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Du dépassement de la raison dans le soufisme

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Le fait de voir Dieu par l’oeil de la foi et de la certitude nous a libéré de tout recours à la pensée discursive, disait Abû l-Hasan al-Shâdhilî (m. 656/1258), maître soufi bien connu à Tunis.

La sphère de la sainteté s’étend au-delà du champ du mental, car elle est fondée sur le dévoilement spirituel (kashf). Cette dernière phrase a été prononcée par le “grand cadi” égyptien Zakariyyâ al-Ansârî (m. 926/1520), qui fut lui aussi un soufi.Elle résume fort bien la position des spirituels de l’islam sur le “rationnel” ; en effet, le but du soufisme n’est-il autre que de parvenir à la sainteté (walâya) ? Le même savant affirme ailleurs que la connaissance de Dieu passe par la “gustation spirituelle” (dhawq), qui efface les arguments de la raison et ceux venant de l’enseignement transmis (dalâ’il al-’aql wa shawâhid al-naql) .

Les mystiques de l’islam ont souvent souligné l’indigence de la raison humaine ; ils se plaisent à rappeler que le terme arabe “aql” (“esprit”, “raison”) signifie étymologiquement l’entrave, le lien. Un maître syrien du XVIe siècle se livrait ainsi à un jeu de mots – intraduisible en français – en écrivant que “les juristes musulmans (fuqahâ’) sont prisonniers de leur mental (bi-’uqûli-him ma’qûlûn)”. Pour les soufis, il ne s’agit aucunement de rejeter cet instrument qu’est la raison, mais de lui assigner une place relative, contingente, face à cet Absolu que le spirituel musulman a pour but. En cela, ils se distinguent des exotéristes de l’islam, auxquels ils reprochent de restreindre le terme ’ilm (“science”) aux deux catégories traditionnelles que sont le ma’qûl (produit de la réflexion discursive) et le manqûl (le corpus transmis de génération en génération). ’Alî Wafâ, maître égyptien de l’ordre shâdhilî, invectivait en ces termes les juristes (fuqahâ’) :

“Eh toi, faqîh ! par le ma’qûl, tu es distrait de la Réalité essentielle, et tu ne peux t’échapper du sens apparent du manqûl !”.

Les soufis dénoncent tout particulièrement les déficiences des théologiens, de ceux qui s’adonnent au ’ilm al-kalâm. “Humain, trop humain”, ainsi pourrait se résumer la vision qu’ont les soufis de cette discipline ; la théologie rationnelle se résume pour eux en “supputations” (zunûn, sing. : zann) – nous reviendrons sur ce terme -, qu’ils opposent à la certitude que procure la contemplation. “Parmi les écoles islamiques (firaq), il n’y a pas pire que les théologiens qui discourent sur l’Essence divine avec leur esprit limité”, proclamait le soufi cairote ’Alî al-Khawwâs (m. 939/1532).N’est-ce point vanité de réduire Dieu à l’entendement humain  ? Quiconque approche de près ou de loin les réalités divines est frappé de perplexité (hayra) devant les abysses de “l’océan du tawhîd“. Le tawhîd est simple attestation de l’Unicité divine pour le commun des musulmans, et réalisation intérieure de cette Unicité pour l’élite spirituelle.

Pour les soufis, le mystère de l’Unicité divine est ineffable ; il ne sied pas à l’homme de l’évoquer car la perception qu’il en a est obligatoirement en deçà de la réalité. D’où la réponse abrupte, et célèbre, d’Abû Bakr al-Shiblî (m. 334/945) – un des maîtres de l’école soufie de Bagdad – à celui qui l’interrogeait sur le sens profond du tawhîd  : “Malheur à toi ! Celui qui définit le tawhîd de façon explicite est un apostat, celui qui y fait allusion est un bithéiste, celui qui l’évoque est un idolâtre, celui qui discourt sur lui est un inconscient, celui qui garde le silence à son sujet est un ignorant, celui qui se croit proche est loin, celui qui en fait son extase est déficient ; tout ce que vous distinguez par votre imagination et ce que vous saisissez par votre intelligence, tout cela est rejeté, vous est retourné, car contingent et créé comme vous-mêmes”. Un autre maître de cette première période disait que le tawhîd à son stade ultime “aveugle le clairvoyant, confond celui qui raisonne et stupéfait celui qui est sûr de son jugement”.

