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Dieu aide-t-il à résister à la barbarie ?

Dix ans après être sorti du bagne de Tazmamart, le marocain Ahmed Marzouki a pu venir en France présenter son récit. De foi musulmane, cet homme a puisé dans la compagnie de Dieu la force de traverser l’enfer.

Il faut se pincer pour le croire. Cet homme jovial au regard lumineux a été plongé durant plus de 18 ans dans un bagne programmé pour faire de lui une bête sauvage. Ahmed Marzouki est l’un des 28 survivants de l’enfer de Tazmamart, situé en plein désert marocain. Un enfer inédit, à cuisson très lente et dénuement complet, destinés à une cinquantaine de militaires embrigadés malgré eux dans des tentatives de coup d’Etat contre Hassan II (1) . Dans le récit qu’il est venu présenter en France ce printemps, Ahmed Marzouki raconte l’inimaginable. Comment lui et ses camarades ont été enfermés seul dans une cellule sans lumière, étouffante l’été, glaciale l’hiver, infestée de parasites. Leur lit ? une dalle de béton et deux couvertures miteuses. Leurs effets personnels ? Le vêtement d’été qu’ils portaient lors de leur arrivée. Leur nourriture ? Du pain et des légumes secs. Pas besoin d’instrument de torture pour venir à bout des plus robustes de ces officiers de carrière : les conditions de vie, l’absence totale de médicaments, le sadisme de la plupart de leurs geôliers, ont entraîné la mort de trente d’entre eux et le suicide de l’un.

De 1973 à 1991, Ahmed Marzouki a ainsi lutté chaque instant pour survivre et ne pas sombrer dans la folie. S’il a pu traverser l’enfer, c’est fort de la certitude que Dieu était à ses côtés. ’ Il faut vous dire que je n’ai jamais senti la présence de Dieu comme à Tazmamart.’, confie-t-il. ’J’ai été élevé dans l’Islam et la foi. Avant Tazmamart, il m’arrivait de douter. Là-bas, non, ce ne m’est jamais arrivé. Au fond de moi-même, je savais que Dieu était là, avec moi, et qu’il était en train de regarder ma réaction pour voir jusqu’où je pouvais résister. J’avais une sensation extraordinaire : Dieu était là, il voyait tout, il assistait à tout’.

Face à l’incroyable injustice qui leur était faite, la moindre des tentations aurait été de se révolter contre Dieu. Mais, assure Ahmed, il n’a jamais été question de cela. Le mot Islam ne veut-il pas dire ’ soumission à Dieu ’ ? ’ En acceptant de nous soumettre à la volonté de Dieu, nous avons sans doute trouvé la force morale de surmonter un expérience inhumaine ’, explique-t-il. ’ Le Coran nous dit d’accepter la réalité sans se résigner. Certains interprètent très mal, en disant qu’il faut se croiser les bras. Non, accepter, ce n’est pas être fataliste. Nous, à Tazmamart, il nous fallait accepter une situation contre laquelle nous ne pouvions rien : ni nous évader, ni communiquer avec l’extérieur. Nous étions dans des mains diaboliques. Il nous fallait accepter, sans renoncer à tout faire pour contacter le monde extérieur. ’ Ce n’est en effet qu’au bout de six ans qu’un des prisonniers, parce qu’il avait une famille riche, arrive à persuader un gardien de prendre contact avec elle. Mais jusque là, ils ont vécu totalement isolés du monde. Accepter leur condition, cela voulait dire organiser leur survie, les yeux rivés vers une libération possible. Pour mille et une raisons, une organisation collective et minutieuse de leur vie quotidienne était vitale. Les heures, les semaines, les mois étaient à Tazmamart une matière informe, qu’il fallait rythmer, soumettre à un emploi du temps commun. Il fallait aussi se mettre d’accord pour avoir des temps de silence dans ce bâtiment de béton où le moindre bruit était répercuté au point d’aboutir à une cacophonie assourdissante. Et puis, surtout, il fallait s’occuper l’esprit. ’ Pour tenir le coup, il fallait parler, parler avec les camarades dans le noir. Si on se taisait, des pensées et des cauchemars vous assaillaient. Il était très facile de sombrer dans la folie ’ nous explique Ahmed Marzouki. Isolés dans leur cellule, les détenus du bloc pouvaient communiquer entre eux par les trous d’aération donnant sur le couloir central. L’emploi du temps communautaire prévoyait chaque jour en fin d’après-midi une séance de narration, où les meilleurs conteurs donnaient aux autres des nourritures pour leurs imaginaires. Ahmed Marzouki racontait ainsi régulièrement à l’ensemble du bloc un roman, un film.

Mais pour lutter contre le vertige du vide, il y avait aussi le Coran. Pour Marzouki, c’était un rendez-vous essentiel de la journée. ’ Des presque deux décennies enterré dans ce mouroir de la honte, le seul acquis pour lequel je remercierai Dieu éternellement est la connaissance du Saint-Coran. Sans l’apprentissage du Livre Saint, le bagne n’aurait été qu’abrutissement, culture de l’ignorance, mort lente de l’âme et du corps ’ écrit-il. Une séance d’études coranique avait lieu en effet après le petit déjeuner. ’ Nous apprenions collectivement des versets du Coran durant une bonne heure et demie. Chacun faisait appel à sa mémoire, se souvenait des dizaines d’heures passées à ânonner dans les écoles coraniques ’. Plus tard, grâce à un gardien, un exemplaire du Coran, une bougie et une boîte d’allumettes réussissent à entrer dans le cachot du capitaine Hachad. ’ Chaque jour, il lisait un verset à son voisin de cellule, qui l’apprenait par cœur et le passait ensuite à son voisin. Et ainsi de suite jusqu’au 29ème prisonnier du bloc. Ainsi, on a appris le Coran en un an et demi, un temps record ! ’ sourit Marzouki. ’ La récitation du Coran était certes un exercice mental, pour meubler le temps. Mais comme c’était aussi notre foi, on faisait cela avec beaucoup d’enthousiasme, on était très motivés. Personnellement, le Coran m’a apporté sérénité et courage ’, dit-il simplement.

