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Comment le musulman conçoit-il sa relation au monde ? (partie 2 et fin)

1. La nécessité de ne plus se penser en tant que minorité ou majorité, mais en tant que citoyens de sensibilités différentes

Cette option conduit à poser comme postulat que le vivre ensemble est non seulement une possibilité, mais également la configuration exprimée dans le Coran, qui mentionne « Nous avons fait de vous des tribus et des nations afin que vous fassiez connaissance » sourate al Hujurât (les appartements) n° 49, v. 13.

Mais au-delà de ce verset, je veux pointer précisément ici la contradiction qui existe dans le discours de spécialistes et d’intellectuels non musulmans qui présentent continuellement les musulmans, en Europe, comme une minorité religieuse, ce qui est vrai au plan statistique mais est aberrant au plan de l’égalité des confessions religieuses vis à vis des Etats laïques et du droit en vigueur dans les pays européens. C’est une contradiction que les musulmans reprennent d’ailleurs bien souvent à leur compte, notamment quand ils ne font pas valoir certains de leurs droits, ou n’estent pas en justice lorsque ce droit à la pratique de leur culte a été lésé, sous prétexte qu’ils forment une minorité et qu’à ce titre ils doivent garder un profil bas.

2.  Reconsidérer la norme, telle que les religions ont pu l’exprimer, et en l’occurrence ici les textes de l’islam, à la lumière des données de notre époque

Cela revient forcément à reconsidérer, pour les musulmans, la portée normative de certaines injonctions textuelles, mais je laisse ce travail aux théologiens et aux juristes musulmans. Une discussion me semblerait cependant nécessaire, entre les différentes sensibilités musulmanes, sur la fonction même de la norme et la question de la réforme de soi.

On peut citer l’exemple du droit pénal ; les musulmans développent souvent deux arguments quand ils veulent en relativiser la portée :

–  ils mentionnent que ces peines ne peuvent s’appliquer que lorsque la société est entièrement musulmane et que les gens ont fait le libre choix de vivre dans cette société ;

–  ils mentionnent que les juristes ont entouré ces textes de nombreuses conditions si bien que leur application à la lettre est rendue très difficile.

Sans vouloir discuter des dispositions mentionnées dans le Coran et la Sounnah au plan du droit pénal on a quand même l’impression, en consultant les ouvrages de droit musulman anciens et contemporains, que les auteurs peinent à dresser les contours d’une théorie du droit qui prenne en compte l’évolution des sociétés contemporaines. Prenons par exemple le domaine du ta’zîr, c’est à dire le domaine des délits pour lesquels les textes ne mentionnent pas de peine précise, si bien qu’il revient au juge d’apprécier le cas et de définir la peine. Il est étonnant de voir que les considérations d’ordre médical ou psychologique sont quasiment inexistantes dans les écrits musulmans, alors que notre société à fait de grands progrès en matière de médicalisation et d’approche psychologique des comportements déviants et délinquants, et que le Coran lui-même fournit des descriptions très pertinentes de la psychologie de l’être humain.

Cette lacune dans l’utilisation des sciences humaines et sociales dans l’exégèse et la production normative a une influence considérable sur les comportements des musulmans. Beaucoup d’entre eux ont tendance à mettre l’ensemble des injonctions coraniques et prophétiques sur une même échelle normative, ne distinguant plus ce qui relève de l’effort sur soi louable mais non obligatoire, de ce qui est déconseillé, ou encore de ce qui relève des prescriptions et interdictions explicites. Nous sommes, quelque part, la communauté de la culpabilisation, ou bien la communauté obnubilée par le péché et la transgression. Chaque comportement de la vie quotidienne est passé au crible des textes afin de savoir s’il est autorisé ou pas de faire telle chose ou telle autre. Lorsque je vois la masse des questionnements adressés aux prédicateurs et imams, j’en vacille parfois. Je pense que cette surenchère normative est l’un des facteurs explicatifs des difficultés qu’ont les musulmans à participer à la vie sociale. Je vous cite juste quelques questions récurrentes : puis-je saluer un non musulman ? Si oui, dois-je le saluer en premier ou attendre qu’il me salue ? Puis-je me rendre à l’invitation d’un non musulman ? S’il y a de l’alcool sur la table, puis-je m’asseoir à côté de lui ? Puis-je manger dans le même plat qu’un non musulman ? Dois-je lui demander s’il est juif ou chrétien ?

