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Du complexe du Hamdoulilah de « Monsieur Islam » au français de confession musulmane

Qu’est-ce que c’est, être musulman, en 2004, dans une société laïque ? Les définitions ne sont plus toutes prêtes. Et pour comprendre ce que l’islam nous dit à partir de notre nouvelle situation concrète dans cette société-là, il faudrait que certains discours – religieux mais aussi institutionnels et politiques – arrêtent de parler au nom de ce « Monsieur Islam ». Cette expression part d’une anecdote entendue sur le terrain : lorsque les jeunes demandent à Tariq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux, « ce que l’islam dit », l’imam répond : « Je peux te dire ce que moi, Tariq Oubrou, je comprends là et maintenant de ce que l’islam dit » ; Et les jeunes insistent : « On ne veut pas savoir ce que toi tu comprends mais ce que l’islam lui-même énonce ! » Et Tariq Oubrou leur répond : « Eh bien si tu veux savoir ce que l’islam dit, vas donc chercher Monsieur Islam pour savoir ce qu’il dit ! »

Dounia Bouzar, “Monsieur Islam n’existe pas”

Une chose est sûre : on ne peut plus regarder à l’étranger pour trouver les réponses à nos questions. Toute la recherche que je viens de rendre m’a fait comprendre une chose : ce n’est pas par de grands discours et de grandes théories que les croyants réinterprètent leurs textes sacrés, mais par l’expérimentation, le vécu. Car une religion n’est pas là que pour nous faire réfléchir, une religion se vit. Le croyant fait le point entre ce qu’il croit, ce qu’il pense et ce qu’il vit. Il essaye de s’éveiller à sa propre réalité et à celle des autres. C’est comme s’il tentait de s’approcher du monde par le dedans et non plus par le dehors. L’observation de tous ces hommes et femmes montre comment le chemin de chacun et de chacune consiste à contourner les obstacles qui empêchent d’arriver à la paix, à l’harmonie, à l’épanouissement. On est sans cesse dans un processus de compréhension, d’expérimentation et de vérification. C’est pour cette raison qu’à un moment donné, c’est le devoir des intellectuels de faire partager toutes les expériences des uns et des autres, histoire de faire avancer l’Histoire à partir des histoires de chacun…

I – L’EXPERIENCE DE LA LAÏCITE

Dans les débats publics, l’islam est présenté comme un cas à part qui se distinguerait précisément par le fait que religion et politique seraient indissociables. Contrairement au christianisme qui recommande de « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », nombreux islamologues et musulmans énoncent d’une même voix, reprise en écho par les médias, qu’il n’existe aucune distinction entre l’instance spirituelle et l’ordre temporel en islam. Cette façon de prétendre que le christianisme, à l’inverse de l’islam, est intrinsèquement laïc évacue toute la dimension historique des déclinaisons des deux religions.

Cette étude montre comment la compréhension et la mise en application de la laïcité par des leaders au sein de leurs associations a évolué par la confrontation sur le terrain avec des interlocuteurs qui ont dialogué avec eux. Autrement dit, c’est d’abord par la pratique qu’ils ont découvert les significations, les dimensions, les apports de ce concept, et non pas par une théorie ou un discours.

I.1 Une réappropriation de l’islam à partir d’une expérience de discrimination

Lorsque les jeunes reprennent contact avec l’islam, dans les années 80, il s’agit bien d’une démarche identitaire. : c’est la perception de la discrimination qui a réveillé la conscience musulmane dans le contexte français. La réappropriation de l’islam s’opère à partir de ce vécu discriminatoire. Abdel, co-fondateur de l’association centrale de la région lyonnaise, l’exprime clairement : « Nous étions dans une demande de reconnaissance, une affirmation, ça se sentait dans nos réactions qui étaient très réactives : on était très à fleur de peau, face à des comportements qui niaient ce qu’on était, notre identité. Ca fait que, avec le recul, on voit bien que notre message était assez superficiel, parce que l’islam, c’est plus que ça. Mais la foi musulmane, la spiritualité, ça ne se négocie pas. On avait décidé qu’on ne voulait pas être moins musulman pour être plus français. Ce schéma-là, c’était fini, terminé. Mais ce qu’on entendait par-là, c’était très superficiel. Maintenant, on se sent plus à l’aise sur ce sujet. Mais beaucoup de personnes de la communauté ressentent ce sentiment. Ce qu’on vivait il y a dix ans, il y a des personnes très diverses qui continuent à le ressentir aujourd’hui. Des gens non pratiquants, des gens même qui sont éloignés de toute moralité, sans parler d’islam, mais qui vont faire un scandale parce qu’on ne leur a pas proposé des repas alternatifs. Même s’ils ne pratiquent pas du tout leur religion, ce sont eux qui vont faire des scandales parce que tout simplement ils sentent qu’on ne les reconnaît pas dans leur identité, ils ont l’impression d’être complètement niés. »

Après la déception des Marches pour l’égalité, un certain nombre de jeunes recommencent les émeutes. Ceux qui passent par l’islam sont dans le même état d’esprit. Au-delà d’une pure recherche d’identité, l’islam devient à ce moment-là un moyen de se faire entendre, de se faire « prendre en compte », de contester, bref de trouver une place. Il semble que la religion soit alors un outil plus qu’un objectif. Il constitue ‘un moyen de contestation’ parmi d’autres. L’autre co-fondateur de la même association l’atteste clairement : « Nos comportements n’étaient pas en accord avec ce qu’on préconisait. Quand on nous attaquait, on était capable de répondre encore plus violemment. Pour nous, c’était défendre notre identité. Mais en vérité, on faisait en actions le contraire de ce qu’on défendait comme valeurs. Normalement, on aurait dû avoir plus de sagesse et de retenue. Au nom de notre objectif, on trahissait en fait un peu nos valeurs par notre comportement parce qu’on ne les avait pas tant que ça assimilées, ces valeurs. Ce qui était le plus important, ce n’était pas le message qu’on prétendait défendre… La vérité, c’est que le plus important, c’était nous : notre équilibre à nous. Ce que je défendais en fin de compte, c’était moi. Je me défendais moi, pas les valeurs musulmanes. Des fois, je contredisais même mes valeurs pour moi, parce que j’en avais marre qu’on me nie, qu’on me refuse des choses, même si c’était accessoire, même si c’était vraiment secondaire… On défendait un message qu’on connaissait peu, on défendait une identité qu’on connaissait peu, on l’utilisait plus qu’on ne cherchait à la promouvoir… Il y avait surtout cette envie d’en débattre, on nous avait tellement niés… »

L’intrusion de ces jeunes dans l’espace public correspond à cette demande de reconnaissance au sein de la société. La visibilité de l’islam est choisie pour marquer leur inscription dans la société.

I.2 La confrontation à l’argumentation laïque

Une différence va être faite entre les fondements vécus comme religieux, destinés à gérer les relations sociales entre les hommes (ramasser les papiers sales, aider sa voisine, voter…) et les règles d’organisation pour les mettre en place, c’est-à-dire les lois qui pourraient en émaner pour construire l’organisation sociale. Pour nos interviewés, le Coran contient des principes mais ne prévoit pas de mode de fonctionnement pour les mettre en place. On peut donc noter une nouvelle vision islamique qui, bien que maintenant un rapport ‘fondamental’ aux textes religieux, opère une distinction entre l’aspect historique de l’islam et les principes eux-mêmes, tout au moins sur cette question juridique précise.

Car la « confrontation avec la laïcité » amène les leaders à étudier les deux concepts qui leur sont présentés comme incompatibles par leurs interlocuteurs principaux. D’une part, les leaders étrangers auxquels ils se sont identifiés au départ, issus de mouvements musulmans radicaux, considèrent que le concept de laïcité est strictement relié à des modèles antireligieux, rejetant tout ordre moral et niant toute possibilité de vérité du message divin. D’autre part, les responsables politiques et/ou institutionnels mettent en avant la laïcité pour contrer la violence des manifestations ostentatoires des leaders associatifs en pleine place publique, se concentrant sur l’aspect religieux des comportements au lieu d’en analyser les causes.