Depuis l’école de Bagdad du IIIe/IXe siècle, les mystiques ont donc développé le tawhîd soufi, qu’al-Junayd (m. 298/911) appelle “tawhîd de l’élite spirituelle”. Il s’agit véritablement d’une alternative à la spéculation théologique, car la portée en est illuminative : le dogme de l’Unicité divine, ou tawhîd exotérique, se transpose par le processus initiatique en réalisation effective de cette Unicité. C’est ainsi que le soufi égyptien ’Alî al-Nabtîtî (m. 917 / 1511) semble résoudre “en termes fort simples” (bi-’ibâra sahla) les questions épineuses de théologie qu’on lui soumet de l’ensemble du Moyen-Orient. ’Abd al-Ghanî al-Nâbulusî (m. 1143/1731), le grand maître damascène de l’école d’Ibn ’Arabî n’affirme-t-il pas l’impossibilité de connaître l’Être (al-wujûd), c’est-à-dire Dieu, par le recours exclusif à la spéculation ?

De ce point de vue, les soufis s’inscrivent dans l’ambiance sunnite, qui réprouve la philosophie hellénistique (falsafa) puisque celle-ci donne la précellence à la raison et non à la Révélation : exotéristes et ésotéristes sunnites s’accordent sur ce point.L’école mu’tazilite qui, en vertu de son postulat rationaliste, niait la réalité des miracles des saints (karâmât) est également visée. Quand Abû l-Hasan al-Shâdhilî affirme que les ahl al-jidâl (“ceux qui affectionnent la dialectique, la controverse”) représentent les adversaires les plus acharnés des soufis et de la sainteté, on sait qu’il vise les théologiens, et rétrospectivement les mu’tazilites. Certains points délicats de théologie, affirment les soufis, ne peuvent être résolus qu’au moyen du dévoilement spirituel ; ainsi en va t-il de l’attribution de l’acte humain à Dieu ou à l’homme (kasb al-af’âl), et nous trouvons maints autres exemples, dans les sources, de réponses à des problèmes théologiques par l’illumination, et non par l’argumentation .

L’au-delà de la raison prôné par les spirituels de l’islam constitue également à leurs yeux un remède aux mesquineries des juristes (fuqahâ’), pour amener ceux-ci à élargir leur champ de vision tributaire d’un mode de raisonnement trop binaire. “Celui qui pense que les arguments consignés [par les juristes] limitent de quelque façon le dévoilement spirituel, ne fait que restreindre l’immense miséricorde divine”, affirme al-Ghazâlî. On aura donc retiré de ce qui précède que le dépassement de la raison discursive fait partie des méthodes usuelles du soufisme. Pour ’Imâd al-Dîn al-Wâsitî (m. 711/1311), disciple d’Ibn Taymiyya, ce dépassement constitue un préambule nécessaire à toute démarche initiatique.

D’où provient une telle assurance des soufis face aux “savants de la lettre” (’ulamâ”al-rusûm) ? C’est que le tasawwuf, loin d’être un procédé empirique, est présenté par les mystiques comme une science ésotérique et initiatique qui a ses règles et ses méthodes. Encore faut-il s’entendre sur le terme ’ilm (“science”) que s’approprient, nous l’avons vu, les savants exotéristes. Les soufis distinguent la science acquise (al-’ilm al-kasbî), encore appelée la science spéculative (al-’ilm al-nazarî), de la science octroyée par grâce divine (al-’ilm al-wahbî). Pour Ibn ’Arabî, le ’ilm wahbî est fondamental puisqu’il constitue la modalité de toute prophétie : al-nubuwwât kullu-hâ ’ulûm wahbiyya, écrit-il.Cette science correspond au ’ilm ladunî, science que Khadir, l’initiateur invisible des saints, reçoit directement de Dieu. Hormis Ibn ’Arabî, nombreux sont les auteurs musulmans à avoir médité la rencontre, mentionnée dans le Coran, entre le personnage énigmatique de Khadir et Moïse.Le second s’en tient aux normes extérieures de la Loi divine qui lui est révélée, tandis que le premier perçoit la réalité profonde des choses par la connaissance directe que Dieu lui en donne : sa science transcende donc la raison.

