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Epître aux nouveaux leaders musulmans, ou le challenge nécessaire de la diversité

La dernière décennie a vu émerger, sur la scène française, de nouveaux acteurs musulmans, plus ou moins jeunes, qui affirment assumer sans complexe leur assiduité religieuse tout en portant un regard critique sur les modalités du rapport entre l’islam, les musulmans et la société française. L’engagement associatif, au sein des structures mentionnant de façon explicite ou implicite leur identité musulmane, a représenté une étape incontournable dans le parcours d’engagement de la plupart de ces acteurs. Des dynamiques se sont mises en place depuis plusieurs années, et des réseaux de partenariat ont pu s’établir entre institutions musulmanes et non musulmanes autour de cercles de réflexion et de toute une panoplie d’activités visibles maintenant depuis l’échelle locale jusqu’au niveau national.

A côté des grandes fédérations et des associations musulmanes des groupes de prédication et des acteurs individuels, dont l’aura locale leur est reconnue par leurs coreligionnaires et leurs amis non musulmans, ont également impulsé des initiatives très intéressantes. Cet engagement des musulmans dans la cité est très certainement profitable, aux croyants comme à la société, et il mérite d’être soutenu, nonobstant la volonté d’aucuns de détruire toute cette confiance qui s’installe, et bien souvent qui s’est déjà installée, entre partenaires musulmans et non musulmans, sous prétexte que les premiers déploieraient une stratégie d’entrisme dont le but inavoué serait d’islamiser la société française.

Ceci étant dit, il est nécessaire aujourd’hui de réfléchir, à un niveau plus théorique, au(x) cadre(s) conceptuel(s) dans le(s)quel(s) s’insère cet engagement musulman dans la cité. Cette réflexion, à mon humble avis, ne pourra aboutir que si deux conditions, au moins, sont réunies :

  • la première consiste, pour les musulmans, à porter un regard critique sur les projets qu’ils initient, en renouvelant périodiquement les questions relatives aux objectifs visés. Quels problèmes cherchent-ils, en définitive, à résoudre à travers leurs actions ? Quels moyens se donnent-ils pour mesurer la pertinence de leurs stratégies ? Quels changements impulsent-ils de façon concrète dans leur rapport à l’environnement ? Sur ce plan, il est impératif de ne pas se complaire dans l’illusion que nous procure l’action. Ce n’est pas la dynamique en soi qui est intéressante, mais plutôt la façon dont elle s’insère dans des objectifs globaux mesurables et critiquables ;

  • la seconde condition réside dans la capacité des musulmans engagés à accepter le débat contradictoire au sujet de leurs discours et de leurs actes.

Il semblerait, sur ce second point, qu’un travail d’apprentissage soit encore à réaliser. Je m’explique. Ce début de 21ème siècle voit apparaître des formes diversifiées de l’engagement musulman dans la société, qui tendent pour une partie d’entre elles à s’éloigner de la figure traditionnelle du militant associatif auquel nous sommes maintenant accoutumés. Aussi, parallèlement à l’action associative et aux dynamiques qu’elle a impulsées certains musulmans ont fait le choix, parfois après un parcours associatif significatif, de se diriger vers une réflexion sur les cadres conceptuels qui président à la diffusion des discours sur l’islam. Ils estiment, à juste titre, que la critique en amont du discours procurera un bénéfice bien plus important que les ajustements effectués au gré des retours du terrain. Ces retours, bien entendu, non seulement sont légitimes mais encore nécessaires car ils constituent, en quelque sorte, le miroir renvoyant au diffuseur de la parole islamique ses propos, ses idées, imprégnés de la distorsion et des biais dus aux modalités de l’appropriation des auditeurs et des lecteurs. Pour de nombreux militants, ce retour du terrain constitue la source principale de leur réflexion, de leur remise en cause également. Ils peuvent représenter, à l’inverse, le lieu de conflits plus ou moins intenses entre les membres de sensibilités musulmanes différentes, ou entre partisans de stratégies d’actions antagonistes.

