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Deux jeunes musulmanes exclues du lycée d’Aubervilliers : la logique du bouc émissaire

En excluant Lila et Alma du lycée Henri-Wallon, c’est toute la communauté musulmane que l’on stigmatise. Les partisans de l’exclusion ont beau jeu de se défendre de toute volonté de stigmatiser les Musulmans, qui peut désormais ajouter foi à ces paroles ? En vérité, en excluant deux jeunes filles au comportement exemplaire et ne posant aucun problème de discipline, ils versent dans ce que précisément ils prétendent dénoncer.

Une décision inique

Le corps enseignant et l’administration du lycée n’ont pas seulement failli à leur devoir premier d’enseignement, ils se sont de surcroît mis hors la loi. Cette mesure d’exclusion viole en effet la jurisprudence du Conseil d’Etat ainsi que les dispositions de la charte européenne des droits de l’homme relatives à la liberté religieuse. Saisi de cette question, le Conseil d’État a en effet rendu un avis dénué de toute ambiguïté le 27 novembre 1989 (confirmé le 2 novembre 1992) : « Le port, par les élèves, de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec la laïcité ». Ceux qui veulent réduire la laïcité à la négation du fait religieux à l’école procèdent d’une lecture biaisée des textes. En effet, la neutralité en matière religieuse ne s’applique pas aux élèves mais bel et bien aux locaux, aux programmes scolaires et aux personnels enseignants ; les élèves sont au contraire assurés de la liberté de manifester leurs convictions philosophiques et religieuses. La seule restriction concerne l’obligation d’assiduité et le refus de tout prosélytisme. Or, les jeunes filles en question ne se sont pas rendues coupables de faits pouvant légitimer leur exclusion au regard des textes de loi. En effet, le cas de Lila et Alma est en tous points éloigné de cette vision horrifique d’un intégrisme militant. Filles d’un athée se définissant lui-même comme « Juif sans Dieu » et d’une Algérienne non pratiquante, elles bénéficient d’un environnement familial peu suspect de militantisme religieux. Ainsi que le rappelle Laurent Lévy, le père des jeunes filles « on est très loin du schéma granguignolesque des intégristes ! ». (1)

Le caractère ostentatoire attaché péremptoirement au foulard porté par ces jeunes filles est contredit par le souci constant qu’elles ont manifesté d’alléger autant que possible leur tenue vestimentaire, de façon à la rendre la plus discrète possible. Les deux sœurs ont en effet multiplié les compromis dans une volonté évidente de dénouer les crispations Les enseignants ont ils exigé des jeunes filles quelles modifient leur tenue, en l’égayant de couleurs vives, de motifs ? Alma et Lila se sont aussitôt exécutées dans un louable souci d’apaisement. Parallèlement, le père des jeunes filles a multiplié les contacts avec le proviseur, Lucien Nédélec afin de régler la situation à l’amiable. Las ! Le proviseur qui dans un premier temps avait paru se ranger à l’avis du père a fait volte face, soumis à d’intenses pressions de certaines enseignants engagés dans une campagne agressive en faveur de l’exclusion des élèves. C’est au professeur de sport qu’il a été intimé l’ordre de ne pas accepter Lila et Alma au motif soudain et inattendu de « non respect des règles d’hygiène » qui résulterait du port du foulard. Un motif qui ne fut jamais invoqué durant les longs mois où les deux jeunes filles assistaient sans être inquiétées aux cours de sport.

C’est ainsi que Lila et Alma ont été exclues au motif d absentéisme alors même quelles étaient interdites d’accès aux cours de sport ! Ce n’est pas la première fois que l’on construit de toutes pièces un motif d’exclusion des jeunes filles voilées. (2) Un procédé peu scrupuleux pour ne pas dire malhonnête qui témoigne à lui seul du caractère inique de cette exclusion. En plus de l’aspect soudain de cette crise, l’exclusion intervient au moment même où se déroulent les travaux de la commission Stasi en vue de statuer définitivement sur l’épineuse question du voile à l’école. Une singulière coïncidence qui fait naître les pires craintes sur le caractère exemplaire de cette exclusion.

