in

Entretien avec l’ancien espion Alain Chouet : Interrogations autour de l’assassinat du général iranien Ghassem Soleimani

Le Guide iranien Ali Khamenei avait appelé à la vengeance après l’assassinat par les Américains à Bagdad en janvier du chef de la force Al-Qods des gardiens de la révolution. Mais pour seule riposte, Téhéran s’est contentée de tirer une dizaine de missiles. L’analyse d’Alain Chouet, ancien officier de renseignement français.            

Pour les experts internationaux, l’assassinat ciblé du général Ghassem Soleimani, stratège de l’Iran au Proche-Orient, le 3 janvier dernier, était considéré comme (presque) aussi important que ceux d’Oussama Ben Laden, le chef d’Al-Qaïda, et d’Abou Bakr Al-Baghdadi, calife autoproclamé de l’organisation Etat islamique. Les plus pessimistes évoquaient de sérieuses menaces de guerre entre l’Iran et les Etats-Unis. Or, il ne s’est pratiquement rien passé. Dans un éditorial intitulé « Pourquoi l’élimination du général Ghassem Soleimani est (en réalité) un soulagement pour le régime iranien », Atmane Tazaghart, responsable du site Global Watch Analysis, souligne qu’en devenant trop puissant dans tout le Moyen-Orient (Irak, Syrie, Liban, Yémen), ce militaire de 62 ans osait défier le Guide iranien. Il aurait franchi la ligne rouge, ce qui « donna aux Américains le feu vert implicite de l’éliminer, sans crainte réelle de représailles de la part de Téhéran », écrit le journaliste.

Alain Chouet, arabisant, en poste notamment au Liban, en Syrie et au Maroc, a terminé sa carrière à la Direction générale de la Sécurité Extérieure (DGSE) comme chef du Service de Renseignement de Sécurité. Il est, par ailleurs, co-auteur de l’ouvrage « Au cœur des services spéciaux. La menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers » (éditions La Découverte). Sur le site Deep-News.Media, l’ancien espion s’est déjà interrogé sur l’assassinat du général Soleimani. Pour Oumma.com, Alain Chouet explique qu’en devenant un véritable Etat dans l’Etat, les gardiens de la révolution sont devenus un danger mortel pour le Guide Khamenei, comme pour le président Rouhani.

– Vous laissez entendre que le régime iranien ne serait pas totalement étranger à la mort du chef des forces extérieures iraniennes. Qu’est-ce qui vous amène à évoquer une telle hypothèse ?    

– Il faut tout de même être très bien informé pour savoir à quelle heure, à quel endroit et dans quelle voiture circulait le général Soleimani. D’autant que les unités de la Mobilisation Populaire, une force dominée par les milices chiites irakiennes, venaient juste de récupérer le chef de la force Al-Qods. Bien évidemment, je n’en ai pas la preuve, mais on peut imaginer que les Américains ont été renseignés localement pour atteindre leur cible avec autant de précision. De plus, Washington savait qu’en frappant le général Soleimani, elle ne s’exposerait pas à des représailles sanglantes de la part de l’Iran. Ce qui a été le cas. Téhéran a frappé deux bases militaires américaines en Irak, en ayant pris soin préalablement de prévenir les Américains de la date et de l’heure pour que les dégâts soient très limités…

– Simple question technique : comment les Iraniens, qui n’ont pas de relations officielles avec les Américains peuvent-ils leur faire passer de tels messages ?

– L’Iran dispose de bons services de renseignements, surtout en Irak. Ils savent qui a collaboré avec les Américains après la chute de Saddam Hussein. Si ces gens-là ont pu conserver leurs postes, notamment dans l’administration, en revanche, ils sont tenus. Si l’Iran leur demande de prendre contact avec les Américains, ils ne peuvent que s’exécuter.

– Avez-vous connaissance dans le passé de “deals“ de cette nature entre ennemis mortels ?

– L’assassinat du général Soleimani me rappelle celui d’Imad Moughniyah, le chef opérationnel du Hezbollah libanais en 2008 à Damas. Lui aussi devenait très populaire et il commençait à faire de l’ombre au leader Hassan Nasrallah, un politique. Imad Moughniyah, considéré comme “terroriste“, dérangeait également les Syriens. Ces derniers voulaient à l’époque offrir un visage présentable à la communauté internationale. Alors que Moughniyah ne dormait jamais dans le même lit, ne prenait jamais la même voiture, les Israéliens ont su le jour, l’heure, l’endroit pour l’abattre à Damas. Je veux bien croire que le Mossad est très fort. Mais tout de même. Je n’ai pas non plus la preuve de ce que j’avance, mais je constate qu’après son assassinat, le Hezbollah avait promis les pires représailles aux Israéliens. Il n’en a rien été. Il s’est contenté d’envoyer quelques roquettes dans le Nord de la Galilée sur des cibles secondaires.