Pour les diffuseurs du discours, la question se pose différemment dans le sens où, au moins en théorie, leurs discours prennent leur source dans des cadres conceptuels, des idéologies, des univers de représentations, au choix. Ceux-ci se traduisent par l’affirmation de l’existence d’enjeux pour les musulmans, par la définition de priorités dans les actions à mener auprès de ces derniers, par la déclinaison de ces priorités dans des stratégies, et la traduction de ces stratégies dans les discours qui sont véhiculés sur le terrain, auprès de leurs coreligionnaires comme des non musulmans. Ainsi, quand un musulman fait le choix de s’exprimer il devient le porte-voix, consciemment ou non, d’un univers de représentations qu’il a assimilé, de façon plus ou moins profonde, et sur lequel on le somme de plus en plus de fournir des réponses cohérentes.

Partant de cette constatation, des musulmans se proposent aujourd’hui d’alimenter la réflexion de leurs coreligionnaires non seulement par l’étude des modes d’élaboration du discours, mais également en les alertant sur les modes d’appropriation des discours par les militants et par le grand public. A ce sujet, on trouve aujourd’hui quelques études très intéressantes conduites par des étudiants, des jeunes chercheurs et des spécialistes musulmans en sciences humaines, qui ne cachent ni leur identité ni leur assiduité religieuse. Ils affirment, contrairement à certains clichés répandus et entretenus dans les milieux de la recherche, que leur appartenance à l’objet (pour reprendre notre jargon de sociologues) ne les empêche pas de conduire un travail d’objectivation sur l’islam dans ses aspects théologique, doctrinal, historique, sociologique, etc. Cela constitue pour eux une forme d’engagement, laborieuse, qui n’a rien à envier aux autres déclinaisons pratiques de l’engagement musulman.

Depuis quelques temps maintenant, des musulmans et des musulmanes se sont ainsi aperçus qu’ils aboutissaient, dans leurs travaux de recherche ou dans leur analyse des discours et des pratiques des musulmans, à des constats similaires qui les amènent aujourd’hui à formuler auprès de leurs coreligionnaires deux types de critiques :

  • la première concerne la pertinence des discours qui sont produits par une multitude de « diffuseurs de discours sur l’islam », et plus particulièrement par les plus notoires parmi eux ;

  • la seconde est relative à l’impact et aux incidences que provoquent ces discours sur le public.

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Une des critiques les plus basiques par exemple, que nombre de musulmans devraient entendre, est tournée vers les acteurs locaux musulmans qui diffusent ici et là des discours, prennent des positions au nom de l’islam en donnant ce qu’ils estiment être – ou bien ce qu’ils ont appris de façon plus ou moins formalisée – « La » bonne lecture de l’islam. Ces acteurs prennent des risques sans avoir conscience des conséquences de leurs propos, puis ils sont surpris de l’image plutôt négative qu’on leur renvoie. Il s’agit là d’un point à méditer, car il marque la limite des incitations à la « responsabilisation » des acteurs par les leaders musulmans.

« Prenez-vous en charge », entendait-on dans les années 1990, « Initiez des cercles de réflexion », « Il n’est pas nécessaire d’avoir un grand bagage théologique pour parler d’islam », « allez au contact des musulmans et de la société pour promouvoir une image positive de l’islam et des musulmans », etc. Autant de slogans qui ont conduit des jeunes garçons et des jeunes filles, des étudiants et des étudiantes, des maris et des épouses, à investir le champ associatif à travers le prisme principal de la prise de parole sur l’islam – alors que cet aspect de l’action n’aurait jamais dû en constituer le vecteur principal -, en s’identifiant le plus souvent à des figures charismatiques de l’islam contemporain. Tel frère – ou soeur – arabophone va puiser la source de sa prédication dans la retranscription des discours d’un cheikh qu’il aura vu à la télé ou entendu dans une cassette, lu dans un livre… Tel frère – ou sœur – francophone va tenter de reproduire ce qu’il pense avoir assimilé des discours de conférenciers de renom sans aucun recul critique. On a pu entendre, à l’occasion, des personnes affirmant qu’elles étaient capables de préparer un sermon du vendredi ou un discours en regroupant très rapidement quelques idées issues de divers ouvrages et cassettes. A ce propos, on ne compte plus les musulmans et les musulmanes ayant complètement stoppé leur engagement après avoir pris conscience des conséquences de leur mise en avant de façon plutôt anarchique et précipitée. Le leader musulman doit donc s’interroger sur son rôle de « conscientiseur », de pédagogue, d’« orienteur », de formateur, d’animateur mais également de déclencheur d’émotivité, d’affection, d’illusion et d’utopie, afin que la dynamique d’action qu’il impulse demeure réaliste et ne se fasse pas au détriment des gens qui adhèrent à ses idées. Dans ce domaine, l’approche critique du discours islamique représente une plus value à considérer à sa juste valeur.