La question « Quels sont nos droits pour être musulman en France ? » se transforme avec plus de rigueur en « Qu’est-ce que c’est, au fond, être musulman dans un pays laïc ? » C’est finalement, la meilleure connaissance du concept de laïcité qui va les faire avancer dans leur réflexion : « Notre évolution est en lien direct avec la compréhension de la laïcité française. Pour nous, laïque signifiait ‘contre Dieu’. Contre le religieux. Puis on a découvert que ce n’était pas ça, mais que la laïcité avait été instaurée pour permettre la pluralité : c’était un cadre qui permettait à toutes les religions de vivre ensemble, sans supériorité de l’une sur l’autre. Nous n’avions donc plus besoin de ‘faire la guerre’, même si ça ne restait que dans le domaine symbolique. La France était un pays favorable pour être musulman, pour être respecté. La compréhension de la laïcité nous a finalement apaisés et redonné espoir. 1 » Ils réalisent qu’ils ne peuvent pas trouver de réponses à leurs questions en se tournant vers les pays étrangers, puisqu’il s’agit de la première expérience d’implantation de l’islam dans une culture française laïque. C’est à partir de là qu’ils traduisent des livres religieux en français et commencent à « penser l’islam » en français : « Du coup, on ne pouvait plus garder le vocabulaire que certains nous avait appris, on ne pouvait plus appeler notre voisin « koffar ». Penser l’islam en français a changé notre vision du monde, de nous, et des autres. »

Ce passage est déterminant dans l’évolution des associations. Les leaders réalisent que la laïcité ne prétend pas éliminer les religions. Par conséquent, même si elle ne véhicule pas les mêmes valeurs, le cadre qu’elle instaure n’interdit pas la promotion d’une éthique musulmane pour ceux qui le souhaitent. Bien au contraire, le respect de la liberté de conscience qui découle de la neutralité laïque permet l’adhésion de chacun aux valeurs religieuses qu’il choisit. Un jeune ira jusqu’à nous dire que d’après lui, la laïcité permet d’être plus fidèle à ses principes musulmans que la réalité non démocratique de certains pays dits musulmans, dans lesquels les rapports des hommes reposent sur la corruption, le mensonge, etc.

I.3 L’engagement social

Cette façon de comprendre la laïcité entraîne des changements d’attitude de la part de ces associations. La plupart, sous prétexte d’activités culturelles, privilégiaient jusque là l’apprentissage du culte. Nombreux étaient les lieux d’accueil où derrière la salle d’aide aux devoirs, se trouvait la salle de prière, garnie d’une bibliothèque religieuse. Dorénavant, les dirigeants vont accepter de respecter la séparation des lieux public/privé dans leurs activités. Hocine, président d’une association de la région lyonnaise, parle de cette période : « Avant, il y avait un mélange entre la prise en charge éducative et la prise en charge religieuse. A cette époque, on trouvait normal qu’il y ait la moquette2 par terre et les livres théologiques dans l’arrière salle. C’était un centre de loisirs convivial, un lieu d’accueil, avec de la chaleur, des merguez… Ceux qui rataient l’heure à la mosquée arrivaient ici, enlevaient leurs chaussures et faisaient leur prière. L’étudiant venait voir ses amis et en même temps, il priait au passage”. Khalid, responsable d’une association du Nord, explicite : « En fait, on a une meilleure compréhension de la société où l’on vit, mais aussi de la démarche associative et même de l’islam. Ce nouveau rapport entre le religieux et le social entraîne la mise en place de nouvelles formes d’action au sein des associations. Il y a eu ce que le responsable d’une des associations appelle « un recadrage », qui a consisté à ne plus directement mélanger le culturel et le cultuel, entraînant une ouverture vers des contacts plus diversifiés.

La compréhension de la laïcité a des répercussions sur le contenu des activités. D’abord centrées sur elles-mêmes, ces associations implantées dans les banlieues ne proposaient souvent que des activités de type occupationnel. Salim, Président d’association de la région parisienne, nous dira que « l’objectif premier était de créer un cadre fraternel avec des jeunes filles, des jeunes garçons, des femmes, des hommes, des pères de familles, des mères de familles. ». Un autre leader, de la région lilloise, précise dans les mêmes termes : « Nous n’avions pas d’endroit à nous. Dans notre quartier, il n’y avait pas d’association, tout simplement. Notre premier objectif était basique : c’était de pouvoir nous retrouver, pour parler au chaud, faire des petits loisirs entre nous, mettre en place des tournois de foot. Contrairement à nos pères qui avaient compartimenté leurs associations entre marocains et algériens, on voulait pouvoir se retrouver tous au même endroit ».

Mais le travail sur la forme les amène à une réflexion sur le fond, qui débouche sur des positions plus éducatives. La nécessité de se tourner vers les autres, d’être utiles, et d’assumer un rôle envers la société remplace à partir de ce moment l’occupationnel. De la « plateforme conviviale de rencontres de quartiers », l’association d’une banlieue lyonnaise ouvre sa palette à diverses activités péri-scolaires pour ensuite élaborer des projets pédagogiques par tranche d’âge : actions de sensibilisation contre les ‘marques’, activités écologiques… Ici et là, les autres témoignent de la même évolution, certaines se spécialisant sur la tranche d’âge 17-22 ans dont personne ne s’occupait, d’autres se spécialisant par exemple dans l’humanitaire, parce qu’« il fallait utiliser les énergies dans un but plus noble ».

Ces nouvelles modalités d’action ne sont pas toujours le fruit de la volonté individuelle des leaders associatifs mais résultent aussi d’interactions avec les autres partenaires du quartier, plus proches depuis le « recadrage laïque ». Ali, de la région lyonnaise, nous explique : « En vérité, nous n’avons rien fait de spécial pour sortir du communautarisme. Il faut être honnête : notre volonté n’était pas d’aller vers les autres au début, mais de nous retrouver, je pourrais dire de nous trouver. C’était « nous d’abord ». Et puis petit à petit, on s’est rendu compte qu’on était tout seuls dans notre coin, et qu’il fallait déjà rentrer en contact avec le centre social. On a demandé à participer au conseil d’administration du centre social du quartier ». A Lyon comme ailleurs, les associations mettent en avant une recherche globale de partenariat, estimant que le peu qu’elles ont réussi à élaborer leur a fait prendre conscience qu’il fallait « plus de partenariat non seulement pour être à l’écoute des autres mais aussi pour être écouté dans les problématiques qu’on rencontrait nous-mêmes. 3 »

A partir de cette ouverture, se met en place une professionnalisation des bénévoles, qui ont tous passé leur BAFA et leur diplôme de directeur : « On n’avait pas le choix, les dossiers de demande de subventions étaient des dossiers béton, de structure professionnelle, qui faisaient au bas mot trente pages. Il fallait parfaitement maîtriser les notions pédagogiques 4 » Le social n’est plus pratiqué dans un cadre religieux, au sein même de la religion, comme c’était le cas dans les débuts associatifs. Le choix religieux devient personnel, dans la mesure où il n’est pas imposé aux adhérents.

II – L’EXPERIENCE DE LA CITOYENNETE

La volonté d’occuper une place au sein de la société est au centre de tous les discours recueillis. L’articulation action/foi se met en place. Comment ces responsables associatifs relient-ils leurs symboles religieux, leurs croyances, à leur style de vie dans cette société ? Quelle utilisation en font-ils ? Quelle force sociale recouvre la foi de ces Français ? Quels liens peut-on établir entre la socialisation religieuse des membres d’une association et leur participation à l’action publique ? Quelle influence a la revalorisation de l’identité musulmane sur la participation à la nation française des jeunes qui s’y reconnaissent ? L’utilisation de leur référence religieuse est-elle un élément fédérateur ou un élément séparateur ? Quels sont les risques d’affrontement et de ségrégation avec ceux qui ne sont pas musulmans, ou « pas musulmans comme eux » ? Et enfin, comment la société les accueille-t-elle et quelle perception a-t-elle d’eux ?

II.1 Reconnaissance de l’islam ou enfermement dans l’islam ?

Les leaders ont vite compris que l’augmentation de droits quant à la pratique du culte musulman ne signifiait pas forcément un accès à l’égalité qu’ils revendiquent. L’octroi de droits religieux s’inscrit dans une relation où « les autres » leur disent encore « ce qui est bien pour eux » : « Les sociologues qui veulent construire des belles mosquées visibles ne nous intéressent pas. Nous comprenons ce qu’ils veulent : des beaux monuments qui leur rappellent l’étranger, qui leur rappellent leurs vacances au Maroc… Ca leur donne l’impression qu’ils nous ont acceptés. Mais nous, on veut quelque chose de fonctionnel : correct au niveau de l’hygiène, de la sécurité, et qu’il y ait assez d’espace pour accueillir les femmes, c’est tout. Pourquoi faudrait-il un minaret alors qu’il n’y a pas d’appel à la prière ? Ce lieu de culte doit rayonner dans la société française autrement que dans les sociétés musulmanes, plutôt par sa dimension sociale que par une visibilité esthétique. Même pour la construction de lieux de culte musulman, le désir de la société de prouver qu’elle tourne une page de son histoire prime sur nos demandes ! Faudra quand-même nous écouter un jour ! On voudrait bien participer ! 5 »Selon eux, le paternalisme qui voudrait combattre la discrimination obéit en réalité au même processus de généralisation, à la même logique différentialiste, dans laquelle ils ne sont pas reconnus comme des acteurs à part entière. Si la possibilité de « se montrer musulman » a pu constituer pour eux la preuve qu’ils étaient « ici chez eux », le danger de se voir réduits au domaine religieux s’est vite avéré. Il leur faut veiller à ne pas se laisser circonscrire à ce dernier.

