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Des passions enchaînées

Sur cette terre, celle des hommes, de la fureur au tumulte, du sang aux larmes, de la haine au désespoir ; jamais ne semble se démentir ce qui fut dit : “Mettras-tu sur cette terre qui la corrompra et y fera couler le sang ? ” [1]

Sur cette terre, la nôtre, du meurtre au pardon, de l’horreur à la pure beauté, de l’oppression à l’espérance ; jamais aussi ne semble se démentir ce que Dieu répondit : “Je sais ce dont vous n’avez science aucune.”[2]

Que serait l’homme sans ses passions ; un Ange ? Mais ne les a-t-on vu s’interroger et interroger leur Seigneur puis servilement acquiescer !

D’où vient, de l’homme, ses sombres penchants ? De l’âme ; mais n’est-ce point Dieu qui l’insuffla !

Iblîs, de pure flamme créé, refusa, lui, de se prosterner.

L’homme serait-il tissé de plume et d’argile que le feu coule en ses veines.

Ni le questionnement philosophique, ni la recherche théologique n’ont d’impact sur l’objet de leur réflexion. L’un comme l’autre n’exprime que la capacité inhérente à l’homme de s’interroger lui-même. Le Coran, qui appelle du reste à l’étude par ces deux voies, n’est pourtant en rien un livre de philosophie ou un traité de théologie. Il ne donne pas les clefs de l’Insondable, n’appartiennent-elles pas qu’à Dieu !

Cependant il nous révèle les arcanes d’une religion simple, naturelle, l’Islam initial, directe expression de « ad-dînu-l-qayym », le lien primordial. Religion concrète conséquemment ; édifice solidement construit sur ses cinq piliers, maçonné à force de droiture, finement orné de scrupules moraux. Mais il ne possède ni toit, ni coupole ; il reste ouvert au firmament puisque du coeur même de la demeure s’élèvent par degré, m’ârij, les chemins de la voie unique, celle du retour à l’Unique. 

Religion simple unissant dans le même amour le paysan et le philosophe, le commerçant et le mystique. A l’abreuvoir de Dieu l’eau est abondante, chacun selon sa soif, chacun selon sa retenue, à chacun son ivresse… 

Simple ou complexe, l’homme, ne peut que posséder ou abandonner, et pour qui s’affronte à lui-même le Jeûne en est la voie royale. L’on aperçoit alors en perspective ce que le Prophète nous décrivit :

« Lorsque advient Ramadân, les portes du Paradis sont grandes ouvertes, celles de l’Enfer soigneusement fermées, et les diables solidement enchaînés. »

De ce hadîth[3] les enseignements sont nombreux, nous ne pourrons donc en aborder que l’essentiel :

• « Lorsque advient Ramadân » ; Le jeûne est ici désigné par ce qui le représente, le mois de Ramadân. Nous avions vu[4] que ce mois, comme chacun des cinq piliers, de par une grâce subtile de Dieu recélait un secret, c’est-à-dire un mode d’action propre : “…jeûnez car cela est ce qu’il y a de meilleur pour vous ; puissiez vous savoir ! ”

“ …Jeûnez…afin que vous puissiez proclamer la grandeur de Dieu…” [5]

C’est donc le Jeûne, qu’il soit d’un mois ou d’un jour, qui libère l’homme de ses passions. Arraché à ses pesanteurs, le jeûneur voit en lui croître l’amour de Celui à qui il se soumet, l’expression de la crainte révérencielle, at-taqwâ, la véritable piété : “ Ô croyants, il vous a été prescrit le jeûne…Puissiez-vous atteindre ainsi la véritable piété.” [6]

• « Les portes du Paradis sont grandes ouvertes » ; Cela ne signifie pas que pour qui meurt en Ramadân le Paradis soit offert. Mais, est ici indiqué que le jeûne, par le jihâd qu’il requiert, soumet l’âme contre elle-même, contre les forces centrifuges qui l’éloignent d’ordinaire du Paradis. Les portes du Paradis sont en nombre inconnu ou infini. Autant de possibilités d’y accéder, chacune d’entre-elles représente une qualité du croyant comme nous l’a par ailleurs enseigné le Prophète.[7] Il est ainsi une porte des Gens de prière, une des Gens d’aumône, etc. : “Jardins d’Eden aux portes grandes ouvertes pour eux. ”[8] La porte paradisiaque des jeûneurs se nomme Ar-Rayyân, nom signifiant « pleinement désaltérant » mais évoquant aussi « un parfum délicat et puissant ».[9]

