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Comment le musulman conçoit-il sa relation au monde ? (partie 1/2)

businessman sitting on pier and looking clouds

Il n’est pas possible d’aborder un tel sujet en se contentant de présenter quelques versets du Coran qui mettent en valeur le dialogue avec le prochain ou le respect de la personne humaine, le tout illustré de quelques images récurrentes que l’on reprendrait de la vie du Prophète. De même qu’on ne peut occulter le fait que l’islam souffre d’une mauvaise image, non pas tant à cause du contenu coranique qui serait, selon certains, tourné essentiellement vers un prosélytisme agressif et une volonté de domination, que de la lecture absolutiste qu’en font certains musulmans. Cette dérive exégétique est une réalité dépassant d’ailleurs la simple réaction à la pression d’un environnement hostile aux musulmans.

Comment un musulman perçoit-il son rapport au monde ? Peut-on, en tant que musulman, s’adapter et trouver une harmonie dans notre rapport à la configuration sociétale moderne, caractérisée par une sécularisation croissante et un pluralisme grandissant ? Bien malin qui prétendrait apporter une réponse univoque car le texte coranique, à l’instar des autres textes religieux diront certains, révélé dans un contexte politique, culturel et social spécifique, est l’objet de plusieurs interprétations. Au delà des grands fondements qui définissent l’islam, concentrés dans les six piliers de la croyance et les cinq piliers de la pratique religieuse, deux paradigmes opposés conditionnent la vision et le rapport qu’entretiennent les musulmans à leur environnement, ce sont ce que j’appelle, personnellement : le paradigme du conflit, qui puise à la source coranique l’ensemble des passages liés au combat armé pour dresser un univers basé sur la soumission ou la suppression du mauvais musulman et du kâfir (litt. Celui qui a renié Dieu, pour désigner le mécréant), et le paradigme de la cohésion, celui-ci posant comme principe que la vie sociale doit être construite sur base d’une recherche d’un équilibre entre les différentes sensibilités humaines, à partir d’un dialogue et d’une mise en commun. Et ces deux paradigmes tirent leur légitimité du Coran et de la Sounnah.

Pour comprendre ces deux univers de représentations, il est nécessaire d’effectuer un petit retour dans l’histoire de l’islam : le texte coranique a été révélé dans un univers culturel particulier et, on le voit très bien lorsqu’on tente d’en faire une lecture exégétique, il vient répondre à des questions théologiques, politiques, économiques qui se posaient à la communauté musulmane naissante. On trouve donc plusieurs types de passages qui conditionnent la relation à l’autre, notamment en fonction :

–  de la nature de sa croyance ;

–  des enjeux de la relation : ce peut être une simple relation de voisinage, une polémique théologique, une relation commerciale, ou tout autre type de relation de la vie sociale ;

–  de la situation conflictuelle ou non conflictuelle.

Il y a également un autre élément dont il faut tenir compte dans notre réflexion : un siècle après la disparition du Prophète, la situation de l’empire musulman sera caractérisée, entre autres, par trois éléments :

–  une extension très large, des confins de la France à ceux de la Chine, avec l’intégration de populations venues d’horizons très divers, et plus particulièrement de minorités confessionnelles que l’on peut qualifier, selon la grille de lecture musulmane, comme polythéistes ;

–  de multiples soubresauts internes liés, la plupart du temps, aux critères de choix du responsable politique censé conduire la « oummah », mais également liés à la ségrégation à l’encontre de certaines populations, notamment les populations fraîchement converties, qui avaient alors tendance à se révolter ;

–  dans le même temps, le contact avec des systèmes de pensée qui vont influencer, entre autres, les élaborations théologiques et juridiques musulmanes.

Pour les théologiens et les juristes musulmans, plusieurs questions de fond vont se poser, qui ne cesseront d’être l’objet de débats jusqu’à aujourd’hui. Contentons-nous ici d’en citer quelques unes concernant spécifiquement la relation à l’autre :

1.  Doit-on penser la relation à l’autre en terme d’hégémonie dévolue à l’islam ou non ?

2.  Doit-on poser le conflit comme base incontournable de la relation ou bien celle-ci doit elle plutôt être basée sur une recherche d’un terrain d’entente et d’une volonté de cohésion ?

3.  Sur quelles bases définir le citoyen d’un Etat musulman ? Peut-on refuser d’accueillir des individus sur la base de leur appartenance philosophique, idéologique ou religieuse ?

