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“Delenda Trabelsi”, ou la revanche du peuple tunisien

La révolte des tunisiens a laissé derrière elle les vestiges d’un clan décadent. Reportage au milieu des ruines et des ex votos, dans le sillage de la révolution.

« Dar Bouazizi ». Sur le pilier droit en pierre saumon, les révoltés tunisiens ont rebaptisé la villa de Moez Trabelsi après l’avoir saccagée. Si l’on passe l’entrée en arc plein-cintre, une autre inscription complémentaire est immédiatement visible : « Repose en paix Bouazizi », en référence au jeune marchand ambulant (titulaire d’un bac de Lettres) de Sidi Bouzid (Centre) qui s’est immolé le 17 décembre 2010 parce que des agents de polices l’avaient frappé, lui avaient retiré son matériel de vente et refusé de le lui restituer. Ainsi commençait la révolte tunisienne qui aboutirait à la fuite de l’ex-président Ben Ali. Une dizaine de tunisiens curieux déambulent dans cette villa, (ex)propriété d’un des dix frères de Leïla Trabelsi, l’ex première dame déchue. Ils découvrent les ruines d’un empire décadent, touchant presque du doigt le faste dans lequel vivait le clan, lisant les messages que leurs compatriotes révoltés ont laissé sur les murs.

Déjà à l’entrée, une citation de l’imâm Ali (quatrième calife, cousin et gendre du prophète de l’islam) scandait la victoire, tout en résonnant comme un avertissement à d’autres éventuels apprentis autocrates : « Si ton pouvoir t’incite à être injuste envers les gens, rappelles-toi du pouvoir que Dieu à sur toi » (en langue arabe)

Ruines postmodernes

Dans l’une des chambres de l’étage, des cours épars de chinois, d’anglais et d’économie jonchent le sol. Sur l’un d’eux, un mot anglais et sa définition : « Reingennering : remise en cause radicale de la nature de l’Etat et redéfinition des processus opérationnelles pour obtenir des gains spectaculaires dans les performances. » Une définition du défunt régime en somme. Quand des billets de monopoly et la carte de la « rue de la paix » complètent le panorama (au milieu de verres brisés et de matières bois et plastiques éparpillées…), on ne peut s’empêcher d’y voir une fulgurante ironie du sort. Et quand on distingue aussi dans les décombres un boitier de DVD de « Maman j’ai raté l’avion », on pense en effet à la dizaine de membres de la famille Trabelsi qui n’ont pas pu décoller. Mohammed Ben Kilani, pilote chez Tunis Airlines est devenu héros national pour avoir refusé de participer à la fuite de cette poignée de membres de la famille régente (avec belles-familles et proches amies).

On poursuit : les portes ont été enlevées, les lustres arrachés, les baies vitrées abattues. Dès le lendemain de la fuite de Zine el Abidine Ben Ali, la famille du pilleur du pays a été pillée. On lève la tête : les graffitis des révoltés nous rappellent les pratiques de l’ancienne régente (2) : « Ya Leïla ya Hajjema, rajjaa flous litéma ! » (« Eh Leïla la coiffeuse, rends l’argent des orphelins ! »).

Parfois, de rage, des choses qui pouvaient être récupérées ont été jetées, tel ce matelas double et molletonné à la plume d’oie, projeté dans la piscine, où un climatiseur décroché et brisé. Témoignage directe de 23 ans de frustration contenue. Au rez-de-chaussée, à quelques encablures de la piscine, la buanderie a été brûlée. Et les murs carbonisés ont à nouveau servi de surface d’expression (voir nos photos).

On y croise Choukri, tunisien d’une soixantaine d’années, béret marron et veste en daim qui lui donne un aspect titi parisien de l’entre-deux guerres. Il n’exulte pas forcément mais a comme un sentiment du devoir populaire accompli, en saisissant d’un regard le pandemonium : « Toute la famille était dans le trafic d’influence. L’un des frères, Mohammed, se faisait intermédiaire pour des personnes souhaitant une autorisation de construction et récupérait une commission au passage. » Choukri évoque également un évènement qui avait profondément choqué la Tunisie. En 2007, la Star Académy arabe avait été invitée à se produire à Sfax. Pour 1000 places disponibles, 5000 avaient été vendues. Sept personnes sont mortes dans une bousculade géante et des centaines ont été blessées. A l’époque, les médias, sous la férule ou le contrôle tatillon de Ben Ali, s’étaient bien gardés d’aller demander des explications aux organisateurs de l’évènement. Et pour cause, le gérant de la société organisatrice était Houssem Trabelsi. Inutile de dire que la villa de ce dernier, à quelques encablures de celle de son frère Moez, a subi le même sort.

Moustapha, 49 ans, originaire du quartier de Ben Harous lance « Notre argent, notre argent ! », en embrassant d’un regard la scène. Lui connaissait vaguement Moez, l’ex propriétaire des lieux. Plus jeunes, ils fréquentaient le même quartier mais dès après l’arrivée des Trabelsi dans le giron du pouvoir, Moez ne le saluait plus que de loin. Il connaissait aussi Adel Trabelsi, un instituteur décédé d’un cancer à l’âge de 67 ans en 2010. « Mohammed, son fils, avait deux Porsches Cayenne ! » raconte Moustapha, qui fut l’élève d’Adel avant que la sœur de ce dernier ne se marie à Zine Ben Ali en 1992. Il avait demandé un peu d’aide à son ex-instituteur pour lui faciliter l’obtention d’un petit terrain ou d’un appartement. Adel Trabelsi lui avait proposé de repasser plus tard. Quand Mostapha revint, il se fit virer par les gardes qui gardaient l’entrée. C’est aussi ce genre d’humiliation, multipliée des milliers de fois, qui a constitué un des nombreux moteurs de la colère.