Les militants associatifs veulent échapper à la désignation de ‘musulmans’, à présent refermée sur eux, à partir de laquelle les pouvoirs publics les assignent à une problématique et à une place pré-définies. « L’appartenance à l’islam » des leaders est devenue aux yeux des institutions un mode explicatif de leurs actions et de leurs revendications. A partir d’une histoire vécue 10 ans plutôt, les décideurs étendent, par simple analogie, la même grille d’analyse à tous les leaders liés – de près ou de loin6 – à cette expérience. En généralisant les comportements d’individus différents au point de les ramener à une entité homogène, les interlocuteurs politiques les qualifient sans éprouver le besoin de dialoguer. L’« islamisation du lien social » devient un prisme à partir duquel tout se comprend et tout se décide, ce qui dispense d’utiliser les procédures démocratiques de droit commun – procédures de consultation, de concertation et de participation – notamment pour l’examen des dossiers de subventions. Alors que la réussite de cette dynamique de la politique de la ville est censée passer par la communication locale, il n’y a ni dialogue ni partenariat avec les associations interviewées.

Ces responsables associatifs estiment que l’islam sert de prétexte pour les déclarer incapables d’accéder à une vraie citoyenneté. On reprochait à leurs parents et grands-parents leur arrivée récente et leur nationalité étrangère. Maintenant, c’est l’islam. « Comme les travaux de Saïd Bouamama l’ont bien montré7, les arguments mis en avant pour nous exclure sont les mêmes que ceux utilisés pour les esclaves, les femmes, les ouvriers et les colonisés lorsqu’ils ont eux-aussi vécu de longues périodes d’exclusion du politique : une prétendue incapacité et la non-appartenance à la nation ».8 Karim se plaint d’être invariablement renvoyé à sa « facette musulmane » dès lors qu’il intervient en tant que militant d’une association laïque : « On essaye de nous cantonner à l’islam. Par exemple, celui qui a une référence catho peut représenter notre association laïque. Celui qui a une référence humaniste aussi. Mais moi je ne peux pas. Je dis aux journalistes que je leur parle en tant que membre du conseil d’administration, ils acquiescent mais le lendemain, il y a marqué dans le journal « KX, de l’association musulmane de… »9.

Ces responsables associatifs se sentent piégés par un système qui les désigne, les définit, interprète leurs demandes et leurs comportements en leur ôtant la possibilité de se définir librement.

II.2 Une question de démocratie avant tout

Cette constatation amène les leaders à se concentrer sur la question de la démocratie, ce qui les conduit à prendre conscience que le blocage dont ils souffrent ne touche pas uniquement les musulmans. La discrimination qu’ils subissent du fait de leurs revendications vient simplement rejoindre un ensemble de discriminations. Ils estiment qu’« elle trouve sa source dans l’imaginaire collectif lié à tout ce qui est non-européen ». Leur situation ne pourra évoluer que « si le problème des discriminations et des inégalités en général est déconstruit et réglé. » Ces questions sont considérées comme fondamentales puisqu’ « elles remettent en cause le préambule de la Constitution » : ils estiment qu’elles ne peuvent être traitées de manière accessoire – par exemple à travers un numéro vert10 -, mais nécessitent de repenser la société dans son ensemble : « Les Français ont été élevés dans l’idée qu’il y avait des sous-citoyens de seconde zone. Le « négro » ramasse autant, par période, que le « bougnoul », remplacé aujourd’hui par « l’islamiste ». Un simple discours ne fera pas évoluer ces idées profondément enracinées dans la société française. Comment pouvez-vous expliquer que ceux que vous nous avez présentés comme inférieurs deviennent nos égaux ? Et pourquoi le deviendraient-ils ? Notre objectif est de proposer un projet de société des-ethnicisé dans lequel les gens n’ont pas de droits en fonction de leur origine ou de leur religion, où l’on applique tout simplement la déclaration des Droits de l’Homme. On ne veut pas changer la République, on veut appliquer sa devise 11 ».

Deux aspects sont à souligner dans le discours de cet interviewé : premièrement, l’histoire partagée – la mémoire – sur laquelle il s’appuie n’est pas celle « des musulmans », ni même celle « des croyants ». C’est la discrimination et l’inégalité qui relient le groupe auquel il s’identifie. Deuxièmement, la référence qu’il évoque pour baser le combat à mener n’est pas l’islam – ni même une philosophie commune aux religions monothéïstes – mais un texte légal issu de la production humaine : la Déclaration des Droits de l’Hommes. C’est à partir d’un vécu discriminatoire – et non pas d’un engagement religieux – que les positions politiques sont affirmées.

Dix ans après la lutte pour la visibilité de l’islam, s’ouvre une nouvelle bataille destinée à ne pas se laisser enfermer dans l’islam. L’ethnicisation du lien social est analysée comme l’illustration parfaite du dysfonctionnement républicain : « La gestion ethnique date de la colonisation : on est des gens à part, on se comprend entre nous… Et c’est insupportable d’être rejeté ou même choisi par rapport à son origine ethnique. C’est le projet de société de Le Pen, de distribuer des droits aux gens selon leur origine… Ceux qui vivent dans les quartiers ont eux-mêmes gardé ce stigmate hérité de la colonisation, une auto-censure sur leur capacité à être égal et à faire des choses tout seul.12 » Les leaders accusent de façon massive les institutions d’exercer une gestion de « type ethnique » ou de « type colonial » : « Lors d’un grand colloque sur la politique de la ville, tous les préfets étaient là, des ministres, à côté de nous, à Vaulx-en-Velin, pour parler de nous et nous, on n’y était pas ! On s’est tellement insurgé qu’ils nous ont donné six places. Évidemment, on est rentré à quarante, et on a pris la tribune de force pour lire le discours qu’on avait préparé toute la nuit… Leur réaction a été de nous envoyer les deux personnalités d’origine maghrébine du colloque – le chercheur Adil Jazouli et le sous-préfet à la ville (qui s’appelait je crois Aïssou) – pour nous calmer ! Les anciens sauvages parlent aux sauvages ! C’était nous dire : vous êtes révoltés parce que vous êtes des Arabes ! Nous, on était révolté parce qu’on n’était pas consultés ! »13 

Ils reprochent aux politiques publiques leur recours alternatif14 à la cause culturelle, ethnique ou religieuse pour expliquer la marginalisation des familles et estiment que le diagnostic sur lequel les pouvoirs publics s’appuient pour élaborer la politique des quartiers, puis la politique de la ville, associe la gestion de l’immigration à la crise urbaine : les premiers rapports de chercheurs de la Protection Judiciaire de la Jeunesse faisaient état du « handicap culturel »15 des enfants délinquants des familles immigrées16. Dans les Contrats de ville, les « territoires sensibles » étaient désignés d’abord en fonction de leur taux de chômage, puis en fonction du taux de « population étrangère »17. Le dernier document d’orientation du XIIème Plan (2000-2006) énonce encore que « la sur-représentation des familles immigrées ou issues de l’immigration dans les quartiers relevant de la politique de la ville – deux fois plus que la moyenne nationale-, doit conduire à un travail en commun des deux approches, politique de la ville d’une part, politique d’intégration d’autre part. » Des rapports officiels d’enseignants de l’Education Nationale relient des actes d’incivilité à l’origine des élèves défaillants, nécessitant la mise en place de colloques de réflexion18 sur ce thème… Ils citent également les hommes politiques : au début des années 80, Pierre Mauroy avait évoqué des manipulations religieuses à l’occasion des conflits sociaux qui secouèrent le secteur de l’automobile entre 1981 et 198419. Aujourd’hui, c’est Alain Juppé qui interroge : « Peut-être n’évitera-t-on pas un conflit avec l’islam ? »20