Ces deux modes d’appréhension du monde déterminent chez Ibn Khaldûn, par exemple, un paramètre essentiel dans son approche du soufisme. Selon lui, les soufis sont les héritiers de Khadir ; l’accès à la science mystique (’ilm ladunî ou wahbî) passe en effet par le dévoilement des sens (kashf) et l’inspiration (ilhâm).Le savant tunisois ne fait ici que présenter la doctrine générale du tasawwuf, mais il faut noter qu’il apporte un élément spécifique, qui sera repris par des auteurs plus tardifs. En effet, il agrée le kashf des premiers mystiques, grâce momentanée résultant d’une foi saine (istiqâma), mais considère comme illégitime l’effort méthodique de l’école de l””unicité de l’Être” (wahdat al-wujûd) d’Ibn ’Arabî, qui veut “soulever le voile” pour avoir accès aux réalités divines. En opposant un kashf idéalement pur et spontané à la “recherche délibérée du dévoilement” (mujâhadat al-kashf ou mukâshafa), l’auteur du Shifâ”al-sâ’il manie la thèse facile de la rectitude des anciens soufis face aux errances des “Modernes”, c’est-à-dire Ibn ’Arabî et ses pairs.

De fait, on constate qu’à partir du XIIIe siècle grosso modo, le dévoilement intuitif (kashf), l’inspiration (ilhâm), la “vision certaine” (yaqîn) – bref, tout ce qui relève du supra-rationnel – sont davantage reconnus qu’auparavant comme méthodes d’investigation des réalités spirituelles. Al-Ghazâlî, précurseur dans ce domaine comme dans d’autres, voyait déjà dans la science du dévoilement (’ilm al-mukâshafa) le moyen d’accéder à la “perception sûre et directe” (al-’iyân al-ladhî lâ yushakku fîhi) de ces réalités.Le Syrien Ibn Taymiyya, (m. 728/1328), qui reste pour beaucoup un redoutable adversaire du soufisme doctrinal, fait de la mukâshafa “une sorte de science déchirant le voile des habitudes” (jins min al-’ilm al-khâriq), en référence à l’expression kharq al-’âdât (“rupture du cours habituel des choses”). Il pense que les cheikhs enclins au dévoilement tantôt disent vrai et tantôt se fourvoient, tout comme les savants maniant spéculation et argumentation en vue de l’ijtihâd.Ne justifie t-il pas l’inspiration (al-ilhâm) face à certains ’ulamâ qu’il trouve trop “juristes” sur ce point ? Il va jusqu’à reconnaître à cette inspiration une autorité en matière juridique, lorsque les sources scripturaires font défaut bien sûr.Si le polémiste adopte une position aussi souple, c’est sans doute parce que les soufis ont toujours pris soin de rappeler que les sources scripturaires restaient pour eux, au même titre que pour les fuqahâ’, l’unique référence.

Ibn Khaldûn, un peu postérieur au cheikh syrien, va au-delà, et se fait l’interprète, ici encore, de la doctrine soufie. En vertu de celle-ci, en effet, les saints sont les héritiers des prophètes, thème qui n’a pas manqué d’inquiéter les fuqahâ’. Or Ibn Khaldûn stipule que prophètes et saints ont en commun la faculté de connaître le monde spirituel (al-malakût) par la mukâshafa. Pour les premiers, il s’agirait d’une disposition innée (jibilla wa tabî’iyya) tandis que les seconds ne l’acquièreraient que par l’effort (bi-takalluf wa iktisâb), et à un moindre degré, bien évidemment. Voici encore ’Alâ al-Dîn al-Bukhârî (m. 841/1438), sévère censeur des doctrines d’Ibn ’Arabî, qui accepte l’usage du dévoilement (kashf) et du stade supra-rationnel (tawr mâ warâ”al-’aql) chez les mystiques – en-dehors d’Ibn ’Arabî et de son école ! – .

