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Désir d’islam ou islam des ires ? (partie 2 et fin)

Les références douteuses, une lecture biaisée de l’actualité permettent de présenter l’islam pour ce que l’on veut qu’il soit : enfermement, anéantissement et fanatisme. Dès les premières phrases du livre de Martine Gozlan, l’enfermement est posé comme allant de soi : « … j’avoue que mon statut de reporter ne m’a pas prémunie contre la tentation commune à des millions d’êtres : s’approcher au plus près de l’Islam, se perdre dans ses labyrinthes, absorber ses incantations au risque de couper net le fil qui vous relie à l’extérieur. »[1] Quels sont cet extérieur et cet intérieur ? Les musulmans ne seraient-ils pas « reliés à l’extérieur » ? Adhérer à l’islam est-ce adhérer à une secte qui vous enferme et ne vous permet plus d’en sortir ? A moins que ce ne soit M. Gozlan elle-même qui ne soit fermeture, comme elle nous le dit à son insu peut-être un peu plus loin[2] : « Matin. Quatre heures, peut-être quatre heures et demie. Prière de l’aube. Hôtel. Voyageur, reporter, nomade : l’ailleurs inquiète. La porte est fermée à double tour. Résistance absurde. L’appel troue les tentures de la nuit. Tout l’être se crispe. Puis la houle l’emporte. Son ampleur lui rentre dans l’âme. « Aucun doute ! ». Cette étonnante confession, aux connotations sexuelles surprenantes à propos de l’appel du muezzin, ne laisse pas d’interroger sur les fermetures psychologiques que l’auteur semble nous révéler et sa position de victime consentante se refusant et se donnant tout à la fois. L’islam, dès l’abord, est posé comme une régression, une régression qui nie l’individualisme qui serait propre à la civilisation occidentale. L’islam n’est pas – n’est plus ? – soluble dans l’Occident. C’est une fois de plus ignorer l’histoire, de l’Espagne aux Balkans – au moins !

A la deuxième page de l’introduction, nous apprenons qu’en islam l’individu est nié au profit du groupe : « Dès que je l’aborde [ce monde qualifié de « potentiellement dévorant »], il me devient impossible d’y connaître un seul instant de solitude, une seule seconde de répit individuel. » Nous ne fréquentons décidément pas les mêmes endroits avec Martine Gozlan : je l’invite à aller en Turquie, où les mosquées sont ouvertes aux non musulmans. J’ai pu là, à Eyyüp – la mosquée que je préfère, précédée d’une cour ombragée par un bel arbre, voir à gauche la tombe d’Eyyüp el Ansari et passer ensuite de longs moments de tranquillité assis dans la mosquée, sans personne pour me déranger, chacun respectant ma solitude. C’est vrai, c’est moins sensationnaliste que les foules en larmes pour la mort de Boumediene ou en liesse pour une visite officielle de Jacques Chirac en Tunisie, mais c’est cela aussi la réalité de l’islam. Pour autant que l’on veuille bien la voir.

C’est bien différent chez Martine Gozlan : « Son nom [islam] exalte ce point limite où l’être renonce à lui-même pour se perdre dans un ailleurs souverain »[3], « A l’islam, des foules immenses, de l’Asie à l’Afrique, en passant par la fournaise proche orientale, vouent une adoration existentielle »[4], « S’agit-il de s’amalgamer à la force du nombre et de la foi, pour s’y retrouver en s’y perdant, telle la Phèdre de Racine anticipant le labyrinthe ou elle aurait suivi et étreint son amant ? »[5]. Cette citation est intéressante : Phèdre n’était pas musulmane mais elle cherche à se « perdre » ; la « perte » de soi ne serait-elle donc pas spécifique aux musulmans ? Cette phrase a sans doute été écrite sans y penser… La liste continue : les musulmans sont « des êtres à bout de souffle se cherchant un centre nourricier »[6], le son qu’émet le muezzin « submerge »[7] l’oreille, la bouche et le cerveau ; l’arabe « … dicte la scansion extatique dont s’enivrent les écoliers » des écoles coraniques partout dans le monde[8], en écoutant le muezzin (toujours lui !) « … répéter inlassablement le chant du monde immobile, ils [les Occidentaux] viennent réchauffer leurs membres ankylosés par les rigueurs glacées de la rationalité occidentale. »[9] ; « En Islam, enfin, une paix tiède les fait glisser vers le sommeil »[10] , voire même plus loin ce n’est plus l’esprit et la conscience seuls qui abdiquent : « … ils sont prêts à perdre leur vie pour s’engloutir dans la matrice de l’Umma en guerre. »[11]