– Comment le général Soleimani avait-il réussi à devenir un vrai danger pour le pouvoir iranien ?  

– C’est le fils d’un paysan pauvre du Sud de l’Iran. Dès le début de la guerre entre l’Iran et l’Irak, il s’engage dans un corps de volontaires qui vient d’être créé, les gardiens de la révolution. Il faut se souvenir que ce conflit a fait près d’un million de morts. Les gardiens de la révolution, comme leurs orphelins, leurs veuves etc., sont devenus des intouchables dans le pays. Un peu à l’image des moudjahidin en Algérie qui se sont battus pour l’indépendance. Depuis, ils ont obtenu des rentes à vie, ainsi que  pour leurs enfants, et bientôt leurs petits enfants. D’une part, comme l’Iran, depuis la révolution, se méfie de l’armée, les gardiens de la révolution bénéficient d’un budget bien supérieur à celui des militaires ! D’autre part, par le biais de fondations, les gardiens de la révolution ont mis petit à petit la main sur une grande partie de l’économie de l’Iran. Ils possèdent des intérêts dans le pétrole, les banques, le bâtiment, la téléphonie. Vous imaginez que cela ne fait pas plaisir à tout le monde.

– Mais le général Soleimani n’était officiellement que le commandant de la force al-Qods. Il ne s’agit que d’une subdivision, certes prestigieuse, des Pasdaran.    

– Depuis la guerre en Syrie, Soleimani est devenu en Iran le personnage public le plus populaire du pays. Avant l’arrivée des Russes, ce sont les forces iraniennes, qu’il dirigeait, qui ont tenu à bout de bras le régime de Bachar al-Assad. Il a également joué un rôle majeur en Irak quand l’Entité Etat islamique a pris Mossoul. Il faut se souvenir qu’en 2014, beaucoup redoutaient que Bagdad puisse tomber à son tour aux mains des djihadistes. Soleimani était un extraordinaire stratège. C’est lui qui a dirigé les frappes qui ont touché l’Arabie saoudite. Au bureau du guide, comme au gouvernement, personne ne possédait son envergure. A côté de cela, les gardiens de la révolution ont mis également la main sur une partie du “business“ en Irak, en Syrie, au Liban et au Yémen.

Publicité
Publicité
Publicité

– Le pouvoir iranien craignait-il qu’en raison de sa popularité Soleimani se présente à l’élection présidentielle en 2021 ?  

– Non, Soleimani n’était pas assez naïf pour tomber dans le piège. Etre président, c’est se lier les mains. Le pouvoir suprême n’appartient pas au président mais au Guide.

-La France joue-t-elle encore un rôle au Moyen-Orient ?

-Non, pratiquement aucun. Mais curieusement, les Iraniens croient toujours que nous pouvons jouer un rôle. Malheureusement, au quai d’Orsay, nous n’avons pas les personnes compétentes pour cela.

 

 

 

 

 

 

 

 

Publicité
Publicité
Publicité

8 commentaires

Laissez un commentaire
  1. Les points de vue changent ou évoluent, c’est d’accord, mais cela reste de l’intox (fake news dit-on à présent) à moins de justifier ledit changement de vue avec des éléments probants car Alain Chouet ne parlait pas d’une menace pour le régime iranien dans une autre interview du même sur ;
    https://www.les-crises.fr/alain-chouet-nous-dit-les-etats-unis-ont-besoin-de-ce-type-de-conflit/

    … mais c’était le 17 janvier, et la source date du 6 janvier, ici ;
    https://prochetmoyen-orient.ch/orient-ations-264/

    Pourquoi, selon vous, Donald Trump a-t-il décidé d’éliminer Qassem Soleimani ?

    Il était devenu aussi bien au Yémen qu’en Syrie ou en Irak, le moteur de la politique extérieure iranienne, et cela inquiétait beaucoup les Israéliens. Qassem Soleimani menaçait régulièrement les Etats-Unis et Israël, mais ces menaces relevaient essentiellement de la pure rhétorique pour ne pas en laisser le monopole aux sunnites. Cet assassinat s’inscrit aussi dans l’agenda de Donald Trump, qui assure à ses électeurs que même si il n’envoie plus les « boys » se faire tuer, il sait défendre les intérêts de l’Amérique autrement.