Parmi les arguments avancés, on évoque des considérations « féministes » pour justifier l’exclusion des jeunes filles voilées : c’est en vérité une lecture bien singulière du féminisme qui légitime que l’on prive d’enseignement deux jeunes filles studieuses et par là que l’on compromette gravement leur avenir en toute conscience ! Or, quelle voie plus noble et plus élevée que l’instruction pour promouvoir l’émancipation féminine ?

Bien que le cas de Lila et Alma ne corresponde en rien aux clichés de jeunes filles soumises à des pressions intégristes, on persiste à associer leur voile à un symbole sexiste de soumission à l’homme. Or, le port du foulard en tant que phénomène social revêt une réalité multiformes, il répond à cet égard à des motivations diverses en fonction du contexte économique, politique et social dans lequel il s’inscrit. De fait, on ne saurait lui attacher péremptoirement et de façon définitive une valeur positive ou négative, détachée de toute considération de lieu et d’espace. Sauf à verser dans un amalgame de mauvais aloi, la comparaison avec la situation prévalant dans d’autres pays musulmans relève d’un raisonnement simpliste pour ne pas dire simplificateur. (3) S’agissant du port du voile dans les écoles françaises, les motivations sont diverses mais correspondent rarement aux clichés réducteurs généralement à l’œuvre dans le discours dominant, comme le prouve une étude menée par des sociologues :

« Nombre de filles voilées que nous avons rencontrées nous ont semblé plus proches d’une attitude moderne que certaines femmes et filles non voilées. Nombre d’entre elles récusent la polygamie, l’interdiction du travail à l’extérieur, l’inégalité des droits dans certains domaines, etc. (…) Quand on discute avec elles, elles ne sont pas prêtes à renoncer à leur autonomie. Pas question notamment de rester à la maison, ou d’accepter un mariage contraint » (…) Même les cheveux couverts, elles se meuvent selon la sensibilité corporelle de la société française, et non celle de la société islamique traditionnelle (…) elles n’incarnent que très imparfaitement l’ethos rigoriste des sociétés méditerranéennes traditionnelles ». (4)

Cette conclusion qui contredit formellement la vision absolutiste et définitive d’un foulard qui serait en toute circonstance et en tout lieu synonyme d’oppression est le fruit d’une longue enquête sociologique ayant nécessité une centaine d’entretiens avec des jeunes filles voilées. Mais que vaut la parole de jeunes musulmanes face à l’inébranlable certitude de ceux qui se sont autoproclamés garants de la République et de ses valeurs ?

Evoquant le cas de jeunes filles issues de quartiers défavorisés et qui seraient déscolarisées sous la pression de leur famille, le ministre de l’Intérieur, M. Nicolas Sarkozy avait récemment exprimé sa vive préoccupation. Que dire lorsque cette déscolarisation est le fait d’institutions et se trouve de fait officialisée au mépris des lois de la République ? La classe politique qui dans un bel ensemble, droite et gauche confondues a salué cette décision inique affirme enfin que cette exclusion témoigne de la volonté de faire valoir les règles de la laïcité « pour tous » et que cela n’est point dirigée contre les seules musulmanes, se défendant à mots couverts de toute dérive islamophobe. Des belles paroles qui laissent un goût d’amertume lorsque l’on sait que seules les musulmanes font l’objet de telles mesures punitives. En effet, les défenseurs acharnés d’une laïcité extrémiste font montre d’une sensibilité à géométrie variable, comme le rappellent des intellectuels dans un appel à réintégrer les jeunes filles exclues, paru dans le journal Libération. (5)

Incohérences et manipulations

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La campagne pour l’exclusion de Lila et Alma a été menée successivement au nom de la défense de la laïcité, de mesures d’hygiène, du respect de l’ « équilibre » (sic) dont il reste à déterminer la nature ; la multiplicité des arguments invoqués, sans rapport les uns avec les autres sonne comme l’aveu de l’incapacité à légitimer l’exclusion au regard des textes de lois. Depuis quelques mois, de nombreuses voix s’élèvent en faveur d’une loi construite sur mesure pour interdire de façon définitive le port du voile à l’école. Or, si le concept de laïcité est assez flexible pour admettre que l’on abrite encore dans nos écoles des aumôneries ou que l’on adapte les repas des cantines aux croyances des élèves, pourquoi le foulard ne pourrait il être admis ? C’est à l’aune de ces contradictions que l’on mesure la mauvaise foi des partisans d’une loi permettant l’exclusion.