Le plus âgé des leaders interviewés fait le parallèle entre la gestion de la Marche pour l’Egalité et la situation actuelle des jeunes issus de l’immigration : « Petit à petit, on a fait croire aux Français que les jeunes brûlaient des voitures non pas parce qu’ils vivaient dans des ghettos, que leurs parents étaient au chômage, qu’ils étaient discriminés à l’emploi à cause de leur patronyme, mais parce qu’ils étaient « d’une culture différente » ! On a fait croire que leurs revendications n’étaient pas légitimes, ils devaient faire des efforts pour « s’intégrer » ! C’était justement ce qu’ils voulaient, s’intégrer, encore faut-il trouver du boulot ! Les associations de l’époque sont tombées dans le piège. Le FAS leur a donné du fric pour faire un peu de folklore : leur reconnaissance s’illustrait par l’autorisation de faire une couscous-party le dimanche et la danse du ventre ! Et tout le monde est rentré chez soi ! On ne fera pas la même erreur… Même si on nous distribue gratuitement de la viande hallal et qu’on nous met des salles de prières à chaque croisement de rue, on continuera à se battre pour l’égalité de tous ! »

II.3 La défense de valeurs communes et non pas d’une communauté

S’amorce un processus dans lequel ces animateurs vont tenter de définir et de promouvoir les « valeurs communes » qui les lient aux autres citoyens français : « Ce que nous voulons défendre, ce sont des valeurs et non une communauté. Et on veut travailler sur des valeurs communes avec les autres, pas sur notre identité spécifique. Il fallait une certaine maturité, mais pour nous, c’est acquis.21 ».

Il s’agit de défendre non plus l’islam en tant que tel – ni les musulmans – mais des valeurs universelles22. Ils expliquent que cette position ne va pas de soi et déroute les non-musulmans comme certains musulmans : « Les gens de l’extérieur, comme beaucoup de ceux de la communauté musulmane, ne nous comprennent pas. Déjà, il avait fallu se battre auprès de l’ancienne génération pour que des jeunes en difficulté, toxicomanes et délinquants, puissent pénétrer dans les lieux de prière… On avait obtenu gain de cause parce qu’ils avaient fini par comprendre qu’on avait un rôle d’exemple important à jouer. Mais cette fois, nous sommes carrément partenaires avec d’autres adultes qui ne croient pas en Dieu, qui mangent du saucisson pendant les réunions, boivent de la bière et fument parfois du haschich… , et qui le revendiquent comme mode de vie ! Certains musulmans se demandent ce qu’on fait avec ces gens-là. Pourtant, ce qui nous lie est fondamental : la justice sociale, le droit, le commerce équitable, la protection de la planète, l’anti-mondialisation, la démocratie !23 ».

La lutte contre la discrimination des musulmans s’opère non plus au nom de la liberté de religion mais au nom des valeurs citoyennes. La position explicitée ici – « C’est au nom de ma citoyenneté française que je veux qu’on me respecte avec ma confession musulmane.24 » – en est l’illustration, mettant en valeur l’intériorisation du modèle de citoyenneté française basé sur l’individu. « La modification de la lumière jetée de l’extérieur sur le statut des individus et des groupes les appelle à se redéfinir par l’intérieur. Cette redéfinition entraîne à son tour à repenser les modalités de leur coexistence. Elle oblige enfin à reconsidérer la nature et les voies du rapport de représentation entre les composantes de cette sphère civile radicalement autonomisée et la sphère politique 25 ».

Il ne s’agit plus d’égalité de traitement demandé en tant que musulman, mais d’une égalité pure en tant que citoyen français. C’est à partir d’un vécu discriminatoire – et non pas d’un engagement religieux – que les positions politiques sont affirmées. Cela les conduit donc à adopter une nouvelle attitude : ils n’analysent plus la réalité à travers les termes de l’islam, mais dans un cadre de pensée socio-politique, utilisant des terminologies empruntés au langage et aux catégories politiques. Nous sommes loin des discours contemporains des Frères musulmans, qui puisent dans l’imaginaire musulman, en alimentant le discours social par de l’exégèse populaire (« on ne peut pas être musulman en restant dans son fauteuil de salle à manger »). Le discours des leaders associatifs musulmans s’ancre désormais dans leur expérience d’une société pluraliste.

Du complexe du Hamdoulilah de « Monsieur Islam » au français de confession musulmane

La relation avec le concret est fondamentale dans le message coranique puisque le Coran lui-même a été révélé pendant 23 ans, en répondant à des situations historiques particulières. Tous les religieux sont d’accord pour reconnaître que les énoncées coraniques expliquent presque toujours leur contenu en fonction des cas concrets qu’ils traitent. Dès la fin du 19ème siècle, le grand réformiste Mohamed Abduh remarque que les premiers exégètes ont bien fait la différence entre les principes de l’islam et des éléments coraniques qui s’apparentaient plus à de la narration. Ces derniers conservaient dans leurs développements les circonstances de la Révélation pour distinguer les croyances fondamentales des formules de mises en œuvre.

La remise en marche de cette réflexion afin de désacraliser des formes politico-historiques devrait être favorisée par le contexte démocratique français où les gouvernements n’utilisent pas la religion à des fins politiques. L’inscription des musulmans au sein d’une société moderne basée sur l’individu, et non pas organisée selon des fonctionnements de type claniques, devrait également produire de nouvelles perspectives de réfléchir leur manière d’être musulman. Pourtant, même si le pluralisme laïc a conduit un certain nombre de musulmans à réorganiser leur façon d’exister et de croire (voir partie I), force est de constater que cela ne débouche pas encore sur une véritable nouvelle herméneutique. Qu’est-ce qui empêche de distinguer les principes de l’islam (reconnus par la majorité des théologiens musulmans) des formes qu’ils ont pris tout au long des siècles passés, notamment par exemple sur la question des femmes ?

I – UN CONTOURNEMENT DES NORMES SANS VERITABLE INTERROGATION

Bien souvent – et cela est vrai en particulier des femmes – les musulmans nés en France en appellent à l’autorité des textes religieux pour contester certains aspects oppressifs de la culture des pays d’origine, dans l’objectif de démontrer que ces derniers n’ont aucun fondement théologique. Ce recours au religieux leur donne une légitimité qui leur permet d’une part d’échapper aux traditions et d’autre part de combattre l’image d’un islam forcément archaïque et dangereux notamment véhiculée par les médias. Mais cela les entraîne souvent à estimer que les solutions toutes faites sont déjà dans les Textes Sacrés et donc à une « utilisation » du texte qui doit devenir « consommable » dans l’immédiateté, afin de montrer que « l’islam ne dit pas ce que les autres disent qu’il dit… » Cela fait du Coran une sorte de Livre de « recettes », de « prêt à penser », voire de « schémas de conduite », où l’on va chercher un morceau de verset pour lui faire dire ce que l’on a envie qu’il dise, empêchant toute méthodologie de relecture ou de réécoute qui constituerait du coup une prise de risque vis-à-vis de l’objectif très utilitariste recherché. Nous insistons également sur le fait que ce type de relation aux textes entraîne la négation de tous les facteurs extra religieux intervenant dans la construction d’un individu et de la société, y compris justement dans sa relecture des Textes Sacrés.

I.1 Le complexe du Hamdoulillah

De manière générale, l’obligation d’instruction, l’utilisation de la raison, l’engagement au sein de la société, sont autant de notions réappropriées par les femmes alors qu’elles étaient avant l’apanage des hommes dans les sociétés d’origine. La redéfinition de l’islam apparaît comme une volonté de relire le passé pour construire l’avenir et d’arracher aux hommes le monopole de parler au nom de Dieu : « Tariq Ramadan nous a montré que le refoulement des femmes dans l’espace du privé existait avant l’islam. Il est lié à un aspect traditionnel plutôt que religieux. Les relations entre les hommes et les femmes sont permises en islam tant qu’elles s’élaborent dans le respect. Aucun texte ne stipule de manière univoque la séparation systématique des hommes et des femmes. Au contraire, les hadiths qui racontent comment les hommes et les femmes se rencontraient du temps du Prophète sont nombreux. Beaucoup de pratiques ne concernaient que le Prophète et ses femmes, qui avaient un statut particulier. 26 »

Mais on constate également que les jeunes filles ne prennent pas en compte d’autres données pourtant essentielles à leur réflexion et à leur évolution. La « bonne » islamisation des individus est censée remédier à toute difficulté… En se référant aux textes pour y puiser des éléments favorables à leurs droits, les musulmanes acceptent implicitement l’idée que toutes les solutions s’y trouvent. Pour prendre pour exemple les activités de Nora, toutes les réponses à un problème actuel se trouvent pour elle régentées par l’islam : la maltraitance d’une « sœur » par son père, les disputes de l’autre avec son mari, l’échec universitaire de la troisième, les problèmes de santé de la quatrième… Toutes les conférences organisées, y compris dans le milieu féminin, relient le thème abordé à l’islam, alors même que celui-ci demanderait également des apports de disciplines multiples et variées (psychologie, psychanalyse, anthropologie, histoire, médecine, etc.) A en croire le titre des débats, il suffirait d’appliquer « le vrai islam », pour que tout soit parfait. La seule bataille éventuelle à mener devient donc de pouvoir connaître les « réponses de l’islam ».