• « Les portes de l’Enfer sont soigneusement fermées » ; Il est à noter que les portes de l’Enfer sont au nombre de sept : “ Il a sept portes, à chaque porte une part d’entre eux est répartie” [10] Ce nombre est logiquement restreint, Dieu en Miséricorde multipliant les voies d’accès au Paradis et réduisant les abords de la Géhenne. Or, de manière étonnante, lorsque l’on étudie l’ensemble des hadîths authentifiés traitant du jeûne de Ramadân, l’on relève sept penchants, sept défauts, qui annulent le bénéfice du jeûne ; Jeûner est donc lutter, jahada, contre ces sept passions, ses sept passions, et fermer, une à une, les sept portes de l’Enfer. L’on note [11] :

–  L’insouciance.

–  L’ostentation.

–  La voracité.

–  La concupiscence charnelle.

–  L’avarice.

–  La grossièreté.

–  Le mensonge.

Nous ne pouvons qu’être frappés par la quasi similitude d’avec les « Sept péchés capitaux » définitivement établis par Thomas d’Aquin au XIIIème siècle. Par péchés capitaux l’on entend les vices considérés comme étant à l’origine de tous les autres ; capita c’est la « tête », exactement comme l’on dit en arabe « al umm » dans « Umm al khabâ’ith  », « la mère de tous les vices ».

Ainsi par exemple :

–  L’insouciance  ; est ici celle d’une préoccupation religieuse ou spirituelle. En découlent la négligence puis l’oubli, l’abandon puis le déni. L’incroyance en est la conséquence.

–  L’ostentation est l’ennemi du vertueux. Elle annule le bénéfice de toutes les bonnes actions, de toutes les pratiques religieuses. Elle corrompt l’intention et détruit l’âme. Elle obscurcit toute lumière.

–  La voracité  ;[12] celle que combat directement le jeûne, n’est quant à la nourriture qu’un symbole. Il s’agit ensuite de l’appétit immodéré des biens de ce monde. Qui cède à cet appel recherchera toujours plus de jouissance. Il deviendra l’esclave de son désir, il ne possédera pas sans être possédé.

–  La concupiscence charnelle  ; autre instinct qui doit être maîtrisé, la pulsion est ici mortelle. L’homme ou la femme y sont éprouvés ; les péchés engendrés sont en grand nombre, de la salissure au crime.

–   L’avarice  ; elle prive l’homme du bénéfice des bienfaits que Dieu lui avait octroyé. Elle pourrit tout ce qu’il possède, elle entraîne l’envie, la fraude, le vol. La vie est alors comme une terre non ensemencée. 

–  La grossièreté, c’est l’indécence. La pudeur est une qualité inhérente mais, comme toutes les fleurs, fragile. Qui habitue ainsi sa langue au mal, flétrit son cœur, et ternit son âme. Le laid lui devient beau, il acceptera puis justifiera le mal.

–  Le mensonge  ; est de tous le pire. Il autorise à lui seul, en les justifiant, tous les actes mauvais et toutes les conséquences découlant des six autres passions. 

Ce sont donc bien là les sept tendances ou états qui conduisent à tous les maux, les sept portes de l’Enfer, les sept passions que le Jeûne exige que nous maîtrisions. Autant de degrés pour le cheminant.

• « Les Diables solidement enchaînés ». Au delà de l’image, apparaît donc la vraie nature du combat. Ce ne sont point les diables qui sont enchaînés, mais le jeûneur qui doit enchaîner ses passions. Il nous faut lutter contre ses “pulsions” par l’abstinence et l’abstention et, dès lors, nos passions maîtrisées, les portes de l’Enfer se ferment, laissant ainsi la voie ouverte vers celles du Paradis. Tel est le secret du jeûne, le secret de Ramadân, seigneur du Jeûne.

Il y a ainsi une communauté évidente entre les « passions » et les « shayâtîn », terme du hadîth que nous avons traduit par « diables ».

Le mot « shaytân », que la proximité étymologique oblige à traduire par « Satan », est généralement considéré par les exégètes classiques comme un nom dérivant de la racine arabe « shatana » qui, outre les notions d’éloignement, d’enfoncement, indique aussi conjointement le fait d’attacher avec un lien et de vouloir détourner l’autre de ses projets. Nous retrouvons là l’idée principale de la fonction de Satan. Son rôle présuppose en effet que l’homme accepte ce lien, ce pacte. Satan est celui qui veut détourner mais c’est l’homme qui en réalité se détourne [de Dieu]. Du fait que la position de l’homme est par nature instable, s’il ne s’éloigne pas de Satan il s’en rapproche. S’il se tourne vers Dieu, il s’éloigne de Satan.