Un peu plus tard, le grand savant – et soufi – Jalâl al-Dîn al-Suyûtî (m. 911/1505) donne au dévoilement et à l’inspiration un statut scientifique en introduisant ces phénomènes spirituels dans le domaine de la fatwâ, chasse gardée jusqu’alors du droit (fiqh) et des autres sciences exotériques. Dans une fatwâ, il lie implicitement le kashf et la vision (ru’yâ) au processus de la Révélation (wahî) : parmi ses contemporains, dit-il, beaucoup nient l’authenticité de la vision et de son interprétation, car ils négligent la Révélation et la Sunna au profit des sciences rationnelles et philosophiques. Chez cet auteur, la science spirituelle des soufis prend un statut quasiment infaillible. L’inspiration qui les traverse est généralement véridique, et leurs dévoilements et visions, qui leur ouvrent l’accès aux réalités divines, nécessitent une exégèse (ta’wîl) comme s’il s’agissait de textes scripturaires.

L’infaillibilité du kashf, affirmée par d’autres soufis ou savants de cette période , doit bien sûr être relativisée, puisque les soufis ne possèdent pas la ’isma des prophètes (impeccabilité, infaillibilité stricto sensu) ; ils jouissent néanmoins de la protection divine (hifz) face à l’erreur et au péché.La véracité du dévoilement proviendrait du fait que, précisément, il n’y a plus de voile s’interposant entre le contemplatif et Dieu. Le mental, ou la pensée discursive, ne représente évidemment pas le moindre de ces voiles, ainsi que l’énonce ’Alî al-Khawwâs maître égyptien déjà évoqué. “Les vrais savants ne s’en remettent ni à la réflexion (fikr) ni à la spéculation (nazar)”, affirme t-il, “car ils boivent directement à la source de l’enseignement divin (al-ta’rîf al-ilahî)”. Il précise toutefois que le novice doit se hisser par la pensée (fikr, tafakkur) jusqu’à une certaine perfection ; parvenu à ce niveau-là, il percevra par dévoilement ce qu’il appréhendait jusqu’alors par le mental .

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Les soufis ne se bornent pas à prôner la reconnaissance d’un kashf qui resterait en marge du grand processus islamique de l”’effort d’interprétation en matière juridique”(ijtihâd) ; ils prennent pied dans cette arène et y apportent leur propre vision. Cela les amène d’abord à privilégier l’ijtihâd face à l’imitation en matière de jurisprudence (al-taqlîd). L’ijtihâd correspond mieux en effet à leur conception d’une Loi vivante se révélant à chaque instant à l’intimité du croyant. On connaît le défi que lança Abû Yazîd al-Bistâmî (m. 261/874) aux juristes de son temps : “Vous prenez votre science de ’savants de la lettre”(’ulamâ”al-rusûm) mortels qui se succèdent les uns aux autres, tandis que nous, les soufis, recevons la nôtre du Vivant (al-Hayy) qui ne meurt pas “.

Que les soufis soient favorables à une interprétation vivante de la Loi peut déjà engendrer, chez les fuqahâ’, la crainte de certains débordements ; le péril devient plus imminent lorsque ces mêmes soufis prétendent en outre à l’ijtihâd, en s’appuyant non pas sur l’argumentation rationnelle (al-istidlâl) mais sur leurs dévoilements. Ils placent en effet l’accomplissement de l’ijtihâd dans la certitude (yaqîn) qu’apporte la “vision intérieure” (basîra), bien au-delà, donc, des conjectures (zann) des juristes. L’emploi du terme zann est d’importance, si l’on se réfère au sens hypothétique et péjoratif qu’il a dans le Coran : les déductions incertaines des juristes ont donc besoin d’être mesurées à l’aune du kashf, critérium suprême dans l’interprétation de la Loi. Les “hommes de la lettre”, remarque Suyûtî, n’ont aucun moyen d’apprécier le kashf, car leurs bases d’analyse diffèrent totalement de celles des soufis ; ils sont donc démunis face à tout ce qui sort du cadre de leur science acquise. On conçoit que maints juristes et théologiens exotéristes aient vu dans cette pratique spirituelle de l’ijtihâd – notion relevant usuellement du seul domaine de la raison – une pure hérésie .