Cette thématique de l’engloutissement, de l’anéantissement, me laisse au demeurant extrêmement perplexe. D’où peut-elle sortir ? Serait-ce une allusion au « fana », stade de l’unification de la conscience chez les soufis ? Mais il faudrait pour croire cela que Martine Gozlan n’ait pas lu les traités de soufisme jusqu’au bout, une nouvelle fois dérangée par l’appel intempestif du muezzin sans doute, car ce stade n’est que le premier dans le chemin que parcourent les soufis : après le « fana » vient le « baqa », stade de stabilisation de sa connaissance, qui le fait devenir maître spirituel, un « qutub  » mais qui ne peut opérer que dans sa propre religion ; un troisième voyage le fait accéder à un degré supérieur et plus universel de maîtrise, le dernier des voyages en faisant un guide permettant aux hommes de traverser l’épreuve de la mort, l’initiation ultime[12].

Il serait possible de continuer encore longtemps sur ce thème[13] sans que la thèse qui sous-tend ces remarques en soit plus claire : cet anéantissement dans la mollesse et la chaleur de la matrice originelle que propose l’islam n’est qu’une apparence ; il y a, derrière cette apparence de douceur, une idéologie violente et fanatique. C’est la thèse du complot, que l’on nous ressert repeinte de frais, glacée de vert. Le musulman obsédé sexuel et fanatique, a pris la place du juif cosmopolite et ploutocrate, l’un et l’autre complotant, sans doute avec l’aide des francs-maçons, en vue de dominer le monde. Les coupables sont désignés : prudente, Martine Gozlan évite de s’avancer elle-même et laisse la parole à Marie-Thérèse Urvoy[14] : le soufisme est « un cheval de Troie qui permettra aux intégristes de faire accepter au fil du temps la rigueur de l’Islam à l’Occident. »  Chercher à substituer une victime à l’autre au lieu de dénoncer globalement cette idéologie pernicieuse est scandaleux sur le plan de la morale et extrêmement dangereux sur le plan politique. Les mots ont un sens et ce sens peut tuer : des centaines d’années de haine antisémite ont préparé intellectuellement à l’holocauste. Les juifs ont été tués par le verbe, niés dans leur individualité, comparés à des animaux et à une masse grouillante, avant de l’être dans les camps.

C’est bien une idéologie de haine qui est à l’œuvre dans ces pages où l’islam est présenté comme une religion fanatique et intolérante : le chapitre intitulé « Muezzin »[15]

  •  encore et toujours lui – porte en exergue « Où il apparaît que l’Islam propose des certitudes là où les autres monothéismes ménagent le doute », ignorant curieusement que toutes les religions monothéistes proposent et des certitudes et du doute, certitude de l’existence de leur Dieu, doutes du croyant qui Le cherche et à qui Il se refuse ; Martine Gozlan pose la fermeture dès l’ouverture : « “ Voici le Livre ! Il ne renferme aucun doute.” Ces deux phrases dessinent le destin d’un cinquième de l’humanité. Elles viennent directement après la première sourate du Coran, l’ »ouverture ». Mais ce verset, lui, est une clôture »[16]. Et c’est abominable, parce qu’il s’agit de l’islam. Ce qui est gênant, c’est que dans le monothéisme, dans tous les monothéismes, les commencements sont souvent des fins, les fermetures des ouvertures.

    Le livre de la Genèse commence en hébreu par ces mots que je transcris : « Berechit bara Elohim… » – « Au commencement… ». La première lettre du premier mot hébreu de la Bible/Torah, « bet », s’écrit ב. Comme en arabe, on lit l’hébreu de droite à gauche ; cette lettre, la deuxième de l’alphabet – tout comme le ب  qui initie le Coran – signifie symboliquement que l’on ne peut connaître ni ce qui est avant, ni ce qui est au dessus, ni ce qui est au dessous : le ב n’est ouvert que sur l’avenir. Il est à la fois fermeture et ouverture. C’est parce qu’une partie de la Connaissance lui est fermée, que l’homme, dans les trois monothéismes, a la possibilité de s’émanciper en utilisant la seule chose qu’il y ait au commencement : la capacité à commencer. A toutes fins utiles, pour les esprits chagrins qui me reprochent quelquefois de ne pas parler assez du christianisme, je signale que le prologue de l’Evangile de Jean est le décalque grec du prologue hébreu de la Genèse : la signification en est la même. Alors oui, en ce sens, et en ce sens seulement, il n’y a pas d’avant[17].

