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Entretien avec Jocelyne Césari : « l’Occident est changé par l’islam et l’islam changé par l’Occident » 

Chercheuse au CNRS et professeure invitée à l’université de Harvard, Jocelyne Cesari répond aux question d’oumma.com à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage l’Islam à l’épreuve de l’Occident, la Découverte, Paris 2004.

En quoi l’immigration musulmane vers le continent européen et américain est selon vous un moment fondateur d’un nouvel espace transculturel ?

L’immigration musulmane dans le contexte démocratique et sécularisé constitue un moment unique de co-existence entre islam et culture occidentale qui nécessite d’échapper aux schémas de pensée coloniaux et post coloniaux qui malheureusement continuent d’être dominants. En ce sens, ce moment est en effet fondateur d’un moment transculturel où l’Occident est changé par l’islam et l’islam changé par l’Occident dans un processus de symbiose. Malheureusement le poids de l’agenda international (islam politique/guerre en Iraq etc.) affecte ce processus et ne permet pas toujours de capter les innovations dont il est porteur. Il est par exemple intéressant de noter que la question d’un gouvernement islamique n’est pas centrale dans la façon dont les musulmans définissent leur présence en Occident, alors que les questions de tolérance et de rapport au pluralisme prennent le dessus.

Selon vous, le nationalisme et la sécularisation dans les sociétés occidentales sont transformés par la présence des musulmans en même temps que ces conditions politiques et culturelles inédites pour les musulmans transforment leur pratique de l’islam qui devient plus privatisée et plus individualisée ?

On assiste en effet à une transformation mutuelle qui est au coeur de cet espace transculturel. Les identités nationales occidentales, le sécularisme et le multiculturalisme sont profondément redéfinis par la présence de l’islam comme je le montre dans mon livre à travers plusieurs exemples : allemand (représentatif du changement d’identité nationale), britannique ou scandinave (pour la question de la légitimité du multiculturalisme), français ou américain ( pour la question du statut du religieux dans l’espace public). En même temps, les pratiques islamiques s’adaptent au contexte sécularisé avec notamment une prééminence de l’individualisme en matière de choix religieux. Cela signifie que les institutions et autorités islamiques perdent de leur influence et que la pratique religieuse, de communautaire et nationale (dans les pays musulmans) devient de plus en plus individuelle. Certes en monde musulman, l’individu croyant exerce aussi des choix mais bien souvent le discours des institutions ou des autorités religieuses voire politiques demeure dominant, ce qui n’est pas le cas en Occident.

Fait inédit et souvent passé sous silence, vous remarquez qu’il se produit en Occident une recomposition des normes juridiques islamiques en fonction des principes du droit dominant en Europe ?

En effet notre recherche montre qu’en matière de droit civil, les normes islamiques sont en train de s’adapter au contexte juridique sécularisé qui met l’accent notamment sur l’égalité entre hommes et femmes. Lorsque des conflits surgissent en matière de mariage ou de divorce entre la norme dominante sécularisée et la norme islamique, des médiations entre le juge européen ou américain et la famille musulmane, par des autorités islamiques permettent souvent de trouver des solutions favorables aux deux parties et le plus souvent à l’épouse. En d’autres termes, en matière de droit de la famille, la norme islamique n’est pas toujours ignorée ou rejetée ( à l’exception de la polygamie) mais adaptée pour respecter l’égalité entre époux.

Vous soulignez que l’islam sur Internet est porteur d’une progressive postmodernisation. Quels sont justement les indices de cette postmodernisation ?

Tout d’abord, contrairement aux idées reçues, l’islam sur internet n’est pas en majorité libéral ou progressiste. Une pensée conservatrice voire puritaine de tendance wahabiste domine l’interprétation de la tradition islamique en ligne. Toutefois le medium “internet” permet l’expression de toutes les interprétations sur l’islam, y compris les plus “hérétiques” et en ce sens, il favorise une postmodernisation de l’islam dans la mesure où la hiérarchie et les interdits qui délimitent l’orthodoxie musulmane ne peuvent s’exercer sur internet. On assiste donc a une relativisation des différentes interprétations du fait même de leur “mise a plat” en quelque sorte. En d’autres termes, quelqu’un en quête d’islam peut trouver toutes les interprétations possibles sur internet et se fabriquer sa propre opinion sans avoir recours a une autorité religieuse patentée. En ce sens l’islam sur internet est postmoderne. Il est aussi postmoderne en permettant l’expression de certains discours longtemps considérés comme tabous sur l’homosexualité par exemple.

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En Europe et aux Etats-Unis, vous remarquez l’émergence de quatre figures types de l’autorité religieuse : le leader bureaucratique, le leader paroissial, le leader « mondialisé » et enfin le prédicateur ou conférencier. Quel est l’impact de ces leaders sur les formes traditionnelles de l’autorité religieuses ?

En Occident, les formes traditionnelles de l’autorité religieuse ( fondées sur des chaînes de transmission ou des hiérarchies bureaucratiques comme dans les pays musulmans) ne fonctionnent plus. Elles sont par ailleurs en crise dans le monde musulman. Ce sont donc ces quatre figures : le leader paroissial, bureaucratique, mondialisé et le prédicateur qui dominent. Le paroissial et le mondialise sont les deux acteurs les plus importants aujourd’hui du leadership islamique en Occident.

Vous concluez votre ouvrage en notant que le véritable défi des décennies à venir se situe dans l’évolution de la tension entre les deux pôles minoritaires, l’un réformiste et ouvert, l’autre radical et fermé qui tendent à polariser les communautés musulmanes de l’Occident ?

En effet, il existe aujourd’hui une interprétation essentialiste, anhistorique de la tradition islamiste véhiculée par exemple par la doctrine wahabie qui est très attractive pour une part de la jeunesse musulmane européenne ou américaine. De telles interprétations refusent les apports du monde environnant et érigent le modèle de Médine au temps du Prophète en étalon or de la vie contemporaine. Une telle position religieuse s’accompagne d’un repli qui n’est pas initialement politique mais qui peut quelquefois évoluer vers des positions politiques radicales contre l’Occident. Un tel courant entre en conflit avec une position opposée qui consiste a réconcilier les valeurs de l’islam et les valeurs de l’Occident et qui tente de réouvrir les portes de l’interprétation au lieu d’avoir un rapport figé (gelé) au texte Révélé.

Une telle tension est visible dans les débats sur les questions de statut de la femme, du statut de l’apostat, du rapport à l’autre non musulman et non religieux.

Le rapport de force entre ces deux courants est loin d’être joué. Il faut espérer que l’islamophobie dominante ne fera pas basculer ce rapport de force en faveur du courant défensif et réactionnaire.

L’Islam à l’épreuve de l’Occident

Propos recueillis par la rédaction

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