Aussi, il est inquiétant aujourd’hui de constater que cette génération montante d’intellectuels musulmans (qu’on le veuille ou non) fait face à ce qui s’apparente à une véritable entreprise de déstabilisation de la part de militants musulmans, parfois de leaders, voire de non musulmans islamophiles, afin de se soumettre à ce qui peut être qualifié sans complexe de « politiquement correct » de l’associatif et de l’institutionnel musulman. Ces militants ne réalisent pas les conséquences désastreuses qu’ils font courir, par leur attitude, à toutes les avancées des dynamiques de terrain. Personnellement, je me refuse à voir dans cette posture une dérive totalitaire. Non. Nous ne devons pas tomber dans ce piège. Par contre, il est urgent de lever le voile des frustrations dont sont atteints nombre de nos coreligionnaires. Ce n’est pas parce qu’un pan entier de la société française stigmatise l’islam en s’attaquant à certains de ses leaders institutionnels, associatifs ou charismatiques que les musulmans doivent en réponse développer un front dont l’unique stratégie serait de taire la critique interne. De même, l’attachement à une idéologie, une fédération, une association ou un leader ne doit pas faire perdre au militant son esprit critique.

Bien sûr, on assiste depuis peu à des attaques répétées contre l’islam de la part de personnes usant, sans scrupules, du dénigrement, de l’insulte, de la suspicion et des conjectures. Mais en retour, il est désolant de voir la bassesse d’esprit dans laquelle tombent certains militants : plusieurs étudiants et étudiantes musulmans, pratiquants, investis dans les sphères associatives musulmanes, que l’on n’hésitait pas à ériger il y a peu en modèles d’apprentissage de la science à l’image des pieux prédécesseurs sont maintenant observés sous l’œil de la suspicion. S’ils formulent une critique, un point de vue divergent ou proposent des stratégies d’action qui vont à l’encontre de la parole du leader, on les soupçonne immédiatement et sans recul d’être en collusion avec « l’ennemi ». Les « barakallah fik (Que Dieu te bénisse) pour tes remarques » se transforment en « Arrête de faire le lit de Satan, tu sèmes la fitna (discorde) ». La consultation, sur laquelle tout leader s’appuie en reprenant l’image du Prophète assis dans la mosquée de Médine, est délaissée par nombre de militants au profit du culte de la personnalité et de l’affirmation de l’infaillibilité des leaders qu’ils se choisissent et qui auraient tout consacré à « la cause de l’islam », par opposition à l’intellectuel renvoyé dans le camp des détracteurs.

Tout cela crée un climat malsain. Malsain parce que nous sommes aux antipodes de l’esprit de consultation et de remise en cause de soi, au sens spirituel le plus profond, loin des conjectures et des ambitions terrestres qui ont vu plus d’un leader et d’un militant glisser sur la pente de la déchéance. Malsain parce qu’il nous entraîne à contresens de la démarche consistant à poser le doute comme élément moteur et indispensable de l’évolution vers un vivre ensemble meilleur et apaisé, à commencer par la relation de musulman à musulman. Malsain parce qu’un mécanisme de repli est clairement perceptible chez des musulmans qui se considèrent opprimés et développent un discours de résistance, l’érigeant en seule forme acceptable de l’ « être musulman » engagé. Malsain parce que, en défendant la personnalité de leurs leaders ou de leurs responsables associatifs alors même que leurs coreligionnaires font une critique des discours et des stratégies, ils ne trouvent d’autres formes de réponse si ce n’est de s’attaquer aux personnes par défaut d’arguments sur les idées. Malsain, enfin, parce que tout cela, en définitive, contribue à évacuer le débat d’idées au profit de l’attachement à la superficialité des discours et à l’apparence des gens. On oppose alors le « noble » musulman, dévoué et faisant don de sa personne, à cet intellectuel émergent, non moins engagé et tout aussi assidu dans son rapport à Dieu, mais considéré comme un opportuniste faisant le jeu de la société et assimilé à toute la panoplie des personnes considérées, parfois à juste titre, comme des musulmans de façade. Si ce dernier désire s’engager dans un travail associatif, peu ne s’en faut aujourd’hui qu’on lui intime l’ordre de faire allégeance non pas au projet associatif en tant que tel, ce qui est tout à fait naturel et logique, mais au discours interne dominant, et cela constitue une dérive « antichouréique » (à l’encontre de la consultation) très grave.