    Si l’avant n’est nulle part, en revanche la haine est partout : « Que le désir d’Islam s’inscrive comme une détestation de l’Occident n’est pas très original si l’on se réfère à toute l’idéologie belliqueuse, aux considérations sur le choc des civilisations qui ont fleuri depuis l’apparition de l’islamisme et de la terreur djihadiste, puis qui ont servi de justification à l’intervention américaine en Iraq. »[18] , l’Intifada « générationnelle » se cache derrière l’islam[19], un mot aimable sur le soufisme pour dire qu’il existe « au sein de l’une des religions les plus sombres »[20], l’antisémitisme étant crispé partout[21], y compris chez Massignon[22] . La guerre est déclarée : « “Choisir son camp”, à n’importe quel prix,où que l’on se trouve, quel que soit l’horizon idéologique natal, tel sera désormais l’axe des architectes d’un nouveau monde à bâtir sous le soleil fraternel de l’Umma. »[23] Comment peut-on encore écrire cela, après plusieurs « guerres du Golfe » dans lesquelles les musulmans de France ont bien montré à qui allait leur allégeance ? Après les manifestations organisées par les C.R.C.M. contre les prises d’otages en Iraq ? Et pourquoi choisir précisément le terme « d’axe » dans une métaphore guerrière, sinon pour renvoyer au passé de la dernière guerre dans laquelle les forces de « l’axe », l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste étaient les ennemies ? Pourquoi de tels glissements de sens aussi ignominieux ? Au service de quelle idéologie ? ou reflet de quelle inconscience ? Il s’agit bien ici de recomposer la réalité pour l’adapter à ses présupposés idéologiques.

    Si nous devons déclarer une guerre, déclarons là plutôt au racisme et à la malhonnêteté intellectuelle. A ce titre, les pages consacrées à René Guénon sont un modèle du genre : non, Guénon n’est pas le « fondateur de l’étrange école philosophique de “la Tradition” »[24] : Franc-maçon puis soufi, R. Guénon a cherché à rassembler ce qu’il pouvait y avoir de commun dans des traditions géographiquement différentes, à aller au-delà des apparences pour rechercher ce pont commun qui fait que l’on peut discuter, se rencontrer, entre croyants appartenant à des traditions (avec un « t » minuscule…) différentes, à rechercher ce qui fait l’homme, tout simplement, et qui lui permet de dialoguer avec ses semblables, même et surtout s’ils sont différents. Jung aurait appelé cela l’inconscient collectif. Mais un tel état d’esprit est bien étranger aux raccourcis sensationnalistes qui préfèrent attiser le feu plutôt qu’à cultiver le sentiment de la fraternité.

    Oui, Guénon est mort auprès de son épouse. Le fait qu’elle ait été musulmane et fille d’un cheikh[25] change-t-il quelque chose à cela ? Aurait-il du l’abandonner pour venir mourir au bord de la Seine ? A moins que ce qui soit scandaleux ce soit une union interraciale ? C’est plus clair par la suite[26], où Martine Gozlan revient sur cette histoire qui semble l’horrifier, avec des mots plus crus : « l’étrange » – comme elle le qualifie – R. Guénon se convertit à l’islam, « qui finit par l’absorber au Caire (il y vit et meurt comblé, sous l’habit arabe et dans le lit d’une épouse musulmane)… ». Que dirait Mme Gozlan si, en guise d’épitaphe, l’on disait de quelqu’un qu’il est mort « dans le lit d’une épouse juive ? » Elle aurait raison de s’indigner parce que présenter ainsi les choses est littéralement odieux. Elle oublie aussi que l’un des avantages de la laïcité est que la religion est renvoyée dans la sphère privée, qu’elle fait partie du libre choix individuel et que, par conséquent, l’origine confessionnelle des personnes et des conjoint(e)s est indifférente. Elle l’est à l’égard de l’Etat, elle doit l’être aussi dans la société et ne pas faire l’objet de dénonciations qui ont pour but de stigmatiser, qui essayent de réduire l’intérêt que l’on porte à une culture à une vulgaire affaire de coucheries.

    La chair semble être en effet, avec les thèses du complot, l’une des principales obsessions de Martine Gozlan : dès la deuxième page de son premier chapitre, « Prologue », nous sommes avertis : « A l’islam, depuis deux siècles en Europe, des artistes, des aventuriers, de mystiques, des intellectuels, ont donné leur âme, dédié leur œuvre. Ils y ont souvent, aussi, fait vibrer leu chair. Pourquoi ? »[27] Voilà l’angoissante question, qui fait perdre toute raison, que l’on en juge : dans les prisons irakiennes, les geôliers américains ont mis à nu l’homme musulman, son sexe. Torture de la nudité. Désir du voile, du recouvrement. »[28] Etonnante confusion des genres, n’est-ce pas, entre la nudité de l’homme et le voile de la femme. La satisfaction de la formule dévoile un étrange désir : celui que l’homme soit à la place de la femme en en prenant le voile et que les genres soient inversés. Du moins dans le monde musulman.

