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Et les fils d’Ottomans ?

Il a deux prénoms, l’un français, l’autre arabe. Le premier lui a été donné à sa naissance par l’assistante sociale qui s’occupait tant bien que mal de la centaine de familles qui vivaient dans le camp où ses parents ont échoué après leur fuite d’Algérie. Son second prénom, c’est à un acte de révolte de sa mère – ou plus rarement de son père – qu’il le doit. La France voulait gommer ses origines, l’assimiler lui et les siens par la force et par les représailles bureaucratiques : c’était le sens de ce prénom imposé. Mais sa mère a réussi à garder un lien avec la culture et la terre des ancêtres même si cette dernière était devenue interdite par la force des événements et du sang versé. Vous l’avez compris, c’est d’un fils de harki dont je vous parle. Ou d’une fille. Il n’y a aucune différence, ils ont été maltraités de la même manière. Des gens que je ne connais pas, que je n’ai jamais rencontrés et dont je connaissais vaguement l’existence jusqu’au jour où le hasard a mis entre mes mains un livre qui m’a fait découvrir un autre aspect des lendemains de la guerre d’indépendance (1).

Ils sont des milliers à être nés et à avoir grandi dans des camps sinistres du sud de la France pour lesquels la République n’a toujours pas fait amende honorable. Misère matérielle et morale, saleté, maladies, mortalité infantile élevée, couvre-feu, voilà quel fut le lot de leurs familles soumises au bon vouloir des chefs de camps, le plus souvent des pieds-noirs racistes et revanchards nommés à ces postes parce que, pour l’administration française, ils savaient comment y faire avec « ces gens-là ». Certains de ces camps n’ont été fermés qu’au début des années 1990 et dans toutes les familles de harkis, ces univers concentrationnaires sont encore dans la tête. Parmi leurs fils et leurs filles, peu nombreux sont ceux qui s’en sont sortis. Les rares statistiques sont sans appel. De toutes les communautés qui vivent dans l’Hexagone – contrairement aux immigrés, les harkis sont de nationalité française, il ne faut pas l’oublier -, c’est parmi eux que l’on trouve des taux impressionnants en matière d’échec scolaire, de délinquance, de toxicomanie et de suicide.

Ecchah, bien fait pour eux, me dites-vous ? Est-ce vraiment là une façon de réagir digne d’un musulman ? En tant qu’Algériens peut-on vraiment rester indifférents au sort fait à des enfants qui, qu’on le veuille ou non, ont des racines qui plongent dans le même sol que nous ? L’Algérie officielle dénie le droit aux jeunes générations d’évoquer la question des harkis. Soit. Mettons-la donc de côté même si, en ce qui me concerne, j’estime que nous avons un travail historique et politique à faire sur ce dossier. A l’inverse, personne n’a le droit de nous empêcher de parler des enfants de harkis vis-à-vis desquels l’Algérie, nous tous, pouvons faire preuve de générosité et de clairvoyance. Qu’ils reviennent au pays de leurs pères quand et comme ils le souhaitent et, bien sûr, sans contrainte.

Mais certains exigent que les fils de harkis ne puissent revenir en Algérie qu’à la condition qu’ils demandent pardon à la place de leurs pères. Voilà bien une idée fulgurante ! Appliquons ce principe de la responsabilité collective et familiale et l’Algérie entrera vraiment dans la modernité… Depuis quand un enfant est-il responsable des actes de ses parents ? Allons-nous redonner vie à ces pratiques d’autres temps où toute une famille était passée par le fil de l’épée pour punir un seul individu ? Au moment où le mot pardon est sur toutes les bouches, avancer pareille condition n’honore pas l’Algérie. Pire, elle sacralise la vengeance, cette vengeance qui en appelle d’autres et qui s’inscrit dans cette culture de la violence dont nous avons si chèrement payé le prix.

Mais allons jusqu’au bout de l’absurde. Si nous demandons aux fils de harkis de demander pardon, pourquoi ne pas le faire avec les enfants de colons, de militaires ou de thuriféraires passés de la colonisation ? Pourquoi ne pas le faire avec les enfants de ceux qui ont combattu nos pères ? Ainsi, ce type de citoyen français, même s’il est né après 1962, devrait être obligé de demander pardon avant de se rendre en Algérie. La démarche pourrait avoir lieu dans nos consulats. Le demandeur du visa prononcerait son mea culpa devant deux fonctionnaires et son nom serait enregistré dans la mémoire d’un ordinateur central, ce qui lui évitera d’avoir à redemander pardon. Mieux, exigeons de tous les Français qu’ils se plient individuellement à la demande de pardon en attendant qu’un jour, une haute autorité politique veuille bien le faire au nom de son pays (ne rêvons pas…).

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Mais il ne faut pas s’arrêter aux seuls Français. J’ai un collègue turc, fan de Galatasaray. Avec lui, je discute parfois des similitudes entre nos deux langues et lorsque je l’entends parler au téléphone avec ses parents restés au pays, je comprends pourquoi l’algérois est si guttural, si heurté. Je sens néanmoins que mes rapports avec lui vont se détériorer puisque, au nom de cette nouvelle directive en matière de mémoire algérienne, je vais lui demander de s’excuser pour les quatre siècles de domination ottomane que nous avons subie. Excuses qui intégreront la culpabilité de la Régence pour son incapacité à défendre Alger et avoir trop vite capitulé devant les troupes du maréchal de Bourmont.

Il me vient d’ailleurs à l’idée qu’il existe un ressortissant français qui devra quant lui s’excuser à deux reprises. Il s’agit d’Edouard Balladur, l’ancien Premier ministre, qui voulut, en son temps, prendre le boulot de son vieil ami de trente ans. Certes, pour brouiller les pistes, il se dit opposé à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne mais il avoue quand même, du bout des lèvres, qu’il est « d’origine ottomane ». C’est largement suffisant pour exiger de lui un double repentir. Il faudra que nous soyons intransigeants ! Et d’ailleurs, puisque c’est ainsi, c’est de toute la planète que nous sommes en droit d’attendre des excuses. Pour quelles raisons ? En cherchant bien, nos esprits éclairés, qui n’ont d’obsession que les malheureux fils et filles de harkis, en trouveront facilement.

Le quotidien d’Oran, 29 septembre 2005

(1) Mon père, ce harki, Dalila Kerchouche, Seuil, 2003.

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