Nadia a quitté l’association de femmes musulmanes de sa ville pour cette raison : « A chaque fois que j’exprimais un doute, un désespoir quelconque, on me répondait par le fameux « Ma sha Allah27, c’est tout. » et la discussion était close. Il n’y avait pas de place pour le désespoir, ou tout simplement pour l’inquiétude, cela aurait été douter du pouvoir de Dieu ! Certes, nous étions toutes pour l’égalité, la liberté, l’épanouissement de l’individu, mais pour ce qui était des stratégies à élaborer pour y accéder, il n’y avait qu’à laisser faire Dieu. L’une d’entre nous appelait ça « le complexe du Hamdoulillah » … Finalement, les problèmes des femmes en tant que tels ne méritaient pas qu’on s’y attarde plus que ça puisque l’islamisation des hommes était censée remédier à tout dysfonctionnement. En conséquence, les difficultés n’étaient souvent véritablement ni reconnues ni analysées. Et moi, j’ai bien compris que ce n’était pas si simple parce que j’en ai fait les frais. J’ai épousé mon mari parce qu’il se présentait comme « un bon musulman ». Et je me suis rendu compte que cela ne suffisait pas pour faire un mariage heureux. Dans mon esprit à moi, au nom de mon islam, j’avais le devoir de me cultiver et de prendre une place au sein de la société. Pour lui, au nom de son islam, il était évident que le rôle de sa femme se réduisait à la maison pour s’occuper de ses enfants. » Ce type de positionnement nie tout processus dialectique entre ce qu’est l’individu et ce qu’il comprend du message divin.

I.2 Islamisation de valeurs modernes ou modernisation des musulmans ?

Prenons l’exemple du match de football. Deux des associations interviewées arrivent à pratiquer ce type d’activité avec un public mixte, contrairement à des centres de loisirs annexes qui ont le plus grand mal à persuader les filles de se mélanger aux garçons… Dans les locaux sont affichées des photos de grappes de garçons et de filles arborant les maillots de football. Dans les deux associations, la réussite de cette activité est une grande fierté, tant pour les responsables que pour les jeunes. Mais l’observation participante fait apparaître deux logiques différentes : pour la première association, le match de football mixte est une application de l’islam, pour la deuxième association, il s’agit d’une séance de sport à laquelle des musulmans peuvent participer sans problème. Les arguments invoqués pour encourager les jeunes ne font pas appel à la même logique.

Les premiers vont justifier la pratique de cette activité par l’islam : « Nous savons que le Prophète (Paix et Salut sur lui) faisait des courses de chameaux avec sa jeune femme Aïcha. Nous pouvons penser, si nous contextualisons cet exemple dans notre époque, qu’il aurait pu faire aujourd’hui, comme c’est la mode, des courses à pied, du training, s’il vivait parmi nous en 2003. Le principe qui ressort de cette tradition montre bien que le sport de course est hallal et qu’on peut le pratiquer en mixité. Quel meilleur exemple que notre Prophète (Paix et Salut sur lui) ? Il est donc certain que l’islam permet que vous pratiquiez le football, qui consiste aussi à courir, en mixité, dans la mesure où le contenu de vos cœurs est pur et ne contient pas de mauvaises intentions. Ceux qui vous disent le contraire appliquent l’islam à la lettre et non dans son esprit. Ils n’ont rien compris à l’islam ! »

Les seconds ne font pas appel à l’islam mais injectent « de l’élément humain » et font appel à la raison pour justifier la mixité devant quelques jeunes récalcitrants qui ne trouvent pas ça « très musulman » de se mélanger avec des filles pour faire, en plus, un « sport d’hommes »… : « Quand tu montes dans le métro, ça ne te gêne pas d’être en totale proximité avec des filles ? Et quand tu traînes à la foire non plus ? Pourquoi tu te poses plus cette question quand il s’agit de filles qui sont de la même religion que toi ? Ca change quoi ? On fait du foot pour cracher les gaz des pots d’échappement que l’on ramasse toute la semaine dans nos poumons, voilà pourquoi ! Et je ne vois pas pourquoi les filles n’y auraient pas droit ! » Ce type d’argument réintroduit la subjectivité humaine et renvoie le jeune à lui et à ses propres choix. Il ne s’agit plus de dire « L’islam dit que… » mais bien d’amener ce garçon-là, ce « musulman-là » à se demander ce que lui en pense.

Lorsque nous questionnons ces mêmes animateurs sur le lien éventuel entre l’islam et le football, ils répondent : « Nous avons une certaine éthique musulmane dans nos activités. Cela signifie que nous combattons la drogue, la délinquance, les coucheries, etc. Mais il faut arrêter de mettre de l’islam partout… L’islam n’a pas inventé le football, ce sont les Anglais qui l’ont inventé ! Si l’activité proposée respecte l’éthique musulmane – autrement dit ne pousse pas à des choses néfastes – , je ne vois pas où est le problème… Le code de la route, on ne va pas faire croire que c’est l’islam qui l’a inventé non plus ? Et pourtant, on le respecte ! On dit même que ne pas le respecter est un grand péché, parce que c’est une règle, une loi, mais on n’a pas besoin de justifier que l’islam a inventé cette loi pour la respecter ! »

Pour la première catégorie d’animateurs, que l’on a appelé les « islamisants »28, l’islam reste la source exclusive à partir de laquelle tout est conçu. La deuxième « catégorie » de nos interviewés – appelés « socialisants » – prennent le risque de recourir à des spécialistes de sciences humaines pour aborder des thèmes qui étaient jusque là traditionnellement traités par des « religieux » : « Si je voulais, je pourrais moi aussi tout justifier par des versets et des hadiths. Y compris l’idée que justement l’islam ne répond pas à tout… Ce n’est pas très compliqué, chacun peut lire ce qui l’arrange et faire l’impasse sur le reste… Je pourrais commencer par exemple par rappeler que le Prophète (Paix et Salut sur lui) a été le premier à ramener des valeurs qui existaient déjà, avant la révélation de l’islam. Juste lorsqu’il a déclaré : « Je suis envoyé pour accomplir les nobles caractères », cela veut bien dire que les nobles caractères existaient déjà, non ? On peut citer quantité d’exemples allant dans ce sens… A qui le Prophète (PSL) a-t-il fait appel pour mettre en place une administration ? Aux Romains ! Il a fait appel à eux pour leurs compétences et leurs expériences ! Ils avaient cette avancée par rapport aux musulmans… Et pendant la bataille de Badr, qu’est-ce qu’il a demandé aux prisonniers ennemis en échange de leur liberté ? D’apprendre à lire et à écrire aux soldats musulmans ! Et pendant une autre bataille, lorsqu’il a demandé aux soldats de se positionner comme ci et comme ça, un des compagnons lui a demandé : « Oh Prophète, est-ce une révélation ? » et qu’est-ce que celui-ci a répondu ? « Non c’est une technique de guerre ». Ca veut bien dire ce que ça veut dire. Alors dans l’association, on a décidé de recourir à des spécialistes. On fait venir des philosophes, des historiens, des médecins, et même des psychiatres et des psychologues ! Pour certains, c’était complètement haram ! Il suffit d’être musulman et ça règle tout…Ils nous répétaient : « C’est avec le rappel de Dieu que les cœurs s’apaisent… » Mais finalement, les langues ont commencé à se délier. J’ai servi d’intermédiaire : au début je parlais à la place du public. Je posais tout haut les questions que tout le monde se posait tout bas… Cela a ouvert des portes, petit à petit, chacun a commencé à s’exprimer… Et à présent, chacun se bat pour témoigner de ce qu’il a compris de nouveau en parlant avec un psy… Cette ouverture nous a fait avancer nous aussi, les adultes. Nous avons créé des cercles de paroles où les familles viennent échanger les questions qu’ils se posent sur leurs différents problèmes de la vie quotidienne. Ils se vident et trouvent de solutions ensemble. »

