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Entretien avec Dominique Thomas : « Al-Qaïda est confrontée aujourd’hui à une certaine forme d’éclatement »

Dominique Thomas est un véritable spécialiste des mouvements islamistes dont les travaux se caractérisent par une très grande rigueur qui contraste avec l’amateurisme de prétendus experts imposés par certains médias en quête de sensationnel. A travers cet entretien, Dominique Thomas, revient sur le mode de fonctionnement d’Al-Qaïda et des liens éventuels que cette organisation entretiendrait avec les réseaux salafistes djihadistes situés notamment à Londres. Maîtrisant parfaitement l’arabe, Dominique Thomas est l’auteur du livre intitulé : Le Londonistan, la voix du djihad aux éditions Michalon. Une étude exceptionnelle réalisée au terme d’une présence de plus deux ans sur le terrain. Un ouvrage à lire impérativement pour mieux appréhender ces courants islamistes prônant le combat révolutionnaire.

A quel univers politico-religieux correspond le terme Londonistan ?

Le Londonistan est en fait un terme qui a été créé par des journalistes de la presse arabe londonienne, au milieu des années 1990. Il désigne différents groupes et leaders islamistes qui sont venus s’installer dans la capitale britannique, et se sont présentés comme des opposants politiques. L’appellation ne désigne pas un quartier géographique proprement dit, mais on y retrouve de nombreux courants de l’islamisme contemporain, des frères musulmans jusqu’aux salafistes djihadistes. Cette diversité donne au Londonistan toute son originalité.

Pourquoi Londres constitue le centre politique d’une forme d’internationale islamiste ?

Je n’irai pas jusqu’à dire que Londres est le centre politique de ce que l’on appelle l’internationale islamiste. Au départ, Londres rassemblait un certain nombres d’atouts : une législation d’accueil plus souple que dans d’autres territoires européens, l’une des plus grandes plates-formes de la finance islamique internationale, et enfin la présence d’un paysage médiatique arabe important avec de grands quotidiens (Al-Quds al-Arabi, Al-Sharq al-Awsat, Al-Hayat) et télévisions (MBC, ANN et Al-Jazira). Tous ces éléments ont favorisé l’arrivée d’investissements, la création d’ONG islamiques (Islamic Charities), et surtout, ils ont permis aux leaders islamistes, arrivés sur le territoire comme réfugiés politiques, de pouvoir disposer de moyens de communication accrus, qu’ils n’auraient pas pu avoir dans leur pays respectif, d’où la référence à une voix. C’est ce qui a donné à Londres cette importance, comme un pôle de communication islamiste sans équivalent ailleurs. Pour autant, le centre politique de l’internationale islamiste est vaste, on le trouve éparpillé sur l’ensemble du monde musulman.

Quel est le fondement idéologique du courant salafiste djihadiste ?

 

Le salafisme djihadiste est né au milieu des années 1980 en Afghanistan, à l’époque du djihad contre l’occupation soviétique. Des sheikhs comme feu Abdallah Azzam et Oussama Ben Laden ont grandement contribué à son essor. Il s’agit d’une lecture de l’Islam basée sur ses fondamentaux, à savoir le Coran et la Sunna du Prophète Muhammad (SAWS), lecture qui reste très proche du sens originel sans y intégrer de nouvelles interprétations contextualisées, qui seraient perçues comme des innovations condamnables (bidaa). Sur le plan du droit (fiqh), les références privilégiées sont celles des juristes de l’école hanbalite (Ahmad Ibn Hanbal, Ibn Kathîr, Ibn Taymiyya, Ibn Qudamma, Ibn Qayyim ou encore Ibn Abdel Wahhab), qui font partie des pieux ancêtres (salaf saleh) suivant les recommandations de la première communauté du Prophète (SAWS), le minhâj al-rasoul (SAWS). Dans le salafisme, certains principes revêtent d’une importance capitale, comme le tawhîd (toute association divine autre qu’à l’encontre d’Allah, swt, est condamnable, ainsi que toute adoration hormis Allah, swt), le devoir de hisba est primordial (amr bil-maarouf wa nahi an al-mounkar, autrement dit ordonner la vertu et interdire le mal), ainsi que le fondement al-walaa wal-baraa (qui consiste en fait à s’éloigner des régimes ou des groupes non islamiques et d’épouser les principes de la loi divine, la charia). A cela, s’ajoute le djihad, considéré aujourd’hui, par les militants salafistes djihadistes, comme une obligation individuelle obligatoire (fard ayn), qui reste un combat (par le prêche, l’argent et les armes) contre toute forme d’occupation ou d’asservissement des territoires musulmans. C’est donc un agrégat entre une lecture fondamentale de l’Islam, le salafisme, et un combat plus révolutionnaire, le djihad. Le modèle politique appliqué le plus proche était celui des Taliban avec l’Emirat Islamique d’Afghanistan.