On ne peut pas nier le fait que ce type de questions obnubile la conscience de nombreux musulmans. Et c’est bien dommage, car ceux-ci se privent de la possibilité d’intervenir dans le débat social des pays où ils vivent, je pense ici notamment à l’Europe, et à faire valoir leur point de vue sur les grands thèmes qui animent la vie sociale. Confinés dans ces types de questionnements, ils en viennent à oublier le sens profond du témoignage et la possibilité que leur offre le débat démocratique de faire valoir leurs idées sur la famille, sur l’éducation, sur la violence, sur les mesures sociales, sur la lutte contre la déviance et la délinquance, sur les questions de santé, etc. Sur ces sujets, malheureusement, nous demeurons encore confinés dans une espèce de bulle protectrice consistant à jeter l’anathème sur une société jugée comme pervertie, sans nous investir ni dans la démocratie locale, alors que le champ est ouvert, ni nous investir dans le débat intellectuel, à l’instar des démocrates chrétiens par exemple.

A partir de ces trois grands principes, il est alors possible de décliner une série de points, sans aucune prétention exhaustive de ma part, fondant l’éthique musulmane du rapport à l’autre :

1. L’éthique des salutations, ou l’éthique de la rencontre

Elle comporte trois choses majeures, si l’on se réfère au Coran et à la tradition prophétique :

–  tout d’abord les salutations conventionnelles aux musulmans et aux non musulmans, conformément à l’esprit du verset coranique suivant « Lorsque l’on vous salue, répondez par une salutation meilleure ou équivalente » sourate an-Nisâ’ (les femmes) n° 4, v. 86 ;

–  ensuite l’amabilité dont on fait preuve vis à vis d’autrui par le sourire, la bonne parole et le bon comportement. Cette éthique est détaillée en abondance dans la sounnah ;

–  le respect des conventions sociales qui doit nous inciter à pénétrer la culture de l’autre, mais dans les deux sens, si non on quitte le registre de l’interculturel pour aller vers celui de l’assimilation.

Cette éthique des salutations s’inscrit dans le prolongement direct de la représentation que l’on a de l’autre, et constitue à mon sens le premier jalon du vivre ensemble. En faisant remarquer que, dans la pratique des premiers musulmans, la spontanéité était de mise puisqu’ils adressaient aux non musulmans le salam ‘alaïkoum, c’est-à-dire la salutation de paix usitée couramment entre musulmans. Alors que l’on trouve dans les ouvrages postérieurs du droit musulman des considérations assez étranges qui ont eu pour effet d’étouffer cette spontanéité chez certains croyants.

2. L’éthique du dialogue et de la polémique

Elle part du principe que le respect dû au vivre ensemble n’a pas pour but d’uniformiser la société car, pour le musulman, Dieu lui-même rappelle que s’Il l’avait voulu, Il aurait fait de nous une seule communauté, mais Il veut nous éprouver par le don qu’Il nous a fait. Ce respect de l’autre ne doit pas entraver le libre échange des idées. Le Coran rappelle à plusieurs reprises l’exigence de l’éthique du dialogue, on peut citer, entre autres :

 – « Et dites aux gens des paroles de bien » (s. 2, v. 83), en s’adressant aux enfants d’Israël ;

 – « Appelles au chemin de ton seigneur avec sagesse et en usant de la bonne exhortation, et polémique avec eux de la façon la plus noble » (s. 16, v. 125) ;

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 – « Repousses le mal avec ce qu’il y a de plus noble, tu verras alors que l’inimitié qui existait entre vous se transformera, si bien qu’il sera comme ton ami le plus proche » (s. 41, v. 34).