I.3 La mixité et la question du respect des normes

« La femme » est en même temps une des questions sur laquelle l’islam est le plus attaqué de l’extérieur et paradoxalement celle qui apparaissait – jusqu’à la polémique récente sur le foulard – la moins débattue à l’intérieur même des associations musulmanes. Les interviews laissaient apparaître un mécontentement féminin évident. Les adhérentes rencontrées n’hésitent pas à se plaindre des éternels « droits et devoirs » ressassés dès lors qu’il s’agit de parler d’elles : « Tout ce qui concernait les femmes était lié aux « droits et devoirs ». Il y avait des livrets de toutes les couleurs : rouge, blanc, jaune, vert… Je n’en ai jamais lu aucun. « Tu dois faire ça et tu ne dois pas faire ça… » Où est le bon sens ? Où est le raisonnement ? L’islam fait pourtant sans cesse appel à ces notions. »

La première observation générale concerne la composition des équipes d’animation. Sur douze associations, une seule contient plus de femmes que d’hommes, tant dans son équipe de direction que dans son équipe éducative. Toutes les autres équipes de direction sont principalement masculines et les animatrices féminines assez rares, ou spécialisées pour le public féminin (gymnastique féminine, cours de cuisine, de couture, etc.) Les responsables associatifs conviennent qu’il y a un problème : « Il faut être honnête là-dessus, c’est vrai que nous ne sommes pas encore très à l’aise dans la mixité. Nous savons que c’est plus culturel que religieux, mais les habitudes ont la vie dure. Paradoxalement, on se sent souvent plus à l’aise avec des non musulmanes qu’avec des musulmanes… On essaye d’y réfléchir mais ce n’est pas facile de supporter les remarques de certains frères plus orthodoxes qui nous prennent pour des occidentalisés ».29

De son côté, une jeune animatrice nous confie que les relations ne sont pas faciles avec les militants masculins : « Mon foulard me permet de rester dans mes valeurs, il me pose un cadre. Je ne m’oublie pas. Avec lui, je vais me rappeler que j’ai un comportement à respecter. Je le porte aussi pour que les gens de l’extérieur se rappellent qu’ils ont un comportement à respecter vis à vis de moi. Mais il ne faut pas croire que c’est un obstacle pour communiquer entre nous, bien au contraire. Pour moi, le dialogue est à la base de tout. Avec mon éthique, je me bats pour mettre en avant la dignité humaine et construire un monde meilleur. Mes frères, en me voyant avec mon foulard, devraient se rappeler Dieu et être tout à fait à l’aise pour échanger avec moi. Ils voient bien que je ne suis pas là pour des mauvaises intentions puisque je suis voilée. Au lieu de ça, dès qu’on se retrouve ensemble au local, ils gardent cette hachouma30 culturelle vis-à-vis de nous alors qu’ils sont très cool avec celles qui sont en tee-shirt ! Ils ont trop pris l’habitude de nous voir à la maison ! Une musulmane dehors, ce n’est pas encore habituel ! Il y a encore l’image de la « bonne fille à la maison » et de la « mauvaise fille dehors… »31

Par rapport à cette question de mixité, nous observons là aussi des pratiques très différentes, au sein de ces associations liées au même type de discours religieux, discours qui remet en question l’interdit de la mixité. Certaines associations séparent les garçons des filles dès l’âge de six ans lors d’une baignade au lac. D’autres tiennent à s’éloigner des autres baigneurs présents : « Il faut apprendre aux enfants la pudeur musulmane et ne pas les habituer à voir des corps à moitié nus, même s’il ne s’agit pas de musulmans. »32 Mais nous rencontrons également des associations pratiquant la mixité de façon tout à fait naturelle dans toutes leurs activités, y compris dans les baignades de leurs camps de vacances familiaux : « La mixité est une condition pour venir s’inscrire à nos activités, même lorsqu’il s’agit des familles entières. Nous le marquons sur les prospectus de publicité de vacances : « hijab nautique obligatoire » ! Jeunes ou vieux, nous voulons tout le monde à l’eau ! Comment organiser des jeux collectifs sinon ? Mais attention, la natation est obligatoire, pas le string ! Les femmes mûres s’habillent à leur façon, les plus jeunes aussi, les garçons préfèrent le bermuda au maillot de bain collant, mais le principal, c’est que tout le monde se baigne ensemble ! »

Les animateurs qui pratiquent cette mixité sont les mêmes que ceux qui ne passent pas forcément par « ce que l’islam dit » pour justifier leurs activités. En revanche, ceux que nous avons nommés « les islamisants » séparent les enfants à l’âge de 6 ans. Ils se retrouvent dans une sorte de cercle vicieux : en cherchant des « recettes » dans le Coran au lieu de dialoguer avec lui à partir des réalités qu’ils vivent, ils acceptent implicitement le principe que les normes s’y trouvent. La stratégie adoptée va dans ce type de cas consister non pas à remettre en question la norme (en comprenant le contexte historique et surtout politique dans lequel elle a été comprise de cette façon) mais à effacer son aspect répressif pour la transformer en philosophie de vie. Une recherche de sens supplante « l’islam de l’interdit » et permet de contourner la norme mais ne la transforme pas et ne l’interroge pas.

Le processus s’applique à des domaines différents. Pour rester dans le domaine féminin, on peut citer la poignée de mains que d’aucuns refusent encore d’échanger. Le hadith à la source de ce comportement vient de A’icha, la femme du Prophète qui déclara : « Quand les croyantes prêtaient serment d’allégeance, l’Envoyé d’Allah se contentait de leur dire : “Vous pouvez vous en aller. J’accepte votre serment”. Mais, par Dieu ! Jamais sa main ne toucha la main d’aucune d’elles. Le pacte de fidélité s’échangeait plutôt oralement. » Aucun de nos leaders associatifs ne considère qu’il s’applique au pied de la lettre, mais seuls deux d’entre eux acceptent de le remettre en cause, expliquant qu’il n’avait de sens que dans cette situation historique, dans les circonstances au cours desquelles il a été exprimé (une cérémonie d’allégeance). La majorité des leaders le retiennent comme principe général mais cependant ne l’appliquent pas automatiquement, considérant que dans une société non musulmane, blesser moralement une personne est plus grave que lui serrer la main.

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Voilà comment Fatima met l’accent sur le sens du hadith plutôt que sur la forme : « Certains interdisent de toucher la main d’un homme. Pour ces littéralistes, plus il y a d’interdits, plus c’est musulman ! Ils n’ont rien compris à leur islam ! Chaque personne musulmane est à même de connaître ce qu’il y a dans son cœur au contact de l’autre sexe. Qu’elle se mélange avec des hommes ou qu’elle leur serre la main, ce qui compte devant Dieu, c’est avant tout la pureté de ses intentions. Ne pas toucher la main d’un homme ne nous préserve pas des mauvaises pensées ! Et la toucher n’en donne pas forcément ! Ce qui compte, c’est ce qu’on ressent. En plus, on peut rajouter qu’il existe une hiérarchie dans les péchés : savoir que l’on peut offenser une personne en refusant de lui dire bonjour ainsi est plus grave que de lui serrer la main. » Concrètement, Fatima serre les mains qui lui sont tendues sans jamais tendre la sienne la première. Et ceci sans jamais discuter du sens du hadith en lui-même…

II – ANCRER L’ISLAM DANS LA REALITE FRANCAISE AU-DELA DE L’EXTASE

Pour démontrer que l’islam est compatible avec la modernité, certains retournent à l’islam par l’abstraction, en faisant coïncider le Coran avec les productions sociétales et les découvertes scientifiques du XXIème siècle. Face aux discours médiatiques, institutionnels et politiques, qui cultivent une suspicion permanente et automatique sur la comptabilité de l’islam avec la République, qui acculent « Monsieur islam », devenu une entité, à décliner « sa véritable identité » sur le champ, de nombreux musulmans énoncent d’une seule et même voix que l’islam dit la même chose que la République, sans prendre le temps d’élaborer une véritable démarche théologique.