Les inquiétudes de la bourgeoisie tunisienne

Un quartier en plein cœur de Carthage nommé Salambô. La rue Aristote forme une impasse qui donne sur la mer. Les familles Ferhat, Ferchichi et Bendiaf, grande bourgeoisie tunisienne, sont depuis plus de trente ans résidant de ce tranquille quartier. Tranquille jusqu’à la chute de Ben Ali. Le 15 janvier, des individus se sont présentés en nombre au numéro 21, propriété de Djalila Trabelsi, sœur de la matrone Leïla. Sans sonner. Ils l’ont vidé consciencieusement avant de se déchainer. La villa n’est pas monumentale mais produit tout de même son effet. Depuis l’étage on voit la baie de Carthage. Un grand portail en fer forgé derrière lequel gît une épave de voiture brûlée façon St Sylvestre dans le 93. Deux étages sont reliés par un escalier en marbre. En bas un grand salon d’environ 100 m2 accompagné d’un enfoncement côté gauche de l’entrée où l’on reconnait une immense place rectangulaire incrustée dans le mur, destiné à l’écran plat. Le genre d’équipement qui correspond à 1 an de salaire de Mohammed Bouazizi, le marchand réprimé pour avoir refusé d’être racketté de 20 dinars par l’agent de police Feyda Hamdi à Sidi Bouzid (Centre) (3).

Quand nous arrivons, un peu plus d’une semaine après la mise à sac, un groupe de cinq jeunes de 18 à 25 ans environ sont en train d’allumer un brasier à l’étage. La fumée se répand dans le voisinage. Déboule alors un français en costar-cravate et chaussures vernis : « C’est pas possible ! Ca fait des jours que ça dure ! Je me retrouve avec des débris dans mon jardin et dans ma piscine ». On ne peut réprimer une réponse : « Ce sont les dommages collatéraux de la révolte. Les tunisiens ont tout de même étaient assez disciplinés. Ils n’ont pas brulé les maisons à l’entour. » A cause de la réponse ou parce qu’il ne voulait pas risquer de maculer ses jolis souliers, l’homme bien-mis tourne alors les talons non sans montrer une certaine exaspération.

On apprendra que les habitants du quartier projettent de participer à une manifestation légitimiste ayant lieu de lendemain à Tunis sous le mot d’ordre « Non à la destruction de la Tunisie ! » En revanche, les cinq jeunes tunisiens, heureux d’avoir participé à la flambée de joie, fût-ce avec un brin de retard, repartent comme ils étaient venus. D’autres sont déjà en train de démonter le portail coulissant en fer forgé blanc qui donne sur le garage.

Dans la posture du philosophe contemplatif qui tout à coup pense percevoir le sens de l’histoire, Diderot disait « Les idées que les ruines éveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. » Carthage aura brillé pendant près de huit siècles. Cet hybride postmoderne fait d’autocratie, de sécularisation sans profondeur culturelle et d’assabyyia (le tribalisme arabe) paroxystique qu’était le système Benalo-trabelsien aura tenu 23 ans.

Les slogans de la révolte

Les slogans des manifestants scandés à Tunis et dans tout le pays du début à la fin du moins de janvier 2011 étaient des concentrés de colère et de sens populaires. Echantillons (translitération de l’arabe dialectal tunisien en lettre latine, traduction, et graphie arabe (4) :

-El cartouche haïe-haïe, wa-l hajjema fi Dubaï !

Les cartouches sont réelles et la coiffeuse (5) à Dubaï !

الخرطوش حي حي والحجامة في دبي

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 L’bhim fi saoudiya wa-l qarita hyia-hyia !

L’âne est en Arabie Saoudite mais la charrette (6) est la même.

البهيمة في السعودية والقاريطة هي هي

 Ya Leïla ya Hajjema, rajja flous litéma !

Leïla (Ben Ali-Trabelsi) la coiffeuse, rends l’argent des orphelins !

يا ليلى .. يا حجامة.. رجّع فلوس ليتامى

 La illah ill’Allah, wa-l shahid habibullah !

Il n’y a de Dieu que Dieu et il chérit nos martyrs ! (phrase prononcée par les jeunes manifestants indifféremment de leur rapport à la religion)

لا إله إلا الله والشهيد حبيب الله

Notes :

(1) Titre de l’article : « Il faut détruire Trabelsi », en référence à la formule latine Delenda Carthago, qui symbolise la volonté romaine de détruire la Cité-Etat Phénicienne, réalisée lors de la 3eme guerre punique en -146 avant notre ère.

(2) En référence au titre de l’ouvrage désormais incontournable des journalistes Catherine Graciet et Nicolas Beau « La régente de Carthage. Mains basses sur la Tunisie », La Découverte, 2009.

(3) Entretien avec la famille Bouazizi et des habitants de Sidi Bouzid le 26 janvier 2011.

(4) Avec le concours d’Oussama Ayara et Ali Aït Hmad.

(5) Leïla Ben Ali-Trabelsi est coiffeuse de formation.

(6) C’est ici le RCD, parti gouvernemental qui est visé.

Reportage photo Jacopo Granci

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