Pour l’heure, aucune loi ne justifie l’exclusion au seul motif du port du foulard et l’exclusion des deux sœurs demeure illégale. De surcroît, Lila et Alma sont appréciées par leurs camarades de classe de toutes origines et croyances au point que ces derniers ont organisé spontanément une manifestation de soutien en faveur de leur réintégration. Révoltés par cette sanction inique qui touche des jeunes filles dont ils saluent la tolérance et l’ouverture d’esprit, la plupart se sont mis en grève pour s’opposer à cet arbitraire de fait. Ils dénoncent la focalisation sur ce phénomène mineur dans une surenchère insensée alors que demeure en l’état une situation sociale déplorable, accusant implicitement l’administration de l’école de chercher à détourner l’attention des « vrais » problèmes au moyen d’un battage médiatique savamment orchestré autour de cette question du voile. Alma et Lila ayant participé à ce rassemblement, l’administration de l’école s’est saisie aussitôt de ce prétexte pour appuyer sa volonté d’exclure les deux sœurs au prétexte de trouble à l’ordre public ! Le proviseur du lycée Henri-Wallon est pris en flagrant délit de mauvaise foi lorsqu’il dit regretter la médiatisation faite à cette affaire (comme si cela était le fait des jeunes filles et de leur entourage) alors que les médias, à commencer par Libération ont été convoqués par les enseignants partisans de l’exclusion !

A l’heure où est réaffirmée avec force la nécessité impérieuse de promouvoir la scolarisation de tous les enfants sans discriminations à l’école de la République, au point que l’on a mis en œuvre des mesures réprimant durement l’absentéisme (6), avec quelle facilité admet t-on d’exclure des élèves musulmanes ! Ecoeuré et las, le père des deux jeunes filles, avocat au MRAP se révolte du caractère exemplaire et disproportionné de la sanction imposée à ses filles. Il évoque le cas de lycéens récemment exclus pour s’être battus au couteau. Le verdict : huit jours d’exclusion. De toute évidence, les extrémistes de la laïcité ont une définition toute personnelle du « trouble à l’ordre public ».

En fait de trouble, c’est cette décision inique d’exclure deux jeunes musulmanes au mépris du devoir fondamental d’enseignement qui risque fort de troubler l’ordre public en nourrissant un détestable sentiment d’ostracisme au sein de la communauté musulmane ainsi stigmatisée.

Notes :

1) le Monde, 25 septembre 2003

2) Le même scénario s’est produit à Flers en 1999

3) Nicolas Sarkozy qui s’est félicité de l’exclusion des jeunes filles avait pourtant averti publiquement de la force et du danger des amalgames lors de la consultation menée avec l’UOIF. Il prouvait ainsi qu’il n’est pas sans ignorer l’effet pervers et délétère des raccourcis hâtifs autant que simplistes.

4) F. Gaspard, F. Khosrokhavar, Le foulard et la république, La découverte 1995

5) Dans un appel à réintégrer les deux lycéennes d’Aubervilliers exclues pour port du voile., paru dans Libération en date du 01 octobre 2003, Irène Jami, Anne-Sophie Perriaux, Yves Sintomer et Gilbert Wasserman remarquent que « la laïcité est invoquée de façon bien unilatérale : jamais un élève n’a été exclu pour le port de la croix ou de la kippa, et ceux-là même qui sont pour l’interdiction ne s’indignent pas que Noël, Pâques ou l’Ascension soient des jours fériés. Ces intellectuels dénoncent « un fondamentalisme laïque (qui) cache au fond un véritable communautarisme d’Etat ».

6) La loi Sarkozy introduit le délit d’absentéisme

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