Quel est le profil des leaders du Londonistan ?

Si l’on résume, il existe deux types de profil. Les premiers sont plutôt des islamo-nationalistes. Ce sont des opposants politiques classiques qui défendent un programme politique fondé sur l’Islam, orienté vers leur pays respectif. On peut citer notamment les Tunisiens du groupe al-Nahda, les Algériens du FIS, des Egyptiens et Syriens des Frères Musulmans, ainsi que divers opposants de la péninsule arabe.

Ensuite, on trouve d’autres militants qui privilégient une vision globale du monde islamique et aspire à des révolutions islamiques internationales qui conduiront, à terme, à la restauration de leur idéal : le califat. Pour ces derniers, le combat politique ne revêt pas de préférence nationale, c’est le cas des groupes comme Supporters of Shariah ou encore al-Mouhajiroun.

Le courant salafiste djihadiste à Londres entretient-il des liens avec les réseaux d’Al-Qaïda ?

Je serais tenté de dire oui, mais seulement pour les oulémas qui ont connu une expérience djihadiste en Afghanistan, dans les années 1990. C’est le cas du sheikh Abu Qatada al-Filastini, qui est réfugié politique en Grande-Bretagne et qui faisait partie du comité de fatwas d’al-Qaïda, dès sa création en 1988. C’était le cas également de l’opposant Khaled al-Fawaz qui dirigeait, de Londres, le Bureau du Conseil et de la Réforme entre 1994 et 1998. Cette institution fut créée à l’initiative du sheikh Ben Laden, afin de pouvoir disposer d’un point de communication en Europe. Pour le reste, les contacts sont indirects. Des prédicateurs proches de ce courant jouent un rôle de connecteurs et cherchent à insuffler, sur des groupes, l’idéologie salafiste. Ce fut le cas notamment de la mouvance algérienne, où le sheikh Abu Qatada joua un rôle important dans la structuration du GSPC (Le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat), en s’écartant des méthodes condamnables des différents GIA.

Le gouvernement britannique de Tony Blair peut-il encore se montrer « complaisant » à l’endroit de ces militants djihadistes ?

Au départ, les Britanniques ont essayé de composer avec la présence islamiste. Ils cherchaient à avoir une lisibilité plus claire des oppositions aux régimes arabes, de manière à anticiper peut-être une prise de pouvoir ou de préserver les intérêts britanniques de cibles éventuelles.

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Depuis la fin des années 1990, les choses ont changé. Le gouvernement Blair a modifié sa législation au niveau des organisations islamistes, et il a engagé une vague d’arrestations et de répressions importantes. Aujourd’hui, il faut rappeler que des personnages comme Khaled al-Fawaz ou encore Abu Qatada ont été arrêtés, sans d’ailleurs avoir été jugés, ce qui les place d’ailleurs dans une situation juridique particulière, car aucune charge précise n’est retenue contre eux. Les autres militants djihadistes qui ont été arrêtés sont nombreux, notamment au sein de la mouvance algérienne. Il leur est reproché d’avoir voulu fomenter des opérations sur le territoire britannique, ou d’avoir eu des contacts avec l’extérieur, dans la préparation d’attaques sur d’autres continents. Cependant, on remarque que, en dehors de ces accusations, les faits ne sont pas toujours établis.

