouvent ainsi discutées et mises en question. Ce livre constitue une précieuse synthèse, en même temps qu’une contribution originale au débat.

AU printemps 2003, le débat sur « le foulard à l’école » est relancé, aboutissant à la création d’une « mission d’information sur la question des signes religieux à l’école ». En décembre 2003, le président de la République, Jacques Chirac, conclut à la nécessité de légiférer contre le port de tout signe religieux « ostensible » à l’école. Pourtant, au moment où la polémique s’ouvre, le nombre de conflits dans les établissements scolaires est en baisse, passant, selon Hanifa Chérifi, médiatrice de l’éducation nationale, de trois cents cas dix ans plus tôt à seulement cent cinquante en 2003. Ce qu’il faut interroger, ce n’est donc pas un « retour du foulard » 2, mais les raisons, les motivations, les enjeux et les conséquences du discours alarmiste sur le foulard à l’école.

La construction d’un nouvel ennemi comme lien social national

La fin des équilibres géopolitiques issus de la seconde guerre mondiale qu’a entraînée la dissolution de l’Union Soviétique a eu des conséquences doubles, au niveau de la réalité sociale, et au niveau idéologique. La fin du monde bipolaire entraîne d’une part la disparition des freins à la logique capitaliste. D’autre part, le discours de légitimation classique (appel à l’unité nationale et internationale contre le danger soviétique) ne peut plus être mis en œuvre. En découle le besoin d’un « nouvel ennemi », celui-là même qu’aux USA Huntington3 théorise avec sa « guerre des civilisations ». Ces deux aspects sont liés puisque l’aggravation de la régression sociale et les contestations qu’elle engendre nécessitent la mise en scène, toujours plus dramatique, d’un nouvel ennemi « visible », « naturel » et « évident ».

À l’échelon national, la logique « mondialiste » a déjà eu de graves conséquences sociales, mais elle a également suscité de puissants mouvements de contestation, lesquels ont établi un clivage de type social, économique et politique. L’une des modalités du combat social porte sur la définition de la frontière qui sépare des camps aux intérêts opposés, et le projet libéral a bien entendu intérêt à construire une frontière qui s’appuie sur d’autres critères, comme par exemple la culture, la religion, l’ethnie, la civilisation, etc. L’ethnicisation des questions sociales est donc à la fois un résultat et un moyen de la gestion des rapports de forces sociaux dans une phase de régression libérale.

Le droit à une scolarité gratuite est un des acquis sociaux remis en cause par le projet libéral. La remise en cause de cet acquis ne fait que commencer4 et déjà le gouvernement est confronté à une importante colère enseignante. Il n’est dès lors pas étonnant que l’école soit présentée comme le lieu où se joue de façon essentielle le combat contre ce « nouvel ennemi » qu’est « le foulard », « le communautarisme », etc. Le référent « laïcité » est ici mobilisé pour réunir ceux que le projet libéral divise ou pour diviser ceux qu’il unit, et pour masquer la réalité des clivages sociaux et des intérêts en jeu.

Ethnicisation et production d’un « arôme idéologique immédiat »

Ce processus de production d’un bouc émissaire n’a rien de nouveau, et il n’est pas non plus le résultat d’un plan concerté : il découle plutôt d’un fonctionnement systémique désignant des populations spécifiques, du fait à la fois des imaginaires hérités de l’histoire et de la place fragilisée de ces populations dans la société.

À la source de ce processus, que nous appellerons d’« ethnicisation », se trouvent les inégalités réelles vécues par les populations issues des ex-colonies. Celles-ci occupent une place dominée sur un marché du travail tendanciellement segmenté ethniquement. Cette place assignée parait naturelle et non scandaleuse du fait des représentations « coloniales » qui imprègnent profondément l’imaginaire collectif. Les discriminations sociales entérinent à leur tour et entretiennent la discrimination économique sur le marché du travail. Nous sommes ainsi en présence d’une frontière (entre un « nous » et un « eux ») à la fois héritée du rapport colonial et produite/reproduite par les inégalités réelles. Cette frontière sert de grille de lecture des difficultés rencontrées à la fois par le groupe majoritaire5 et par le groupe minoritaire.