Un verset s’impose particulièrement à Marzouki :’ Nous leur avons dit que celui qui tue sans raison une âme, c’est comme s’il tuait l’humanité entière, et que celui qui en sauve une, c’est comme s’il sauvait l’humanité entière ’. Comme un contrepoison à l’horreur absolue, Ahmed Marzouki et d’autres vont donner d’eux-mêmes avec une abnégation totale. Ils useront de leurs faibles forces pour secourir les plus fragiles d’entre eux. Tel Lghalou, qui tomba paralysé et vécut infirme seul durant onze ans dans son cachot. Ses camarades obtiendront finalement l’autorisation d’aller nettoyer régulièrement cet homme qui s’était transformé ’ en un amas pourri de sang, de sueur, d’urine et de saletés ’. Ahmed Marzouki raconte dans son livre le dévouement des bagnards pour soulager le calvaire de cette loque humaine. Interrogé sur la façon dont il vivait ces moments, il répond d’un air émerveillé : ’ Je ressentais un plaisir indéfinissable en portant secours à mes camarades. Je savais au fond de moi-même que ce que je faisais était vu par Dieu et ça me réconfortait. J’étais intimement persuadé que tout cela serait un jour récompensé. Et voilà, c’est une réalité aujourd’hui. Partout où je vais pour dire mon témoignage sur Tazmamart, je trouve un accueil chaleureux : c’est ma récompense ’.

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Emerveillé d’être vivant, illuminé par sa foi en Dieu, Ahmed Marzouki n’est pas fanatique pour un sou. ’ C’est une expérience presque mystique qu’ont connue bon nombre d’entre nous à Tazmamart, très éloignée des pressions ou des conventions sociales que vit l’ensemble de la communauté musulmane. Nous sommes sortis du bagne profondément religieux, mais aussi ouverts à la modernité et hostiles au repli sur soi. Il faut toutefois tempérer ces propos, une bonne moitié des survivants ayant quitté Tazmamart brisée physiquement et psychologiquement ’. Ahmed Marzouki est l’un de ceux qui s’en sont le mieux sorti. ’ Sans doute à cause de son caractère extraordinairement positif ’ explique son ami français Ignace Dalle. Marzouki, bon vivant dans l’âme, a en effet toujours un sourire au lèvre. En le regardant, on devine que Dieu n’est pas le seul mystère de Tazmamart. Le rire en est un autre. ’ Pour survivre, on passait notre temps à se raconter des choses drôles. A tel point que le camarade de la cellule 12, qui passait pour être le sage de Tazmamart, nous avait dit un jour : ’ Riez tant que vous en avez l’occasion. Si un jour vous êtes libres, vous ne rigolerez jamais comme ici. ’ Et le pire, c’est qu’il a eu raison. A notre sortie, nous avons été pris dans tellement de problèmes ! ’. Marzouki souhaiterait d’ailleurs écrire un autre livre sur son bagne. Le sujet ? ’ Les choses drôles qui se sont passées à Tazmamart ’. Dieu, la fraternité humaine et le rire : voilà les véritables ennemis de la barbarie…

Véronique Badets

Paru dans Témoignage Chrétien, n°2965)

La vie d’Ahmed Marzouki

1947 : Naissance à Bouajoul, dans le Rif marocain.
1967 : entrée à l’Académie royale militaire de Meknès
juillet 1971 : embrigadé dans le coup d’Etat de Skirat contre Hassan II
1972 : condamné à cinq ans de prison, qu’il commence à purger à Khénitra
1973 : enlevé et incarcéré au bagne secret de Tazmamart
1991 : sortie de l’enfer, avec 27 autres survivants
1993 : passe le baccalauréat à Rabat
1998 : passe une licence de droit privé
2000 : sortie de son livre ’ Tazmamart cellule 10 ’
février 2001 : premier voyage pour l’étranger, à Paris

Extrait du livre de Ahmed Marzouki :
’ La prière, on l’a remarqué aussi chez les otages occidentaux au Liban, a occupé une place importante dans notre vie de bagnard. On peut même dire qu’elle l’a rythmée. En acceptant de nous soumettre à la volonté de Dieu, nous avons sans doute trouvé la force morale de surmonter une épreuve inhumaine. A cet égard, je suis frappé de constater aujourd’hui qu’aucun ancien détenu de Tazmamart n’est devenu extrémiste ou fanatique. Cela s’explique, à mon sens , d’abord par le fait que l’Occident n’est en rien impliqué dans notre tragédie. Non seulement il ne porte aucune responsabilité dans notre malheur, mais c’est à lui ou à certaines de ses institutions que nous devons d’être toujours en vie. Militaires instruits en français plus qu’en arabe, nous bénéficions d’une ouverture sur une autre culture qui nous a permis d’éviter les raccourcis idéologiques stupides ou les dérapages fanatiques. Au delà de ces excellentes raisons, durant toute notre détention nous avons privilégié la relation avec Dieu ’.

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