    Et moins d’un mois plus tard, dans le cadre musulman (sunnite ?) de oumma.com, ce même Alain Chouet dépeint Soleimani comme une menace pour le régime iranien ; ce changement de point de vue non argumenté, non étayé par de quelconques éléments est-il vraiment à prendre au sérieux ? Je me le demande… à moins que cela ne participe d’une autre dynamique sournoise, clandestine, quoique acceptable dans le cadre de la realpolitik.

  2. C’est ce que j’écrivais dans un commentaire sur un article relatif à la mort du général, un coup monté entre le régime et les US. Vérifiable sur, me semble-t-il, un article de René Naba qui était complètement à coté de la plaque, comme d’habitude.
    La timide “riposte” iranienne et la fausse animosité entre l’Iran et les US (en fait de bons copains) ne pouvaient amener qu’à cette conclusion. Encore une fois, l’Iran n’est pas l’ennemi des US ou d’Israël, tout ça n’est qu’une fable.

    • @Mohammed, bonjour.
      Quelque référence sur cet article de René Naba ? Suis fort intéressé par des éléments quant à ”un coup monté entre le régime et les US”.

      Ce que dit ici Alain Chouet est bien sûr fort intéressant, mais en tant que seule source demeure insuffisant ; il en faut plusieurs, des recoupements et des référents d’histoire pour établir les faits et peut-être un tant soit peu le vrai.

  3. Voilà qui est intéressant et qui rétablit la symétrie entre le méchant Occident et le gentil Orient. C’est également « rassurant ». On voit bien là que chaque nation quelle qu’elle soit exerce sa souveraineté, y compris en s’alliant à l’ennemi d’hier pour servir ses intérêts. Le neo colonialisme est ainsi une invention ou plus précisément une idéologie qui a aussi une visée stratégique. Manipuler les opinions pour désigner les nations étrangères comme bouc émissaire. C’est du même acabit que la guerre préventive de Bush en Irak. Rien de tel pour fédérer une nation et surtout la conserver sous emprise afin d’accéder aux pouvoir ou s’y maintenir.

    C’est une règle dans l’art de la guerre, qu’elle soit économique et militaire : ne jamais sous estimer son adversaire en le faisant passer pour plus faible qu’il n’est. Respecter les nations en Afrique et au moyen orient c’est ainsi considérer qu’elles ne diffèrent pas fondamentalement des nations occidentales. Ce qui fait réellement la différence ce sont surtout les peuples car un régime politique est toujours au final « fait » et consacré par le peuple. Si les peuples veulent vraiment la démocratie, ils l’auront quoiqu’il leur en coûte.

  4. Effectivement, et c’est fort regrettable pour la France qu’elle n’ait presque plus aucune influence au moyen-orient. La dégradation de la France sera historiquement marquée par le début de la présidence de Sarkozy (je me souviens de la gronde des diplomates sous sa présidence et de bien d’autres choses). Chirac aura été le dernier véritable patriote Français qui cherchait un équilibre entre la politique des USA au moyen-orient et les intérêts de la France. Depuis la guerre en Irak, s’en est suivi l’effondrement de tous les Etats laïques favorables à la France : Irak, Libye, Syrie. Tout observateur n’a pu que s’apercevoir de la terrible dégringolade de la puissance française à l’international et du suivisme obligatoire.
    Si cela continue, l’influence de la France va fortement faiblir en Afrique également. De plus, la politique nationaliste en préparation n’est pas la bonne solution car elle est orientée et a déjà plié. Il y a bien des sursauts possibles, nous verrons bien. Est-ce que les Européens comprendront que sans une France forte, point d’Europe unie et libre, surtout à l’heure du brexit consommé ?

    Pour finir, ce qui a surtout été démontré sans aucun doute, est que les USA ne sont plus “aussi puissants”, ainsi qu’une interdépendance forte avec leurs alliés dans la région : Turquie, Arabie Saoudite, Emirats Arabes Unis, Israel.

  5. on peut aussi expliquer la reaction “moderée” des iraniens par le fait que les iraniens aiment avoir cette position de victime afin d’obtenir des gains politiques de la part des europeens et des concessions des americains eux memes (reaction des americains aux attaques de leurs bases) et rappelez vous le Tweet de Trump demandant aux iraniens de moderer leur reaction a la mort de Suleimani. Les iraniens sont aussi des calculateurs, ils reagiront quand il auront une opportunité.Regarder leur reactions aux pays du Golf ils sont entrain de payer cher aujoud’hui, leur soutien a l’irak dans la guerre Irako Iranienne en 1980.

Laisser un commentaire

Chargement…

0

Etats-Unis : la dextérité d’une jeune basketteuse voilée enthousiasme les réseaux sociaux américains

Allemagne : renforcement de la surveillance policière autour des mosquées en raison de la menace d’extrême droite