Le processus d’ethnicisation de la vie sociale ne se limite pas à ce premier aspect. Il a également pour fonction de produire une « conscience de race » en lieu et place d’une « conscience de classe ». L’ethnicisation de la vie sociale s’opère sur la base d’un présupposé hiérarchisant qui rabaisse le groupe discriminé et valorise le groupe majoritaire. Elle s’accroît à mesure que se multiplient les situations de concurrence, tant sur le marché du travail que pour la consommation des « biens rares » (écoles, hôpitaux, etc.). On comprend dès lors pourquoi le tournant libéral de la décennie 80 a coïncidé avec l’intensification de cette ethnicisation, et pourquoi les projets ultra-libéraux du gouvernement Raffarin aggraveront l’ethnicisation de nos sociétés en prétendant la combattre.

C’est dans ce contexte que s’inscrit le discours artificiel sur le « danger du foulard à l’école ». Ce dernier est à la fois le fait d’une minorité consciente et idéologiquement située et d’une majorité agie par l’intériorisation d’une grille de lecture ethnique. La minorité consciente est productrice d’une islamophobie ouverte qu’on trouve développée tant dans les thèses du FN que par exemple dans les écrits de Houellebecq6 ou de Fallaci7.

Plus nombreux sont ceux qui pensent sincèrement défendre les principes de laïcité et de service public en reprenant ce discours artificiel. En détachant l’analyse du contexte économique, social et politique, en ne distinguant pas mobiles réels et justifications (que ce soit dans le comportement des jeunes filles ou dans celui de ceux qui exigent une loi d’interdiction), en n’interrogeant pas les inégalités réelles de nos sociétés, ces personnes en arrivent à produire la réalité qu’elles dénoncent. Ce que montrent en effet les travaux de Fanon8 et de Memmi9, c’est que, en matière identitaire, les pressions assimilationnistes entraînent souvent des réaffirmations caricaturales.

Le recours à la loi n’est pas quelque chose d’anodin. La loi d’interdiction projetée légitimera objectivement l’ethnicisation de la vie sociale. Ce qui était jusqu’à présent seulement le résultat d’un fonctionnement social se transformerait en un « idéal à poursuivre ». Pour reprendre l’expression de Gramsci, nous assistons à la production d’un « arôme idéologique immédiat » et à une tentative visant à le légitimer par le biais de la législation.

Argumentaires fallacieux

Un « arôme idéologique immédiat » a pour fonction de naturaliser les productions sociales, de faire apparaître des conséquences comme des causes, des constructions comme des évidences. Il oblitère les données qui contredisent son postulat et finit ainsi par produire lui-même la réalité qu’il prétend ne faire que constater. C’est dire l’importance de déconstruire un tel « arôme » et de montrer les mobiles qui le sous-tendent.

L’amalgame

Un des mécanismes de fonctionnement de ce processus consiste à amalgamer des faits arbitrairement regroupés. Aucune argumentation ne vient justifier ces « regroupements », si ce n’est l’appel incantatoire à « l’évidence ». Il serait ainsi évident que le « communautarisme », « le port du foulard », les critiques lors de certains cours d’histoire, et parfois même « les violences contre les femmes », etc., soient des facettes d’une même évolution inquiétante qu’il conviendrait de contrer fermement et rapidement. Le « foulard » apparaît ainsi comme l’instrument symbolique de diffusion du « communautarisme ». Or non seulement certaines de ces évolutions renvoient à des causalités différentes, mais le « port du foulard » est précisément présenté par certaines jeunes filles comme une réaction de protection vis-à-vis de ces dégradations du cadre scolaire. C’est dire qu’il n’y a ici nulle évidence, ni lien de causalité.