En la matière, il faut bien l’avouer, nous sommes tous fautifs, et si je devais adresser une mauvaise note, je le ferais plutôt à l’encontre de la société, dont de nombreux représentants ont tendance à délégitimer la parole publique des musulmans, surtout lorsque ces derniers s’affichent comme pratiquants.

3. L’éthique du témoignage

C’est l’aspect le plus profond de la notion coranique de shahâdah, ou du témoignage, qui consiste dans l’affirmation publique de sa conviction religieuse. Nous sommes ici au cœur de la dialectique coranique de l’inclusion-affirmation : dans la rhétorique coranique, tous les prophètes se considèrent comme citoyens des cités dans les quelles ils propagent la révélation, mais dans le même temps ils se démarquent nettement des pratiques polythéistes et, tout en laissant le libre choix à leurs concitoyens, ils ne cessent de les appeler à répondre à l’appel divin, au péril bien souvent de leur vie et de celle des croyants qui les suivent. Cette dialectique interpelle aujourd’hui l’ensemble des sociétés sécularisées, avec une question récurrente : où placer la limite à l’expression publique d’une croyance sachant que celle-ci, forcément, suscite l’interrogation et, potentiellement, l’adhésion d’autres personnes ? « Prosélytisme intolérable ! » diront aussitôt les partisans du frein à cette expression publique. « Liberté de conscience et d’affirmation de soi, avec pour seule limite de na pas troubler l’ordre public », rétorqueront les autres. Le débat est loin d’être tranché, et perdurera certainement aussi longtemps qu’il y aura des croyants et des non croyants, et même entre croyants de différentes sensibilités.

Mais ici j’ai l’impression que les sociétés occidentales, et la France plus particulièrement, tombent dans leur propre piège. Je me permets ici de dire deux mots sur la France, où le débat sur le voile, qui croise quand même le débat sur la mention de l’héritage catholique de l’Europe, a fait resurgir des positions laïques très dures, que l’on croyait d’ailleurs révolues. D’aucuns veulent aujourd’hui remettre en cause tous les signes visibles de l’appartenance religieuse, en confinant la sphère privée à l’intérieur de son chez soi ou de son lieu de culte. En ce qui concerne l’islam, on a vu à plusieurs reprises des responsables féministes et des intellectuels demander à ce que le port du voile par une fille mineure soit assimilé à un délit, ou qu’il soit interdit dans tous les lieux publics, même par les usagers, certains ont même mentionné que le port de la barbe pour les hommes musulmans devait être questionné au même titre que le voile.

Ces positions extrêmes sont tout à fait condamnables. Mais elles ne doivent pas nous conduire à évacuer la question des modalités du témoignage, notamment lorsque celui-ci est interprété par certains musulmans comme l’obligation pure et simple d’afficher une différence dès qu’ils sont en relation avec des non musulmans. Cette interprétation repose sur une lecture littérale du Coran mais surtout des traditions prophétiques où, dans certaines circonstances, Muhammad a enjoint à ses adeptes à se différencier, dans le vêtement et dans certains aspects de la pratique cultuelle, des polythéistes et des gens du Livre. La majorité des musulmans, indépendamment de leur relation plus ou moins assidue à la pratique cultuelle, ne se situent heureusement pas dans ce schéma interprétatif. Ils réinvestissent le témoignage dans le sens de la participation citoyenne, et cela les conduit à traduire leur conviction religieuse dans le langage courant de la société, et à réfléchir sur la façon dont ils peuvent répondre aux exigences des textes sans être stigmatisés. Mais sur ce point un long chemin reste à parcourir, tant du côté musulman que du côté d’une société qui tend facilement à projeter ses angoisses et ses peurs sur celui qui est considéré comme l’ennemi du moment.

4. L’éthique de la belligérance

Que dire sur ce point, si ce n’est que l’islam est pointé du doigt à l’échelle de la planète, en tant que religion de terreur  ? Les derniers sondages réalisés en France il y a quelques semaines indiquent cependant une évolution, très légère, de l’image positive de cette religion et de ses adeptes. Je vais pour ma part rappeler quelques points de façon très rapide. Tout d’abord, sauf si on s’inscrit dans un schéma de conflit, la belligérance ne peut pas représenter l’état naturel ou normal des relations entre les nations ni entre les individus.