*****

Les diverses modalités du supra-rationnel chez les soufis – kashf, ilhâm, yaqîn…– restent encore abstraites pour nous. Évoquons brièvement à présent deux figures de mystiques musulmans chez lesquels le dépassement de la raison constitue la clé de leur type spirituel.

• Le cheikh ummî tire son nom du mot umm (“mère”), car il est resté tel que sa mère l’a enfanté. L’état d’enfance qui le caractérise provient du fait que ce mystique possède pleinement la fitra, c’est-à-dire la “disposition naturelle des créatures à connaître Dieu”, comme le note Ibn Manzûr dans le Lisân al-’Arab. Cet “état d’enfance” permet au ummî d’être investi d’une science à laquelle n’ont pas accès les lettrés, ou du moins ceux d’entre eux qui ne peuvent se départir de leur science acquise. L’archétype spirituel en est bien entendu le Prophète, al-nabî al-ummî , “récepteur virginal de la Révélation”, lequel, s’il n’avait pas appris l’écriture selon “l’usage et le mode d’acquisition ordinaires” (al-istilâh wa l-ta’allum min al-nâs), la connaissait en vertu de l’ouverture spirituelle (al-fath al-rabbânî) qui lui fut accordée. Nous reprenons ici les termes du grand saint marocain ’Abd al-’Azîz al-Dabbâgh, recueillis par son disciple Ahmad b. Mubârak dans le fameux Kitâb al-Ibrîz .

L”’homme à la science innée” peut concrètement ne savoir ni lire ni écrire, mais il est avant tout celui dont “le coeur n’a pas été souillé par la pensée spéculative et discursive (al-nazar al-fikrî)” et est donc apte à recevoir l’ouverture spirituelle évoquée plus haut. Si le cheikh ummî ignore parfois les conventions humaines en matière d’écriture, c’est qu’il puise directement à la source de l’Ecriture : al-Lawh al-mahfûz, la “Table bien gardée” dans laquelle Dieu a inscrit depuis la pré-éternité le devenir de l’ensemble de Sa création, et qui est justement appelée “la Mère du Livre” (Umm al-Kitâb). Al-Bistâmî affirme être cette Table, et ’Alî al-Khawwâs, modèle du cheikh ummî pour l’Égypte mamelouke, tient ses dévoilements de ce même Lawh.

Que le mystique ummî soit totalement illettré ou qu’il écrive sous inspiration, la fulgurance de son expression se moule rarement dans les codes ordinaires du langage humain. Sa langue écrite et parlée est souvent incompréhensible pour le profane, tant dans son contenu que dans sa forme. En outre, le cheikh ummî a accès, grâce à sa virginité spirituelle, à la langue matricielle appelée le suryânî, langue primordiale qui aurait été parlée par Adam. De façon générale, la glossolalie est l’apanage de ces mystiques très particuliers dont l’histoire du soufisme recèle quelques exemples. Les savants exotéristes manifestent leur trouble devant de tels phénomènes, mais leur scepticisme apparent ne cache pas la fascination que ces ummîs exercent sur eux.