La dramatisation

Le second mécanisme est la dramatisation de faits que l’on prétend ne faire que constater. Le discours catastrophiste est nécessaire pour légitimer la demande de fermeté et d’interdiction. Soulignons que ce mécanisme est à l’œuvre dans l’ensemble de la société, c’est-à-dire également hors du cadre scolaire. Les jeunes filles portant le « foulard » rendraient impossible le métier d’enseignant et perturberaient de manière insupportable le déroulement des enseignements. Pourtant, de nombreux enseignants soulignent au contraire que ces jeunes filles correspondent souvent au profil du « bon élève » discipliné et attentif à ses devoirs scolaires. Le catastrophisme concerne également l’avenir : on annonce une épidémie de « foulards ». Or nous avons souligné au début de ce texte qu’il n’y a aucune augmentation quantitative qui justifie ce catastrophisme.

Le paternalisme universaliste

Il reste enfin à jouer sur le registre des valeurs en appelant l’école laïque à « émanciper », malgré elles, des jeunes filles enfermées par l’autorité familiale et le poids des traditions. On estime que ces jeunes filles n’ont pas la maturité nécessaire pour se faire une opinion propre à propos du port du « foulard ». Cette logique de capacité permet d’invalider l’hétérogénéité des « causes du foulard », et surtout d’invalider les propos de ces jeunes filles. C’est pour leur bien qu’on ne doit pas prendre en compte leur avis. C’est pour les émanciper qu’il faut les contraindre. On aura reconnu ici la « mission civilisatrice » de la colonisation qui prétendait « émanciper » les indigènes malgré eux. Nombre des mères de ces filles ne portent pas le foulard, c’est pourquoi il est nécessaire de dépasser la vieille problématique de la « tradition » qui freinerait la « modernité ». La contrainte parentale, si elle existe parfois, est loin de constituer le tout de l’explication. Le port du foulard apparaît alors pour ce qu’il est : ni simple imposition parentale, ni reliquat d’une tradition dépassée, ni importation étrangère, mais besoin identitaire contemporain.

Contraindre l’identité ?

Il y a donc, selon nous, une exigence (consciente ou non, peu importe) de contrainte sur les identités dans la demande d’une loi interdisant le port du « foulard » à l’école. La défense de la « laïcité » n’apparaît ici que pour recouvrir un mobile implicite : la défense d’une vision homogénéisante de la société exigeant une contrainte assimilationniste. C’est donc notre conception du lien national qui est en jeu dans le débat sur l’interdiction.

Un certain nombre de partisans d’une loi sur le foulard y étaient d’ailleurs opposés par le passé10. Leur changement de position s’expliquerait, selon eux, par la prise de conscience des dangers du « différentialisme ». Le discours se fait alors volontiers autocritique : nous aurions été naïfs lorsque nous défendions le « droit à la différence » en particulier, la multiculturalité en général. Nous sommes ici loin du débat sur la laïcité : celle-ci a en effet pour vocation de constituer un espace public commun, au-delà des différences culturelles et/ou religieuses. C’est dire que la laïcité n’a de sens que dans une société multiculturelle et multireligieuse. Ce n’est pas en supprimant la diversité (si tant est que cela soit possible) que l’on peut mener un questionnement laïque.

La multiculturalité de la société française ne dépend pas d’un choix politique, elle est un résultat social et historique. La différence et/ou la ressemblance (ou le sentiment de ressemblance et de différence) ne se décrètent pas11, elles se constatent à l’issue du processus de socialisation. La diversité culturelle n’est pas problématique en elle-même, tout dépend du cadre dans lequel elle s’insère : égalitaire ou de domination. Ce qui est problématique, ce n’est pas la diversité culturelle, mais le fait qu’à cause de son origine on se voit assigner une place dominée. Ce qui produit du « communautarisme », c’est d’abord l’inégalité, et non l’existence de différences culturelles. L’imposition d’une contrainte sur les identités aura l’effet exactement inverse de celui qui est proclamé : elle sera perçue comme une ingérence inadmissible dans l’intime et suscitera des réaffirmations réactionnelles plus fortes, plus caricaturales.