Conformément au dogme de l’unicité de Dieu, «  tawhîd », Shaytân n’a aucun pouvoir réel et il ne peut exercer son influence que si l’homme le lui concède. Ainsi lisons nous les versets suivants où Shaytân, s’adressant à Dieu, dit : “ Il en sera ainsi ; c’est de par Ta Toute-Puissance que je les ferais se fourvoyer tous [13], sauf ceux de Tes serviteurs restés purs.” S38.V82-83.

 

On le constate, seule la Toute-Puissance de Dieu, c’est-à-dire Sa volonté agissante, est cause efficiente. Iblîs,[14] ou plus exactement en ces versets son représentant métonymique sur Terre, Shaytân, ne possède aucune autonomie, aucun pouvoir. “Car ce dernier n’a aucune emprise sur les croyants qui placent leur confiance en leur Seigneur.”S16.V99.

 

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Dans le Coran, à la différence de Iblîs, Satan ne parle pas, il susurre, il insuffle, il insinue, etc. Ces verbes pourraient sembler indiquer que ces mécanismes sont extérieurs à l’homme, comme l’on glisse à l’oreille de quelqu’un un mauvais conseil. Mais, en réalité, le siège de ce phénomène est en l’intime de l’être, en son for intérieur, en son sein, ce que le Coran nomme la poitrine des hommes, « sudûru-n-nâs » : “Dis : Je me réfugie en le Seigneur des hommes…contre le Chuchoteur, le Sournois, celui qui susurre en la poitrine des hommes…” S114.V1-5.

 

Si Satan avait la capacité d’influencer tous les êtres humains, il faudrait pour cela qu’il soit omnipotent et omniprésent. Or, ceci ne peut être, de tels attributs n’appartiennent qu’à Dieu seul, l’Omnipotent, l’Omniprésent.

En conséquence il est dit : “ Nous avons créé l’homme et savons parfaitement ce que son âme lui susurre et Nous sommes plus proche de lui que ne l’est sa propre veine jugulaire. ” S50.V16. Cet âme dont il est dit : “…Certes l’âme est instigatrice du mal… » S12.V53. Celle qui pousse au pire : “ Son âme lui suggéra de tuer son frère et il le fit…” S5.V30. Celle qui est la source des passions : “…Ils ne suivent que les supputations et les passions de l’âme…” S53.V23. Celle qui trompe les hommes : “…Non, bien au contraire, ce sont vos âmes qui vous ont séduit trompeusement… ” S12.V83.

Inciter, suggérer, susurrer, séduire, passions, mal, égarement, ne sont-ce point là les qualificatifs attribués à Satan ! Telle est la nature réelle de ce Satan, nos « démons intérieurs », notre âme en ses penchants, l’âme des passions.

C’est donc sous cet aspect que prend sens le pluriel de Shaytân, « shayâtîn », les « diables », qui n’en représentent en rien la multiplication mais désigne, de fait, les passions de l’âme. Iblîs face à Adam et Eve au niveau prototypique, Satan et l’Homme au niveau symbolique, les « diables », les « shayâtîns », au niveau fonctionnel : “ Et dis : Seigneur je me réfugie en Toi contre les suggestions des « diables » et je me réfugie en Toi, Seigneur, contre leur présence.” S23.V96-98. Les shayâtin désignent ainsi nos « démons personnels », nos passions, c’est en se sens qu’il faut entendre la signification de leur « présence ».

Pour enchaîner ses passions il faudra donc abandonner son moi et, à cette fin, s’en remettre totalement à Dieu.

Cet abandon est de deux ordres : Pratiquement, c’est être disposé à mettre en œuvre la totalité des injonctions et recommandations divines, c’est-à-dire le Coran. Spirituellement, il s’agit de reconnaître la suprématie et la primauté de Dieu en Sa création, l’illusion de toute volonté propre.