J’ai entendu personnellement plusieurs militants associatifs musulmans oser proposer, à mi-voix, d’interdire à leurs coreligionnaires de second et de troisième cycle universitaire en sciences humaines de participer à des débats, des formations militantes dispensées par des associations, ou bien de participer aux sphères décisionnelles de leurs associations. Ils les accusent purement et simplement d’entrisme, ou bien de jouer la carte militante en ayant pour but réel de dévoiler les débats ayant cours en leur sein. Avons-nous tellement peur du regard objectivé au point d’en avoir des pensées éradicatrices ? Certes, il appartient à l’étudiant ou au chercheur désirant conduire une recherche sur un objet islamique dont il fait lui-même partie d’en informer clairement ses coreligionnaires, et il est tout à fait légitime que les responsables d’une structure soient informés du contenu. Cependant, au moment même où nous parlons de transparence dans l’action, de l’absence de double discours, de partialité chez les chercheurs non musulmans extérieurs à l’objet, de travestissement de la réalité par les médias imposer, de façon informelle et inavouée, comme préalable à l’investissement associatif, d’être en communion totale avec le discours du leader relève à mon sens de l’échec collectif, d’autant plus grand que le leader lui-même confirmera cet état d’esprit.

Le résultat, à la fin est probant mais, malheureusement, triste et consternant car il fragilise beaucoup de musulmans. Aujourd’hui, on ne compte plus les étudiants (es) et spécialistes en sciences humaines musulmans, pouvant apporter une pensée constructive très pertinente pour l’islam de France, suivre leur chemin de façon isolée après avoir été complètement désabusés devant les regards inquisiteurs de militants agressifs. Les autres, beaucoup d’autres, développent une approche bi-céphalique du rapport à l’environnement : un cerveau pour le rapport à la société, débridé et libre de sa réflexion, et un cerveau pour l’engagement collectif musulman, où ils se fondent dans le moule de l’allégeance à une vulgate dominatrice. En regard aux potentiels intellectuels que les musulmans possèdent actuellement, en terme de diplômés de second et de troisième cycle en sciences humaines, il est très inquiétant de voir le nombre de gens, parmi eux, issus de sphères militantes ou les ayant côtoyées, et qui se sentent incapables de mettre leur compétence au profit des sphères dans lesquelles ils ont évolué, tout simplement parce qu’on leur refuse le droit à faire valoir une capacité d’expertise sur des questions où les militants, ou bien les leaders, ont donné « La » réponse islamique prête à consommer, ou alors parce que leur apport déstabiliserait des évidences non questionnées ou un conformisme allant de soi. Parallèlement, on entretient, on encourage même parfois le discours de la ségrégation en prétendant que la société refuse de voir émerger une élite musulmane. Sommes-nous cohérents ?

Bien heureusement, il existe tout de même actuellement des collectifs d’étudiants et de chercheurs musulmans qui tentent d’initier des groupes d’échanges et de réflexion sur ces différentes questions. Aussi, pour endiguer cette dérive constatable chez toutes les sensibilités de l’islam de France, il faut rapidement au moins deux choses :

  • que ces collectifs se donnent une réelle visibilité, qu’ils n’hésitent pas à publier leurs recherches et les comptes rendus de leurs travaux, quant bien même seraient-ils imparfaits et critiquables ;

  • que les institutions, fédérations et associations musulmanes ouvrent leurs portes à l’étude et à la critique constructive sur leurs discours et leurs activités, sans complexe et loin du feu de l’immédiateté et de la réaction à l’actualité dans lesquelles elles sont trop souvent plongées.

C’est le devoir de chacun d’entre nous de faire en sorte que ces propositions ne demeurent pas un vœu pieu jeté aux oubliettes de l’histoire au détour de la première page critique sur nos sensibilités respectives.

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