II.1 – L’extase islamique éloigne des autres hommes mais aussi du message divin

L’extase islamique consiste à penser que des solutions toutes prêtes attendent dans le texte divin, au lieu de réfléchir à ce que le Coran peut nous apporter à partir de notre situation concrète, comme peut le signifier d’ailleurs le hadith « Tu dois lire le Coran comme s’il était descendu sur toi ». Cela débouche alors sur la volonté de démontrer que tout ce qui se présente à nous est extrait du Coran. Lorsqu’Omar, jeune adhérent33, déclare : « Si tu regardes bien, tu trouves les fondements de toutes les valeurs sociales actuelles dans le Coran ! Et après on nous fait croire que c’est l’Occident qui les a inventées ! Regarde la zakat34 ! C’est mieux que le quotient familial de la CAF… Elle est là comme un impôt pour le pauvre, c’est le droit du pauvre ! Juste ça, ça régulait une société entière. Il n’y avait plus qu’à copier », il ne s’agit pas de s’engager dans un combat social en s’inspirant de l’islam ni d’articuler une éthique religieuse au domaine de l’action sociale, mais de restaurer la religion en lui donnant un contenu en accord avec les nouvelles données actuelles : ce « vrai islam » détient les solutions détaillées sur chaque chose. Le réel doit correspondre au Texte Sacré, comme un décalque. Le fonctionnement indiciaire du quotient familial établi par la Caisse d’Allocations Familiales, résultat d’une lutte pour les droits sociaux à un moment de l’histoire de France, est ramené à l’ordre divin.

Ce type de déclaration contourne par le même mouvement l’aspect « historique » des valeurs, (c’est-à-dire tout le combat pour l’émergence de la valeur en question et qu’elle devienne une réalité sociale), en refusant de les considérer comme le fruit d’une expérience. Plus besoin d’étudier les différents maillons de la chaîne de transformation des sociétés puisque de toutes façons, l’islam a tout régenté. Partir du principe qu’une religion, quelle qu’elle soit, puisse avoir ‘fabriqué’ des valeurs modernes n’est pas seulement du pur anachronisme. La modernité pouvant se définir comme un processus qui instaure le changement en cassant une logique de reproduction, les valeurs modernes porteuses de progrès sont forcément des émanations humaines. Que les croyants estiment qu’elles se sont réalisées « grâce à Dieu » est une chose, que d’autres découvrent de nouvelles perspectives et/ou dimensions dans leur message divin à l’aune des découvertes modernes en est une autre, mais estimer que les textes sacrés ont conçu des valeurs modernes est en soi un contresens puisqu’une telle position projette vers le passé des productions actuelles, souvent résultats de luttes sociales.

Cela ne serait pas bien grave si cela ne ralentissait pas l’écoute et la réinterprétation du message divin. Mais en procédant ainsi, en faisant dire à l’islam ce que l’on a envie qu’il dise, le rapport au religieux n’est pas interrogé. Ce processus amène une position passive vis-à-vis d’un patrimoine hérité du passé méritant d’être revisité. Aucune méthode n’est envisagée pour examiner l’histoire islamique, l’utilisation politique des textes de l’islam, les diverses formulations qui ont été données à la théologie selon les temps et les lieux, etc.

Faire parler l’islam au lieu de l’écouter mène à l’autisme. Au contraire, les leaders qui cherchent à entendre ce que « l’islam peut leur dire à partir de leur situation vécue » s’adressent au jeune comme à un produit de ce nouveau monde en partant notamment de sa réalité quotidienne. Ils le replacent dans son histoire économique, sociale, culturelle, historique et familiale à partir de laquelle ils vont lui proposer de réfléchir au sens de son message divin. Ce n’est pas « l’islam qui dit »35 mais le jeune, qui cherche les solutions non pas dans le texte mais en lui-même grâce au texte. Cette posture présente plusieurs avantages majeurs pour la dimension socialisante, car l’importance des facteurs extra-religieux est reconnu comme un enrichissement dans la compréhension du message divin. Et en reconnaissant les facteurs extra religieux dans la construction humaine, cela entraîne dans le même mouvement la reconnaissance des facteurs extra religieux dans la construction de la société. Du coup, le jeune a naturellement accès à plusieurs visions du monde, qui constituent pour lui une richesse et non plus un danger : puisqu’il « n’islamise pas tout », puisque l’islam « n’a pas tout régenté », l’islam n’est plus en concurrence avec les autres visions du monde. Au contraire, dans la mesure où la dimension dialectique est admise entre les humains et le message divin, le jeune veut s’enrichir de tout ce qui l’entoure – êtres humains différents et toutes les visions du monde – pour entendre de nouvelles dimensions de son message divin, à partir de ce qu’il est aujourd’hui ici maintenant. « La Vérité » n’est pas dans les lignes du Texte Sacré mais se révèle dans la lecture des croyants qui, eux-mêmes, sont enrichis par une multitude d’autres paramètres.

Les autres hommes – croyants ou pas – , les autres visions du monde, les sciences modernes, deviennent des aides pour affiner la compréhension de la parole divine. L’extérieur entraîne une transformation des interprétations du monde intérieur. Le contexte français, la modernité ainsi que le pluralisme permettent alors de se rapprocher des autres hommes mais aussi du message divin, car plus les croyants possèdent des nouveaux bagages intellectuels, plus ils vivent des nouvelles expériences humaines, plus leur écoute s’affine et leur compréhension se développe. La laïcité française – si elle respecte son article concernant la liberté de conscience – devrait permettre aux Français de confession musulmane de faire la part des choses entre l’utilisation politique des textes sacrés tout au long de l’histoire musulmane et le message religieux. Désacraliser certaines formes historiques consiste à se rapprocher du message initial de Dieu.

II.2 Ce n’est pas l’islam qu’il faut réformer mais sa compréhension

Comme l’exprime Tariq Oubrou36 : « le Coran n’est pas un ordinateur qui répond mécaniquement à toutes les questions. C’est une parole qui porte en elle des principes et des valeurs qui n’ont de sens qu’une fois interprétés et concrétisés dans le temps, le lieu, et la culture de l’homme qui approche cette parole.  » Certains musulmans ont tendance à nier cette dimension médiatrice de la culture, intrinsèquement présente dès la naissance d’une religion et veulent séparer le « vrai islam » des traditions ancestrales pour démontrer l’aspect universelde son message. Leurdiscours religieux, dans l’objectif de démontrer qu’un certain nombre de valeurs modernes peuvent se lire dans l’islam, définit les contenus de façon relativement abstraite.

Tariq Oubrou diagnostique cet islam abstrait « en apesanteur, rattaché ni au monde des esprits ni au monde de la terre  », comme le symptôme d’une « faillite théologique » : « Il y a une crispation sur les généralités au détriment du particulier, du concret, et du circonstanciel »37. Il explicite : « Il y a urgence de penser aujourd’hui la culture comme dimension nécessaire pour l’assimilation de l’islam et sa transmission. Le Coran a instauré lui-même ce principe de l’intégration de la culture que l’on appelle ‘urf. S’il ne l’avait pas fait, ses valeurs ne seraient pas transmises aux générations suivantes. La parole coranique est intégratrice dans sa dialectique. Nous devons être conscients que tous les êtres humains pensent dans une culture… Les théologiens musulmans n’échappent pas à cette règle, et heureusement, car, sans tradition, pas de transfert. Le retour à l’islam dans l’abstraction, sans cette médiation culturelle, est le danger qui guette le discours islamique d’aujourd’hui. »38 Selon lui, les théologiens doivent réfléchir aux formes concrètes que peuvent revêtir les principes de l’islam dans la société française. Cette réflexion propose des points de repères stables permettant aux croyants de vivre leur islam dans la réalité, au lieu de s’accrocher à une abstraction qui, par définition, n’ouvre pas à de nouvelles réflexions sur le plan doctrinaire.

En retournant à l’islam par l’abstraction, en estimant que les productions sociales et les découvertes scientifiques sont déjà énoncées dans le Coran, nous fonctionnons par anachronisme et effaçons toute l’histoire de la Révélation – donc de la dynamique dans laquelle s’inscrit la Révélation – dont seule l’étude peut expliciter le message de l’islam. Prendre en compte l’importance de l’interactivité des hommes avec leurs textes, comprendre que les normes émanent aussi de processus sociaux, politiques et historiques apparaît fondamental pour toute perspective d’évolution durable et globale.

Abdou Filali-ansary39 note que Dieu parle à l’imaginaire des Arabes du VIIème siècle et évoque notamment les récits de l’époque pour les convaincre d’abandonner leurs croyances anciennes. Pour lui, ceux qui pensent que les versets ont un sens « absolu », indépendamment du temps et du contexte, laissent échapper par là même la vérité essentielle qui constitue l’objet du message. Il faudrait donc revenir à l’étude du sens originel des termes, afin de pouvoir les transposer dans notre réalité sémantique, sociale et historique d’aujourd’hui.

La séparation entre la sphère du spirituel et du profane engendrée par la laïcité française oblige les musulmans à repenser leur mode d’exister et leur façon de croire, comme d’autres croyants l’ont fait. L’aspect ‘praxis de terrain’ que cette recomposition entraîne apparaît fondamental à travers tout cette recherche : les leaders construisent leur relation à Dieu à partir des situations concrètes qu’ils vivent. Les « socialisants » – qui renvoient régulièrement les jeunes à la réalité d’aujourd’hui pour mieux comprendre le sens de leur religion – se sont eux-mêmes construits grâce à des expériences diversifiées. Ils mettent l’accent dans leur présentation personnelle sur la façon dont ils ont articulé leur expérience humaine à leur foi.