Partant de là, l’idéal serait de vivre sans conflit armé, mais la tension qui naît de la relation peut être instrumentalisée par certains hommes, si bien qu’il est nécessaire de repousser l’acte de mal pour ne pas aboutir à une situation pire, capable de déstabiliser l’ensemble de la société. C’est dans ce sens que le Coran mentionne « Si Dieu ne faisait pas en sorte que certaines personnes repoussent le mal d’autres personnes, l’ensemble de la terre serait corrompue », s. 2, v. 251. 

Le Coran évoque donc :

 – la possibilité de créer une force de dissuasion pour préserver la paix. C’est l’idée contenue dans le verset bien connu de la sourate al Anfâl « Préparez leur ce que vous pouvez comme force et moyens matériels afin de susciter la crainte du conflit chez les ennemis de Dieu et vos ennemis, ainsi que d’autres que vous ne connaissez pas mais qui sont connus de Dieu » (s. 8, v.60) ;

 – l’éventualité d’une paix reposant sur un équilibre des forces. C’est l’idée évoquée dans le verset, de la même sourate, qui suit immédiatement le verset cité ci-dessus : « Mais s’ils penchent vers la paix, alors tu dois également pencher vers la paix. Et place confiance en Dieu ».

Mais le conflit armé, ou la résistance à l’ennemi, peut se révéler nécessaire dès lors que l’Etat se trouve en danger ou qu’une partie des citoyens, et je prends ce terme dans son sens le plus général, seraient en situation de danger imminent. Le conflit est alors envisagé comme une alternative possible et il a été appliqué dans cet esprit à l’époque de la révélation, depuis la constitution de la communauté primitive mecquoise jusqu’à la conquête de la Mecque. Deux sourates sont presque exclusivement consacrées au conflit, et on y trouve les passages les plus durs qui sont instrumentalisés à loisir par les médias et certains intellectuels. Bien entendu, en l’absence de restitution de ces passages coraniques dans leur contexte historique, tous les abus sont possibles. Mais je reste persuadé que si l’on évacue d’emblée le combat offensif, tel qu’il a été effectivement appliqué, par la suite, par les musulmans à différentes époques de l’Empire, on peut tout à fait bâtir une théorie du conflit et définir, en fonction des paliers atteints dans le conflit, des règles tout à fait à l’ordre du jour. Car le Coran évoque quasiment tous les cas de figures :

–  la dialectique défense – attaque ;

–  l’évitement des débordements ou de ce que nous appellerions aujourd’hui les dommages collatéraux ;

–  le respect scrupuleux des traités ratifiés ;

–  la protection stricte dans la mesure du possible des civils et de l’environnement.

Demeurera cependant toujours la question fatidique : en cas d’atteinte directe à la survie même du groupe, que faire ? Résistance non violente ou descente dans l’arène ? Je laisse aux spécialistes le soin de répondre.

Pour conclure

Les discours, aussi beaux et pertinents soient-ils, n’effacent pas une réalité qui nous rattrape constamment. Les événements, quels qu’ils soient, ne doivent cependant pas nous empêcher de déconstruire les images réductrices que l’on plaque trop souvent sur cette réalité complexe. Certes, on pourra objecter à cette contribution concise qu’elle pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses, mais j’estime que c’est déjà bien, car le débat concernant les formes de l’islam contemporain se réduit le plus souvent à l’exposé de grands poncifs apologétiques sans recul critique, ou à des invectives infondées. Aussi, un vaste chantier se dresse aujourd’hui devant les musulmans. Au delà de la pression extérieure qui est réelle, un débat interne me semble nécessaire pour présenter des fondements de la représentation du monde, de la société plurielle et du rapport à l’autre dans un langage clair et adapté au contexte contemporain.

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