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De l’aliénation au sentiment d’appartenance à une communauté nationale

Dans ma discipline de psychiatrie, le besoin d’appartenance figure en bonne place dans la hiérarchie de la psychologie motivationnelle de Maslow [psychologue américain – 1908-1970]. L’identité du groupe est considérée par Erikson [psychologue et psychanalyste allemand – 1902-1994 – NdT] – comme une étape cruciale du développement psychosocial, sans laquelle les gens se sentent exclus.
Le sentiment d’aliénation est supposé être la cause première des meurtres en masse aux États-Unis, et explique pourquoi certains individus deviennent des disciples de Daesh au Moyen-Orient, tandis que d’autres prennent les bateaux de la mort pour émigrer au loin.
Le phénomène d’aliénation représente un point d’intersection entre l’individuel et le collectif, le psychologique et le sociologique. Cela inclut des sentiments d’impuissance, d’absence de normes, d’absence de sens, d’abandon de soi et d’isolement. L’aliénation peut être générée de façon volontaire et avec un objectif : l’impuissance politique généralisée et la misère économique aliènent les Palestiniens les uns des autres.
« Je vois rarement mes enfants », raconte un ouvrier qui passe devant un poste de contrôle avant l’aube pour se rendre dans des zones sous contrôle israélien. « Au moment où je rentre chez moi, ils sont déjà au lit et se reposent pour l’école du lendemain matin ». En ce moment, le gouvernement israélien cherche à indemniser 52 collaborateurs qui affirment avoir été torturés lors d’interrogatoires dans les prisons [de l’Autorité palestinienne – NdT] en Cisjordanie. Pour financer cette compensation, les Israéliens ont l’intention de déduire 14 millions de shekels des recettes fiscales perçues pour le compte de l’Autorité palestinienne. Dans le même temps, le gouvernement palestinien réduit les indemnités accordées aux prisonniers politiques, en particulier ceux de Gaza, qui ont pour la plupart été torturés par les forces israéliennes d’occupation.
Le Palestinien est aliéné de son pays et de la conscience internationale. La résolution 3379 de l’Assemblée générale des Nations Unies, qui identifiait le sionisme comme une forme de racisme, a été oubliée. Au lieu de cela, le consensus international s’oriente vers de nouvelles lois criminalisant l’opposition non-violente au sionisme en tant qu’ « antisémitisme ».
Les événements récents ont accéléré et généralisé l’aliénation palestinienne de la communauté arabo-musulmane, traditionnellement favorable. La dernière conférence de Varsovie, qui a redéfini ennemis et amis, a permis aux États arabes de proclamer Israël comme l’un des leaders de leur combat contre l’Iran et d’ignorer complètement l’occupation de la Palestine.
La politique des États-Unis au Moyen-Orient est fondée sur une volonté de normalisation des relations entre Israël et le monde arabe, et sur la montée en puissance de dirigeants arabes qui sont résolument disposés à offrir la cause palestinienne en tant que Qurban [offrande sacrificielle] à Israël alors que le peuple arabe s’est épuisé dans une lutte révolutionnaire contre leurs dirigeants. Tous ces développements changent les normes et le sens, et isolent les Palestiniens.
Nous assistons actuellement à une période de développement rapide des relations entre Israël et des gouvernements arabes, notamment des États du Golfe. C’est ce qui ressort des visites officielles de hauts responsables israéliens à des pays arabes, comme celle du Premier ministre israélien, M. Netanyahou, à Oman en novembre 2018. Il y a une amplification des réunions informelles entre hauts fonctionnaires et une vague d’activité économique entre hommes d’affaires et entreprises arabes et israéliens. Tout ceci s’accompagne du soutien factice créée par une fabrique de mensonges propagés sur les réseaux sociaux qui visent à modeler une fausse opinion publique en faveur de la normalisation dans la société arabe, dans un processus accéléré de dégradation spirituelle et symbolique.
En fait, cette transformation se limite aux dirigeants et aux élites politiques du monde arabe. Les citoyens ordinaires et l’opinion publique s’opposent résolument à la normalisation avec Israël. Une véritable attention portée aux mouvements de base dans la rue arabe, et leur aspiration à être libérés du contrôle de leurs régimes, révèle le degré de falsification de l’opinion publique ainsi que l’ironie de cette fausse représentation. Parmi leurs slogans de rejet d’Omar Al Bashir, le peuple soudanais a scandé son opposition à sa récente tentative d’établir des relations avec Israël dans un effort pour renforcer son emprise précaire sur son propre gouvernement. Dans les manifestations algériennes, on ne voit pas le drapeau algérien sans le drapeau palestinien. Tandis que les supporters marocains de football encouragent leurs joueurs avec des chants pour la Palestine.
Il ne fait aucun doute qu’Israël est l’ennemi des peuples arabes où qu’ils se trouvent, par son soutien à leurs régimes oppressifs, l’assistance apportée à la violation de leurs droits humains, et à la surveillance de leurs militants – comme, par exemple, par le biais de la technologie de cyber-espionnage que le groupe NSO basé à Herzliya, district de Tel Aviv, a fourni à l’Arabie saoudite dans le but de pirater les comptes des dissidents politiques. Le président américain Trump a défendu sa position sur l’assassinat du journaliste Khashoggi, suggérant que sans Riyad, » allié de poids » de Washington, Israël serait forcé de  » quitter  » la région. « Israël aurait de sérieux problèmes sans l’Arabie saoudite », a-t-il ajouté.
Mais le comportement des dirigeants palestiniens, et en particulier la coordination palestinienne de sécurité, a ouvert la voie à la normalisation des relations entre Israël et les régimes arabes. La polarisation généralisée, la corruption et le népotisme pratiqués par les dirigeants et les institutions palestiniennes ne font qu’exacerber la déception. En effet, il arrive parfois qu’un individu en Palestine se retrouve forcément aliéné de son véritable moi simplement en faisant face à ces changements rapides et démoralisants.
C’est cependant en Palestine que l’on peut encore trouver des exemples de résistance à l’épreuve de l’aliénation. Récemment, une photo a été prise du chef de la police du district d’Hébron, le colonel Ahmad Abu Al-Rub, aidant à changer un pneu crevé d’une jeep militaire transportant des soldats israéliens. La photo – qui représente non seulement une image concrète de collaboration mais symbolise la position inférieure de l’Autorité palestinienne par rapport aux Israéliens – a déclenché une fureur généralisée parmi les Palestiniens, qui ont surnommé le colonel, le « mecanic boy ».