On peut trouver encore d’autres questions, il y a d’ailleurs beaucoup d’interrogations sous-jacentes à ces trois interrogations citées. De même que l’on peut appliquer plusieurs grilles interprétatives pour répondre à ces questions. En ce qui me concerne, je voudrais apporter ici des éléments de réponse à la lumière des deux paradigmes précités. On trouve, en effet, dans le volumineux corpus juridique musulman, en fonction des périodes de conflit ou de stabilité de l’Empire, mais également en fonction des aires géographiques et de l’interaction entre populations musulmanes et non musulmanes, une oscillation entre une vision du monde dominée par l’idée de conflit perpétuel entre les partisans de la révélation et leurs contradicteurs, et une autre vision basée sur la nécessaire coexistence pacifique et la recherche d’une entente entre les différents types de population.

Disons le tout de même immédiatement : à une époque où la religion, quelle qu’elle soit, était constitutive de l’identité fondamentale de l’individu – c’est-à-dire qu’on ne pouvait se penser sans appartenir à un quelconque système religieux – et où ces mêmes religions étaient intimement liées au pouvoir politique souvent imbu de conquête, les responsables religieux faisaient décliner l’ensemble de leurs questionnement du postulat de l’hégémonie : on ne pouvait donc se penser en tant que minorité qu’à l’issue d’une perte d’hégémonie. A partir de ce postulat, toute la question de l’intégration du non musulman dans la société musulmane se pose. Avec un interdit de base : il ne peut occuper la fonction suprême, celle de chef de l’Etat, car ce dernier est le représentant de l’unité de la communauté des croyants. En deçà de cela quelles sont alors les limites de son intégration ?

–  doit-il professer uniquement une religion du livre pour pouvoir demeurer sur le territoire musulman ?

–  y a-t-il des limites à son expression religieuse ?

–  doit-il porter un signe distinctif le stigmatisant ? Ou bien est-ce aux musulmans de se différencier de lui ?

–  Est-il considéré sur un pied d’égalité avec le musulman en matière de relations sociales, en matière de droit pénal, etc.. ?

–  Y a-t-il des limites à son exercice de certains métiers, ou à certains comportements qui ne sont pas tolérés pour les musulmans ? Boire de l’alcool ou en faire son commerce par exemple ?

–  Peut-il intégrer le corps militaire de l’Etat ?

Sur ces questions, et sur bien d’autres encore, on trouve une amplitude d’interprétation, dans le droit musulman, considérable, que l’on peut faire remonter facilement aux deux paradigmes précités. Et les deux visions puisent leurs références le plus souvent à la même source, mais en l’interprétant de façon radicalement différente. Je ne vais pas ici entrer dans des détails déconcertants pour les profanes, d’autant plus que cette plongée dans l’histoire n’est là que pour mieux éclairer notre situation présente. De même, je ne vous citerai pas les exemples habituellement cités au sujet de l’Andalousie musulmane où toutes les communautés vivaient en harmonie, car cela ne correspond pas tout à fait à la réalité de l’histoire. D’ailleurs, les musulmans doivent faire attention lorsqu’ils citent certains personnages historiques bien connus comme Avicenne ou Averroès pour prouver la floraison de la pensée musulmane durant le Moyen-Age. C’est oublier que leurs idées tout comme certains de leurs comportements ont suscité la réprobation de plus d’un théologien de l’époque. Mais on voit bien tout de même que le contenu du texte coranique est très malléable et s’adapte parfaitement à l’évolution du monde.

D’une façon générale, si l’on s’inscrit dans le paradigme du conflit, il ne peut y avoir de relation entre musulmans et non musulmans qu’en terme de soumission du non musulman. Partant de là, le rôle du chef de l’Etat musulman est de restreindre au maximum aussi bien la visibilité de la croyance du non musulman que ses possibilités de vie sociale. Il doit porter un habit ou un signe distinctif, n’a pas le droit d’exercer une quelconque activité qui entrerait dans le cadre d’une interdiction islamique, et il ne jouit pas du même statut que le musulman en matière de droit pénal. Cette situation a existé dans le monde musulman, à certains moments de la période andalouse, au Moyen-Orient à plusieurs reprises au Moyen-Age, mais on ne peut réduire l’islam à cette conception extrême de la dhimmitude. En effet, au contact de populations aux croyances très diverses, dépassant largement le cadre des gens du livre, au contact également de systèmes politiques, économiques, philosophiques assez développés, nombre de théologiens et de juriste musulmans effectueront tout un travail de refonte et d’intégration de ces données nouvelles, dans le sens d’une recherche de pacification des rapports entre musulmans et non musulmans. On le voit très bien lorsque l’on considère la démarche analytique de la théologie musulmane orthodoxe dès l’époque ash’arite et dans sa version hanafite-maturidite[1], ainsi que dans les dispositions régissant les rapports entre musulmans et non musulmans dans le droit hanafite, celui-ci s’étant historiquement développé dans une grande partie de l’espace non arabophone de l’empire. Dans les avis les plus ouverts du droit hanafite, on trouve ainsi une conception assez ouverte du rapport au non musulman :