Socialisés dans une société plurielle, ils font des expérimentations et introduisent le principe de vérification dans leur processus de construction identitaire. Le « faire » des hommes, « l’agir partagé », encouragés par la sécularisation de cette société, interrogent certaines interprétations et provoquent de nouvelles significations. La praxis devient souvent un élément constitutif d’une nouvelle production théologique, en ce sens que les textes doivent donner du sens aux nouvelles situations concrètes que les croyants rencontrent.

L’évolution des sciences est alors perçue comme une aide qui permet la transformation de la connaissance religieuse, pour que cette nouvelle religiosité puisse apporter à son tour une valeur ajoutée à la société française.

En conclusion, nous pouvons rappeler que ces différentes manières d’être musulman émanent du message même de l’islam, puisque ce dernier s’adresse aux cœurs des hommes, et que Dieu sait à quel point les cœurs des hommes sont par essence tous différents. Il est donc naturel que chacun reçoive et perçoive le Coran de manière différente. L’essentiel est que tous les musulmans comprennent qu’aucun ne détient la vérité absolue du message divin, à part Dieu. Cela nécessite le respect de l’autre et de sa façon d’être et de croire, et en ce sens les règles de la société constituent le cadre de ce respect.

Ma vieille voisine a 88 ans. A chaque fois qu’elle m’entend à la radio, elle sonne et elle me dit : « Ma fille, tu te compliques la vie. C’est pourtant simple : l’islam est une guidance (hudan) sur une voie (tarik) semblable à une autoroute. Tu n’as qu’à imaginer une autoroute. Les barrières de sécurité représentent les 5 piliers de la foi. Et c’est comme les voitures, chacun doit respecter la place et la vitesse de l’autre. Si tu fais des têtes à queues, plus personne n’avance et on bouchonne ».

Notes :

1 Membre d’une association de la région parisienne.

2 Allusion à un espace de prière.

3 Responsable d’une association de la région lilloise.

4 Responsable d’une association de la région lyonnaise.

5 Y. de la région lyonnaise, déjà cité.

6 Le simple fait d’avoir un nom de type maghrébin fait présumer être « musulman pratiquant », donc solidaire avec ceux qui ont pratiqué « l’islam contestataire » dont nous avons parlé dans le premier chapitre.

7 Saïd Bouamama, Droit de vote pour tous, les contours d’un débat, in Hommes et Migrations N° 1229, 2001, p. 22 : « Au moment où la Révolution française pose les principes du droit naturel et de l’universalité des droits de l’homme, elle maintient en l’état le « code noir » régissant l’esclavage. Le raisonnement à la base de cette contradiction entre principes affichés et pratiques concrètes est aujourd’hui encore à l’œuvre à propos de l’immigration. Il s’agit d’imposer une période d’attente non déterminée qui permette d’attendre que le nègre parvienne à maturité, et devienne digne de cette responsabilité. Cette logique capacitaire ainsi proclamée permet en réalité de préserver les intérêts des colons. Cette logique justifiera la colonisation pour l’extérieur et l’exclusion des droits politiques (les femmes et les ouvriers en particulier) pour l’intérieur. Eduquer le peuple plutôt que d’assurer l’égalité économique est, on le voit, une vieille rengaine en France. »

8 Adhérent d’une association de la région parisienne.

9 Responsable d’une association de la région lyonnaise.

10 Numéro 114 mis en place par les pouvoirs publics pour lutter contre les discriminations.

11 Responsable d’une association de la région lyonnaise.

12 Responsable d’une association de la région lilloise.

1 3 Animateur d’une association de la région lyonnaise.

14 Saïd Bouamama, in Said Bouamama, Albano Cordeiro, Michel Roux, La citoyenneté dans tous ses états, De l’immigration à la nouvelle citoyenneté, CIEMI l’Harmattan, 1992, p. 177 : Saïd Bouamama estime que cet amalgame entre les causes et les conséquences de la crise urbaine, qui prend ici la forme d’une « culturalisation » ou d’une « islamisation » des comportements, peut se retrouver dès le 19ème siècle sous un autre aspect. En effet, il remarque que la révolte des ouvriers d’origine rurale récemment arrivés dans les villes n’était pas reliée à leurs conditions de travail et de vie mais à leur « immoralité ouvrière ». « Les romans et descriptions de « l’immoralité ouvrière » font recette : fréquentation des cabarets, absence de prévisions pour l’avenir, paresse provoquant l’absentéisme, vie au jour le jour, dépravation, concubinage, prostitution, enfants illégitimes ou abandonnés… sont les traits les plus réguliers du tableau. (…) L’objectif n’est pas de réfléchir sur les causes de la misère sociale qui pousse la classe ouvrière à la révolte, mais de trouver les moyens les plus efficaces et les plus rapides pour, d’une part, en faire disparaître les conséquences les plus criantes et, d’autre part, inculquer au prolétariat les valeurs fondamentales du système.(…) Dépolitisation et technicisation seront les moyens de résoudre le problème : dépolitisation par l’apparition d’un discours moralisateur sur la délinquance, la déliquescence de la famille, l’alcoolisme…, et technicisation par le développement de propositions privilégiant un domaine de vie sociale idéalisé : le logement, l’école… »

15 Philippe Robert, La criminalité des migrants en France, Ministère de la Justice, Direction des affaires juridictionnelles et des grâces, 1970.

16 Nous verrons lorsque nous parlerons d’identité comment cette perception a eu des retentissements dans les formations professionnelles d’une part, et dans l’utilisation des grilles de lecture professionnelles d’autre part, c’est-à-dire dans la prise en charge des jeunes sur le terrain.

17 Document de travail de la réunion de la commission 2 du Contrat de ville, 5 avril 1994.

18 Colloque interministériel du 27 novembre 2002 « Risque d’ethnicisation du lien social, tabou et affirmation », vulgarisant un travail d’accompagnement sur cette question auprès d’enseignants de l’Éducation Nationale.

19 Nord Eclair 27 janvier 1983.

20 Libération du 29 novembre 2004.

21 Responsable d’une association de la région lyonnaise.

22 Leur engagement au sein du FSE en témoigne.

23 Idem.

24 Responsable d’une association de la région lyonnaise.

25 Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie, Ed Gallimard Coll folio essais, 1998, p 110.

26 Adhérente à une association de Lyon.

27 Littéralement : « ce qu’a voulu Allah », expression servant en principe à manifester un étonnement positif.

28 Il ne s’agit pas de réduire des personnes à des catégories. Les idéaux-types sont utilisés en sociologie pour expliquer un fonctionnement aux lecteurs, aucun être humain ne correspond à un idéal-type. Notre objectif est au contraire d’introduire la complexité ; jusqu’ici, les musulmans sont « classés » en fonction de leur mouvance : les « fondamentalistes » de l’UOIF, « les modérés » de la Mosquée de Paris… Nous démontrons qu’au sein d’une même mouvance, il existe une grande diversité dans l’application de l’islam sur le terrain.

29 Animateur d’une association de la région lyonnaise.

30 En arabe : honte

31 Animatrice d’une association de la région lyonnaise.

32 Animateur d’une association de la région lyonnaise.

33 Association de la région du Nord.

34 Troisième pilier de l’islam : sorte aumône légale. C’est un don obligatoire qui revient à des personnes dans la nécessité.

35 D’après Mohamed Benkheira, L’amour de la Loi, essai sur la normativité en islam, Paris, PUF Politique d’aujourd’hui, 1997 : dans ce cas, identité et culpabilité s’articulent : « L’islam apparaît du coup comme un sujet, ce n’est pas (le mufti) mais la Loi qui demande, à travers le nom « Islam ». Cela engendre une abondante littérature où l’ « islam » veut, l’ « islam » interdit, l’ « islam » est contre, etc. L’angoisse des fidèles n’est que l’expression de leur culpabilité. », p.7.

36 Tariq Oubrou, Recteur et imam de la mosquée de Bordeaux, membre de l’UOIF, auteur de Loi des Hommes, loi l’Allah, Albin Michel, 2003.

37 Tariq Oubrou, déjà cité.

38 Tariq Oubrou, déjà cité.

39 Abdou Filali-ansary, Réformer l’islam ? Une introduction aux débats contemporains, Ed La découverte, Paris, 2003.

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