 Le colonel Ahmad Abu Al-Rub changeant un pneu crevé d’une jeep militaire de soldats israéliens – Photo : al-Watan
La colère de l’opinion publique a contraint les autorités à suspendre Abu Al-Rub de son poste. De même, la chanson des Ultras Eagles « Dans mon pays, ils m’ont opprimé », qui met en garde les autorités contre l’intensité de l’aliénation que ressentent les gens, sortie en 2017, et qui a suscité une réaction virulente dans le monde arabe, indique le type de réaction que les régimes arabes actuels stimulent chez leur peuple.
Ce sont des temps difficiles, en effet. Je crois que les personnes aliénées sont si nombreuses et si silencieuses, chacune pensant qu’elle est un chevalier solitaire et blessé de son temps. Nous nous accrocherons et ne prendrons pas les bateaux de la mort ni ne disparaîtrons. Nous parlerons des maux de l’aliénation, parfois cela causera d’autres souffrances, parfois cela dénoncera les béni-oui-oui et les « mecanic boys » ; c’est ce qu’il en coûte pour emprunter le chemin de la liberté de notre esprit et de notre patrie.
 
A voir ou à revoir, Samah Jabr évoque dans l’Esprit d’actu, sur OummaTV, les traumatismes cachés des Palestiniens vivant sous le joug de l’occupation israélienne :
https://www.facebook.com/oummacom/videos/10156091586351142/?v=10156091586351142
 

Samah Jabr est psychiatre et psychothérapeute à Jérusalem, et Professeur adjoint de clinique, Université George Washington. Elle milite pour le bien-être de sa communauté, allant au-delà des problèmes de santé mentale. Elle écrit régulièrement sur la santé mentale en Palestine occupée.
Pour se procurer son premier recueil de chroniques, cliquez sur : www.pmneditions.com

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Un commentaire

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  1. On dit souvent que la langue maternelle est la langue avec laquelle on jure et on prie,
    est ce que c’est ça qu’on appelle “identité du groupe”, je ne sais pas.
    Pour ma part, je pense que L’homme crée la société parce que l’homme apprend à construire, et la société doit faire bouger l’homme.
    Si la société ne fait pas bouger l’homme, il doit voir ailleurs, la vie d’un homme est trop courte.

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