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–  il peut exercer librement son culte et exprimer sa foi, sous réserve d’absence de prosélytisme sur la place publique ;

–  Abou Thawr[2] divergera pour sa part avec les autres docteurs de la loi en intégrant les mazdéens parmi les gens du Livre ;

–  Les non musulmans peuvent également commercer des produits qui sont interdits aux musulmans, à l’exception des drogues, sous réserve d’un contrôle strict de ce commerce par les autorités.

Ceci pour ne citer que quelques exemples, qui partent du principe qu’une liberté ne peut être restreinte que lorsque qu’un trouble à la cohésion de la société est atteint. Certes, nous ne sommes pas, à l’époque, au summum de la cohésion sociétale, puisque le rapport de force religieux a été largement prédominant dans l’histoire des nations jusqu’à une date récente, mais la piste de réflexion ouverte par cette idée de cohésion méritait bien que l’on s’y attarde quelques instants, pour souligner la prise en compte par certains juristes et théologiens musulmans de l’évolution des sociétés.

C’est cette évolution qui doit nous inciter à poursuivre cet effort au sein du paradigme de la cohésion et de l’ouverture sur l’autre. L’observateur attentif remarquera pour sa part quelques évolutions bien précises dans le discours musulman contemporain.

è Premier signe : Aujourd’hui, les catégories employées pour désigner l’aire de l’islam et l’aire non islamique on complètement volé en éclat depuis la décolonisation et l’émigration de travail importante de populations musulmanes vers des pays non musulmans. De même, le discours islamiste lui-même s’est profondément modifié en intégrant la plupart des revendications démocratiques devant des gouvernements qui restent figés dans les pays d’islam.

è Second signe : au contact de gens, de plus en plus nombreux, qui se disent agnostiques plus qu’athées, et des nouvelles formes de la religiosité contemporaine, les catégories coraniques pour désigner l’autre – mouchrik (polythéiste), kâfir (mécréant), ahl al kitâb (gens du Livre), etc.. – tendent à être subsumées sous le vocable beaucoup pus général et moins connoté de « non musulmans », qui relativise complètement la désignation de l’autre sur la base de son appartenance religieuse. A l’inverse, dans le paradigme de l’opposition, ces dénominations perdurent, et vont même jusqu’à stigmatiser les musulmans considérés comme déviants, ceux-ci ne méritaent même pas, à la limite, la salutation conventionnelle qu’adoptent les musulmans entre eux.

Ce sont deux signes parmi d’autres, à citer pour indiquer les dangers de l’image uniformisante que de nombreux médias et hommes politiques plaquent sur l’islam et les musulmans. Mais d’un autre côté, il faut reconnaître que les discours des musulmans, et je fait allusion bien sûr à ceux qui s’inscrivent dans ce paradigme d’ouverture, ne sont pas toujours très clairs. Et je suis persuadé, intimement convaincu que le problème ne réside pas dans la bonne volonté de ces musulmans de donner une image positive d’eux-mêmes, car la plupart, il faut tout de même le rappeler, font preuve dans leur quotidien d’une grande patience face aux regards dont ils peuvent souffrir, et ils font perdurer cette tradition de la convivialité dans les relations de voisinage. Non, je pense plutôt que le problème réside dans la capacité des musulmans à développer un discours intelligible en posant des principes de base clairs qui apaiseront leurs interlocuteurs.