La victoire idéologique du FN

Le retour récurrent du débat sur le foulard est, selon nous, un indicateur d’une victoire idéologique du FN. Dès lors que les questions liées à l’immigration (et aux enfants issus de l’immigration) ne sont plus posées à partir d’un vocabulaire de critique sociale (inégalité, injustice, classes sociales, sélection, discrimination, etc.) mais à partir d’une thématique essentialiste (nation, identité, communauté, etc.), une partie du projet de ce parti est d’ores et déjà à l’œuvre.

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La rupture avec l’ethnicisation du débat est donc, selon nous, un impératif absolu si l’on veut éviter l’émergence d’un « arôme idéologique immédiat » ethnique justifiant un « nouvel ordre raciste »12 qui apparaîtrait alors comme légitime et « naturel » à la majorité des habitants de notre pays. Une loi d’interdiction du foulard contribuerait (que ses partisans le veuillent ou non) à ethniciser plus encore notre système scolaire, déjà miné par l’ethnicisation que produit la discrimination ethnique à l’œuvre en son sein.

LE FOULARD ISLAMIQUE EN QUESTIONS

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Les auteurs  : Étienne Balibar, Sidi Mohammed Barkat, Saïd Bouamama, Dounia Bouzar, Pierre Bourdieu, Christine Delphy, Jean-Pierre Dubois, Driss El Yazami, Françoise Gaspard, Nilüfer Göle, Catherine Grupper, Nacira Guénif, Faride Hamana, Farhad Khosrokavar, Azadeh Kian Thiébaut, Laurent Lévy, Charlotte Nordmann, Bertrand Ogilvie, Todd Shepard, Emmanuel Terray, Pierre Tévanian, Pierre Tournemire et Jérôme Vidal.

Notes :

1 Saïd Bouamama est sociologue, auteur notamment de Vers une nouvelle citoyenneté. Crise de la pensée laïque (Lille, La boîte de Pandore, 1991).

2 N.d.E. Il n’est pas question ici de la progression du port du foulard, à l’école ou en dehors. Les données statistiques dont nous disposons à ce sujet sont parcellaires (précisons cependant que les chiffres fournis par l’éducation nationale depuis 1989 sont stables : autour de mille cinq cents à deux mille foulards dans les établissements), mais il est certain que le nombre de situations conflictuelles était, au moment où s’est ouverte la polémique, en régression : le projet d’interdiction du port du foulard ne vient donc pas répondre à un problème préexistant de la société civile.

3 Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000.

4 Pour une vision globale du projet scolaire du libéralisme, voir Nico Hirtt : Les nouveaux maîtres de l’école, Bruxelles, EPO., 2000 ; L’école prostituée, Bruxelles, Labor/Espace de libertés, 2001.

5 Les termes de majoritaire et de minoritaire sont pris ici dans leur acception politique : une minorité peut ainsi constituer le groupe majoritaire et une majorité le groupe minoritaire.

6 Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001. Voir aussi l’interview donnée au magazine Lire de septembre 2001.

7 Oriana Fallaci, La rage et l’orgueil, Paris, Plon, 2002.

8 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002 ; Pour la révolution africaine, Paris, La Découverte, 2001 ; Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1971 ; L’an V de la révolution algérienne, Paris, La Découverte, 2001.

9 Albert Memmi : Portrait du colonisé, Paris, Gallimard, 1957 ; L’homme dominé, Paris, Payot, 1968.

10 Par exemple Michèle Tribalat et Alain Touraine, pour les plus connus.

11 Voir sur ce point l’excellent article d’Abdelmalek Sayad : « Le poids des mots », in La double absence, Paris, Seuil, 1999.

12 Nous empruntons cette expression à François Vourch, chargé de recherche à l’URMIS-CNRS.

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