• L””extatique” (majdhûb) constitue une autre figure majeure du supra-rationnel dans le soufisme. Le majdhûb partage avec le cheikh ummî plusieurs traits, comme l””état d’enfance”, l’accès à la langue primordiale et une grande propension au dévoilement spirituel (kashf). Il est aussi appelé “fou de Dieu” car sa raison lui a été “ravie” (de la racine J-Dh-B) par Dieu, le plus souvent de façon abrupte. D’où l’ambiguïté qui règne dans la culture islamique entre le “fou” (majnûn) et le “fou de Dieu” (majdhûb). Ainsi, le livre ’Uqalâ al-majânîn d’Abû l-Qâsim al-Nîsâbûrî contient en son titre même un paradoxe qui retient l’attention. Dans cet ouvrage, nous plongeons bien dans la sphère de la folie (al-junûn), mais les fous dont il est question ont leur propre expérience du ’aql, l’esprit que nous appelons communément la raison ou le bon sens. Sans doute est-il plus juste de dire l’Esprit, car de grands spirituels figurent dans le livre d’al-Nîsâbûrî. Tandis qu’Uways al-Qaranî (m. 31/657) aurait été le premier “fou de Dieu” en islam, al-Shiblî, cité plus haut, est présenté dans cet ouvrage faisant l’éloge de sa folie face à ses diciples “sains d’esprit” (asihhâ’). On y voit aussi Abû Yazîd al-Bistâmî confesser les trois degrés de junûn qu’il eut à traverser, et qui correspondent en réalité à des étapes terminales de la Voie initiatique .

Ibn ’Arabî ne laissera plus de place à l’équivoque. Pour lui, le vrai majdhûb n’est pas déficient : son esprit est saisi et retenu (mahbûs) auprès de Dieu et jouit de la contemplation divine. Ibn Khaldûn affirme à son tour qu’à la différence des déments (majânîn), l””âme raisonnable” (al-nafs al-nâtiqa) des extatiques n’est pas anéantie. L’auteur de la Muqaddima place d’ailleurs les “fous de Dieu” parmi les soufis, et leur reconnaît l’accès aux différents degrés de la sainteté (maqâmât al-walâya) .

Ce qui caractérise le majdhûb est son insouciance des normes sociales et religieuses. Toutes les sources biographiques attestent chez ce personnage d’une excentricité qui se manifeste notamment dans l’apparence physique. Le jadhb produisant une rupture avec l’état de conscience ordinaire, et donc avec les codes culturels, il est fréquent que la personne concernée se dénude entièrement ou ne couvre que ses parties sexuelles. Cette nudité exprime la fitra, l’innocence édénique déjà évoquée à propos du ummî. Plus généralement, l’extatique ne prête aucune attention à ses vêtements, et porte le même habit été comme hiver, jusqu’à ce qu’il tombe en loques !

A la différence d’autres types de mystiques, le majdhûb transgresse souvent la Loi tout en jouissant d’une certaine impunité. Les ’ulamâ le considèrent en effet comme “non responsable juridiquement” (ghayr mukallaf) – à l’instar des enfants ou des fous – et eux-mêmes lui rendent visite, quêtant de sa bouche quelque sagesse. C’est que les défis qu’il lance aux musulmans sont lourds de sens : les attitudes provocantes qu’il adopte ont manifestement pour but de choquer, d’ébranler la bonne conscience du croyant ordinaire, afin d’inciter celui-ci à soulever le voile de la soit-disant “raison”.

La contemplation du monde invisible dans lequel le majdhûb est absorbé fait de lui un “voyant”, comme le disait Rimbaud. Ainsi, un des “fous de Dieu” qu’a rencontrés Ibn ’Arabî traite d’aveugle la foule à laquelle il s’adresse, car celle-ci croit que ce sont des colonnes qui soutiennent le plafond de la mosquée où ils se trouvent, alors que lui voit, à la place des piliers, des hommes invoquant Dieu. Invisible au commun des mortels, le monde du Ghayb est également l’Inconnaissable, littéralement ce qui est absent de la connaissance, de la conscience des hommes.

Sans être des extatiques définitifs, les grands maîtres du soufisme ont tous plus ou moins traversé des périodes de “ravissement” à leur raison ; on parle alors de hâl, de l’”état spirituel” qui investit un être avec fulgurance et sans qu’il s’y attende. Une fois revenu à la lucidité, celui-ci peut formuler son expérience pour en faire profiter autrui. La doctrine soufie n’est donc pas théorique : elle est fondée sur la “gustation spirituelle” (dhawq) et sur la praxis initiatique. Pouvons-nous voir à notre tour dans le soufisme, fait à la fois d’ivresse et de sobriété, d’extase et de contrôle de soi, une science expérimentale décrivant avec assez de précision l’au-delà de la raison ?

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