    Le désir, le sexe, souvent dans des conceptions de type sado masochistes et/ou homosexuelles, courent en effet tout au long du livre : « Pour l’être qu’il charme ou qu’il arme, la pensée qu’il cisèle ou cisaille, le corps qu’il soumet ou délivre, quel est le code de séduction islamique ? »[29] , « … Genet ploie et jouit. »[30] ; à l’écoute du Coran « … se réalise le vœu obsédant et secret de l’être : cette fusion – dissolution que seul l’acte sexuel lui permet de frôler. »[31], les muezzins (toujours eux !) « roucoulent »[32], l’islam est « oscillation entre le sofa et le sacré »[33] , Massignon est « homosexuel et, naturellement, s’en cache. »[34] et c’est ce qui va déterminer toute son œuvre : « Bref, ce fut une passion homosexuelle, dans le décor romanesque et exotique d’une Egypte 1900, qui décida du destin de Massignon. »[35], démonstration étant ici faite qu’un sale arabe vaut bien un sale pédé. Nous apprenons aussi que « L’orientaliste veut se fondre à l’autre, s’assimiler à son univers par le décor, la chair, la foi. C’est pourquoi il pénètre l’autre et désire être pénétré par lui. »[36] . Qu’un orientaliste ait pu s’intéresser à l’Orient pour des considérations intellectuelles, philosophiques semble inenvisageable. Curieusement, si l’homosexualité semble délégitimer l’islamophilie, il ne semble pas en être de même pour l’islamophobie : tel écrivain, tel journaliste, pourraient être cités au même titre et ne le sont pas… Se pourrait-il que l’homosexualité « …qui constitue de toute façon[37] la facette la plus secrète de leur désir d’Islam »[38] soit une explication qui n’explique rien ? Il est consternant d’avoir à le rappeler.

    Ces propos constitue le fonds de commerce d’une idéologie de haine et d’exclusion et ce ne sont pas les appels à la libération des femmes qui la rendront plus aimable : la concurrence des victimes n’a jamais fait progresser quelque cause que ce soit, bien au contraire.

    Alors, oui, il y a une « grande nuit archaïque qui [nous] assaille »[39] , la nuit du nationalisme et de la xénophobie, que l’on a vus à l’œuvre lors de la dernière campagne électorale en France, où les pires arguments ont été utilisés dans le but de faire peur, la nuit de la haine de l’Autre, quel qu’il soit, la nuit du refus de comprendre d’autres cultures dans le réflexe maurrassien de la France seule, la nuit des certitudes sur sa propre excellence. Voilà où se situe la régression. Pas dans l’admiration que l’on peut porter à un Rûmi ou à un Adonis, pas non plus dans l’écho que peut éveiller en nous un Sohrawardi ou un Mollâ Sadra Chirazi, pas enfin dans l’intérêt que l’on peut porter à la politique d’un Abd el-Kader ou d’un Shah Abbas.

    C’est contre ces « porteurs de nuit » qu’il faut agir et réagir. Leur laisser la parole c’est abandonner chaque jour un peu plus le troisième terme de la devise républicaine : la fraternité. 



    [1] cf. p. 11.

    [2] cf. p. 31.

    [3] cf. p. 17.

    [4] Id.

    [5] cf. p. 20.

    [6] cf. p. 21.

    [7] cf. p. 31.

    [8] cf. p. 36.

    [9] cf. p. 64.

    [10] cf. p. 66.

    [11] cf. p. 67.

    [12] cf. SHAH (Idries), Les soufis et l’ésotérisme, Petite Bibliothèque Payot, 2004, pp. 282 et 283

    [13] Cf. notamment les pp. 120 (l’empathie fusionnelle), 123 (l’islam est une métaphore de l’abandon de soi), 129 (un engloutissement bienheureux), 133 (la nuit archaïsante), etc…

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    [14] cf. pp. 104 et 105.

    [15] cf. p. 23.

    [16] cf. p. 25.

    [17] cf. p. 32.

    [18] cf. p. 59.

    [19] cf. p. 66.

    [20] cf. p. 54

    [21] cf. p. 80.

    [22] cf. p. 78.

    [23] cf. p. 92.

    [24] cf. p. 44.

    [25] id.

    [26] cf. p. 60.

    [27] cf. p. 18.

    [28] cf. p. 21.

    [29] cf. p. 22.

    [30] cf. p. 131.

    [31] cf. p. 37.

    [32] cf. p. 42.

    [33] cf. p. 46.

    [34] cf. p. 47.

    [35] cf. p. 48.

    [36] cf. p. 51.

    [37] c’est moi qui souligne.

    [38] cf. p. 127.

    [39] cf. p. 133.

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