Du fait d’une grâce toute particulière attribuée par Dieu à Ramadân, la démarche est facilitée. S’ouvrent en nous les portes de notre âme croyante et se referment celles de notre impiété. Par pur amour de Dieu nous renonçons aux plaisirs, offrant ainsi en sacrifice à l’autel de la réussite spirituelle les pauvres diables de nos passions enchaînées

• Ainsi donc ce hadîth : « Lorsque advient Ramadân, les portes du Paradis sont grandes ouvertes, celles de l’Enfer soigneusement fermées, et les diables solidement enchaînés. » nous offrait les conclusions avant les prémisses. Il doit être compris dans l’ordre inverse de son énoncé, à savoir : pour quiconque par le Jeûne domine ses passions, et notamment les sept capitales, se ferment alors autant d’accès à l’Enfer et s’ouvrent à lui les portes du Paradis.

Conclusion :

Ceci doit nous interroger aussi pour l’après Ramadân. Le Jeûne de Ramadân est une école de comportement qui, en réalité, ne prend sa totale signification que dès lors que nous saurons en tirer des bénéfices stables. Par la suite, en notre quotidien, nous devrons continuer à exiger de nous-mêmes la même discipline, celle de la droiture et de la véracité, le combat contre l’âme, contre les passions qui nous poussent. Ce n’est point Dieu qui, passée cette trêve bénite, libérera les diables de nos passions, ouvrira les portes de l’Enfer et fermera celles du Paradis ; mais bien nous-mêmes, seuls face à la dualité de nos âmes.

 

“ Connaîtra le bonheur qui a purifié son âme.”[15]

Dr Al Ajamî.

Que me soit donné l’occasion de souhaiter à toutes et à tous une Aïd fraternelle.

Que Dieu agrée notre jeûne et nos prières.

Qu’Il couvre nos fautes de sa mansuétude.

Qu’Il étende sur nous l’aile immense de Sa Miséricorde.

Qu’Il affermisse nos pas en sa voie.

Qu’Il nous protège en les difficultés de nos parcours.

Qu’Il soit notre unique soutien et notre unique recours.

Qu’il nous permette de triompher de nous-mêmes

Seigneur, nulle lumière qui de Toi ne provienne. 

Seigneur, éclaire de Ta Lumière nos cœurs et les cœurs du monde.



[1] S2.V30.

[2] Ibid.

[3] Hadîth transmis par Abû Hurayra et rapporté par Al Bukhârî, Mâlik, Muslim, Ibn Mâjah, An-Nisâî’, Ibn Hanbal, Ibn Khuzayma et Ibn Hibbân.

[4] Article précédent : Pratique et spiritualité 2 : Les cinq piliers.

[5] S2.V1841-185.

[6] S2.V183. 

[7] Selon un hadîth rapporté par Al Bukhârî. Par contre, l’on trouve dans bien des tafsîrs un « hadîth » établissant le nombre de portes du Paradis à huit, ce propos est sans aucun fondement hadistique.

[8] S38.V50.

[9] Selon un hadîth rapporté par Al Bukhârî, Muslim et d’autres.

[10] S15.V44.

[11] Ces sept passions sont textuellement extraites des hadîths 11 ; 12 ; 14 ; 15 ; 24 de : « Quarante hadîths authentifiés de Ramadân ».

[12] Ceci correspond au péché de « gourmandise », terme désuet, mais qui désignait alors la gloutonnerie ou la voracité.

[13] La racine « ghawâ » évoque à l’origine le fait de perdre son chemin. La même idée accompagne étymologiquement le verbe « fourvoyer ». En fonction de la non-action de Satan l’on se doit d’employer la forme réflexive, se fourvoyer ou s’égarer, car bien que le verbe coranique soit de forme IV, « aghwâ », il ne convient pas de le traduire par « égarer » car seul Dieu égare ou guide.

[14] Iblîs, contrairement à l’opinion courante n’est pas un autre nom de Shaytân. Il y aurait beaucoup à dire sur le fait que dans le Coran de manière systématique Iblîs et Satan n’interviennent jamais au même niveau ontologique. Ils sont comme deux entités distinctes. Iblîs est uniquement présent dans les récits mettant en scène l’instauration prototypique des caractéristiques de l’Homme, et Satan n’apparaît seulement qu’au niveau symbolique du plan ontologique de l’homme. Signalons qu’en de nombreuses traductions il n’ait pas prêté attention à cette remarquable particularité coranique et que le terme Satan est parfois employé à la place du nom Iblîs ! Pareillement, et parallèlement, l’emploi du pluriel « shayâtîn » est toujours rencontré en liaison avec l’intime de l’être, son âme. 

[15] S87.V14.

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