Puisqu’il faut bien se lancer, je vous propose ici quelques grands principes de base pour un meilleur vivre-ensemble aujourd’hui :

1.  la liberté de conscience et de religion

C’est la condition sine qua non de la possibilité de vivre en commun. J’ai ma conviction, tu as la tienne, débrouillons-nous pour pouvoir trouver des modalités de vie en commun. A ce sujet, les musulmans sont souvent questionnés sur deux points, le premier concerne la liberté de culte pour les non musulmansen terre d’islam, et le second concerne le choix, pour un musulman, d’adopter une autre religion ou tout autre système de valeurs. Ce principe trouve son fondement dans le Coran, qui évoque à plusieurs reprises le libre choix laissé à l’être humain, Dieu se contentant de lui en exposer les conséquences futures, dans l’au-delà. On peut citer, entre autres, les versets suivants :

– « Rappelle, car ta fonction n’est que de rappeler. Tu n’as pas d’autorité sur les hommes en matière de croyance » sourate al ghâshiyah (celle qui enveloppe) n° 88, v. 21-22 ;

– « Vas-tu contraindre les gens afin qu’ils se convertissent ? » sourate Jonas n° 10, v. 99 ;

– « Point de contrainte en religion, car le droit chemin se distingue de l’errance » sourate al Baqarah (la vache) n° 2, v. 256.

Dire cela revient, à mon sens, à deux choses :

–  Cela revient à relativiser tout d’abord la portée du hadith bien connu chez les musulmans, selon lequel l’apostat doit être mis à mort. Il faut savoir à ce sujet que ce n’est pas l’avis des juristes hanafites, même s’ils considèrent cet acte comme répréhensible, et que l’argument de base qui était invoqué par les musulmans est que l’acte d’apostasie mettait en péril la communauté des croyants dans la mesure où l’apostat, le plus souvent, collaborait avec l’ennemi. Nous sommes alors sur un terrain bien précis, celui de la trahison à la patrie, qui est tout à fait légitime mais qui ne peut plus être accolé immédiatement à l’identité religieuse dans une société où la citoyenneté transcende cette appartenance. Donc, les termes dans lesquels se posait la question autrefois ne sont plus du tout les mêmes aujourd’hui ;

–  Mais au-delà, cela revient à changer notre regard sur l’autre et ses choix, et nous oblige à poser l’humanité de l’autre au centre de notre réflexion, bien avant ses idées. J’ai eu par exemple plusieurs fois des discussions tendues avec certains de mes coreligionnaires lorsque je leur expliquais que le musulman peut, certes, vouer de l’inimitié à quelqu’un sur la base d’actes qu’il considère comme répréhensibles, mais pas sur la base de sa qualité de non musulman, car cela reviendrait à dire que Dieu maudit sa propre créature, ce qui est contraire à l’esprit de l’islam.

D’ailleurs, on voit bien que certaines élaborations normatives rigides se sont grandement écartées du pragmatisme dont ont su faire preuve les premiers musulmans, que ce soit en matière de relations sociales, commerciale, voire même dans la pratique du culte puisqu’on rapporte que le prophète a accueilli une délégation chrétienne du Najd pendant le mois de ramadan et, après leur avoir installé une tente dans la mosquée, leur a permis de célébrer la messe. A l’inverse, il est tout à fait permis au musulman de pénétrer dans une église et même d’y accomplir sa prière.

A suivre…

 

Notes : Cet article reprend une intervention faite à la 9ème rencontre islamo-chrétienne de Modena (Italie) des 7 et 8 novembre 2003, qui avait pour thème Société plurielle, identité religieuse et laïcité

 


[1] Trois écoles de théologie musulmane sont reconnues comme orthodoxes. Ce sont respectivement l’école ash’arite, fondée par Abou al Hassân al Ash’arî (+ en 935), l’école Hanafite-Mâtourîdite, fondée par al Mâtourîdî (+ en 944), et l’école Hanbalite, qui remonte à Ahmed ibn Hanbal (+ 855). Ces écoles ont toujours entretenu un lien étroit avec les écoles de droit musulman, dont les quatre plus célèbres sont l’école hanafite, fondée par l’imam Abou Hanîfa (+ 767), qui s’étend à la quasi totalité du monde musulman non arabe, l’école mâlikite, du nom de son fondateur Malîk ibn Anas (+ en 795), répandue au Maghreb et en Afrique noire, l’école shafé’ite, fondée par l’imam Mohamed ibn Idrîs ash-shâfi’i (+ en 820), l’école Hanbalite, fondée par Ahmed ibn Hanbal, appliquée dans une lecture très fermée en Arabie saoudite.

[2] Juriste hanafite du 9ème siècle.

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