Comment est structurée Al-Qaïda et que représente-t-elle véritablement ?

 

Al-Qaïda a vu le jour à la fin des années 1980, dans un but précis : Prendre le djihad en Afghanistan comme modèle et le disséminer dans le reste du monde arabe, afin de pouvoir créer des oppositions islamistes capables de s’emparer du pouvoir. Au départ, l’organisation était structurée comme les autres mouvements islamistes, avec plusieurs comités opérationnels.

Aujourd’hui, une certaine forme d’éclatement peut définir la mouvance. Il existe, à un premier niveau, un cercle d’idéologues qui composent le premier noyau, parmi lesquels figurent les sheikhs Ben Laden et Al-Zawahiri. Ensuite, on trouve de nombreux connecteurs, qui sont des sortes de « prédicateurs » du djihad, (on emploierait le terme de missionnaire si on utilisait une terminologie chrétienne). Ils sont chargés d’exporter la vision du salafisme djihadiste et de trouver des alliés au niveau des organisations djihadistes qui opèrent sur le terrain. Le dernier cercle est enfin composé de groupes islamistes qui, sans le soutien logistique, financier et idéologique de la part d’Al-Qaïda, n’auraient que peu d’influence sur le terrain ; on parle pour ces dernières des organisations franchisées, même si le terme est, à mon sens, trop connoté de manière commerciale. Al-Qaïda fait plutôt penser à un système tribal avec différents clans et familles.

Les auteurs des attentats de Madrid sont-ils liés à une chaîne de commandement du réseau Al-Qaïda ou sont-il issus « d’une chaîne de franchisée » ?

Tout d’abord, on remarque, dans les différents communiqués de revendication, une certaine forme d’amateurisme idéologique, qui laisserait penser que l’on ait à faire à un groupe qui se situe à la périphérie de la mouvance djihadiste internationale. Les auteurs ont rédigé leur communiqué dans un arabe correct, mais caractérisé par l’absence de formules traditionnelles du salafisme originel. De plus, il apparaît plus que douteux qu’un musulman pieux et respectueux de la tradition puisse laisser une revendication comportant des références islamiques dans un lieu aussi impur qu’une poubelle. Ce manque de culture religieuse est significatif chez les sectes extrémistes islamistes, comme la mouvance du takfîr.

Il faut souligner qu’un personnage comme Abu Dahdah, emprisonné depuis 2001 et véritable tête de pont des cellules djihadistes en Espagne, a qualifié ces explosions de barbares et contraires aux principes islamiques. Le fait aussi qu’un communiqué du 17 mars, émanant de la direction politique d’al-Qaïda, ait voulu recadré l’idéologie du groupe de manière plus internationaliste ; cela montre combien le choix des cibles dans les opérations de Madrid n’ait pas été épargné par les critiques, au sein même des militants djihadistes.

Peut-on réellement lutter contre cette forme de terrorisme ?

Tant que les gouvernements américains et ses alliés ne comprendront pas que les solutions à apporter sont politiques, les risques d’une confrontation entre les partisans du djihad armé et les nations occidentales seront présents. Aujourd’hui, les terrains de conflits sont nombreux, ils nourrissent les frustrations et entretiennent les déceptions dans les sociétés islamiques qui n’entrevoient aucune issue favorable en vue d’un processus de développement futur. L’Irak reste un chantier à ciel ouvert, la situation de la question palestinienne est dramatique, et l’ouverture politique dans le monde islamique est sans cesse reportée. Si l’on ajoute à cela une perte d’identité islamique dans certaines sociétés du monde arabe, al-Qaïda aura encore de beau jour devant elle, à moins que la communauté musulmane se décide à apporter d’autres solutions moins radicales que celles prônées par la mouvance d’Oussama ben Laden.

Propos recueillis par Saïd Branine

Dominique Thomas est diplômé de l’Institut national des langues et des civilisations orientales et de l’Institut d’études politiques de Paris. Il a séjourné plusieurs années au Proche-Orient.

Pour se procurer le livre de Dominique Thomas, cliquez ici

“Le Londonistan : La Voix du djihad ” de Dominique Thomas

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