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Comment le Liban peut-il sortir de la crise ?

La crise que connaît le Liban et qui a atteint son point d’orgue avec l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, le 14 février 2005, trouve son origine, d’une part, dans le vote par le Congrès des Etats-Unis, le 11 novembre 2003, du Syria Accountability Act, autorisant le président des Etats-Unis à édicter des sanctions correspondant au danger que la Syrie continuerait de représenter aux yeux de Washington et, d’autre part, dans le vote, le 2 septembre 2004, par le Conseil de sécurité des Nations unies de la résolution 1559 qui vise principalement à demander le retrait syrien du pays du Cèdre et le désarmement des forces militaires du Hezbollah. Cette résolution est intervenue en représailles à la reconduction par le Parlement libanais du mandat du président Emile Lahoud, jugé par les Etats-Unis comme trop proche de Damas.

La résolution 1559 a jeté de l’huile sur le feu

Selon George Corm, universitaire et ancien ministre libanais, la résolution 1559 du Conseil de sécurité a jeté de l’huile sur le feu et ouvert la porte à une « déstabilisation complète du Liban »[1]. Georges Corm s’interroge sur les raisons de cette ingérence « peu commune dans les affaires intérieures d’un Etat qui ne représente aucune menace pour la communauté internationale. Le Liban présentait-il brusquement un tel danger pour la communauté internationale que le Conseil de sécurité se saisisse non seulement de ses affaires intérieures mais aussi de ses relations avec la Syrie ? » Le résultat a été que les groupes d’opposition ont immédiatement exploité le ressentiment et le ras-le-bol d’une grande partie de la population contre les excès et les maladresses de la politique syrienne au Liban pour arriver dans une situation de force aux élections législatives prévues en mai 2005. Georges Corm constate encore : « la politique française et américaine a chauffé à blanc une partie de l’opinion libanaise, lui faisant miroiter une sortie du contrôle syrien, rapide et facile… Tout cela équivaut vraiment à demander à notre malheureux pays de recréer la situation explosive qui, en 1975, a provoqué quinze années de tueries et de sauvagerie ». Ce commentaire d’un intellectuel respecté et peu suspect de soutien à Damas, mérite d’être médité. Brusquement la rue s’est substituée au jeu subtil et consensuel de la politique libanaise : aux manifestations antigouvernementales ont répondu des rassemblements loyalistes et ainsi de suite. De fait, malgré l’aspect positif que les accrochages ont été évités grâce au calme et la maturité dont ont fait montre les manifestants des deux bords, malgré la sympathie que l’on peut éprouver pour une jeunesse qui soudainement investi l’arène politique, le résultat le plus négatif de ces événements est que, par le biais de manipulations extérieures ou de calculs boutiquiers, le Liban pourrait courir de nouveau le risque d’être coupé en deux et les efforts entrepris depuis la fin de la guerre libanaise (1989) pour renforcer l’union nationale et reconstruire le pays se trouver réduits à néant. A cet égard, le président Lahoud a sans doute raison d’invité les militants de tous les camps à limiter les démonstrations de foule qui pourraient à tout instant dégénérer : « Si les manifestations continuent ça et là, il suffira à celui-là même qui a perpétré l’assassinat contre le président Hariri de lancer une grenade. Qu’en sera-t-il alors de nos enfants ? ». Faisant écho à cette déclaration, le patriarche maronite Nasrallah Sfeir a, lui aussi, réclamé « l’arrêt des démonstrations de force dans la rue » et mis en garde la population contre leurs conséquences possibles pour la stabilité du pays.

Un pion dans le jeu des puissances

Les analystes les plus objectifs ne peuvent que constater que le malheureux Liban est une fois de plus pris en otage et redevient un pion dans le jeu des puissances. En premier lieu dans celui des Etats-Unis. Durant la guerre libanaise, les Etats-Unis avaient accepté l’idée d’une sorte de partage du Liban entre Israël et ses complices libanais, d’une part, et la Syrie, d’autre part. En 1990-91, Washington a encore laissé le champ libre à la Syrie au Liban en contrepartie du soutien de Damas dans la guerre contre l’Irak. Aujourd’hui, personne ne peut sérieusement croire que Washington qui s’est toujours désintéressé de la souveraineté et de l’unité du Liban, serait brusquement devenu le champion de la cause libanaise. Comme le note ironiquement Georges Corm : « On aurait aimé que ce souci pointilleux de démocratie et de constitutionnalisme, exprimé dans la résolution 1559, ait été aussi ardent lorsque nous avons eu deux présidents élus sous la menace des canons israéliens entourant le Parlement en 1982 ou lorsque l’État d’Israël durant vingt-deux ans n’a pas respecté la résolution 425 du Conseil de sécurité lui enjoignant de retirer toutes ses troupes du sud du Liban occupé en 1978 ». En tout cas, il est clair que la diplomatie états-unienne poursuit d’autres buts que le bonheur du Liban. La réouverture de la crise libanaise, que l’on espérait terminée depuis 1990, s’inscrit donc dans un objectif plus vaste. Il s’agit pour les Etats-Unis de faire diversion aux problèmes qu’ils rencontrent dans l’occupation de l’Irak où ils sont en train de s’embourber.

Sur la scène régionale, il est notable que la Syrie occupe un rôle stratégique du fait de ses relations avec des factions de la Résistance irakienne, de son alliance avec l’Iran, de son soutien au Hezbollah libanais et de la relance de sa coopération avec la Russie, notamment dans le domaine militaire. L’objectif des Etats-Unis est de faire pression sur la Syrie afin qu’elle ne puisse accorder aucune aide à la Résistance irakienne. En juillet 2004, Paul-Marie de la Gorce rappelait dans le Monde diplomatique : « Avant même que la guerre en Irak soit finie, les menaces se sont précisées. Le secrétaire américain à la Défense, M. Donald Rumsfeld, a mis en cause, le 28 mars 2003, l’aide à l’armée irakienne qui proviendrait de Syrie et d’Iran. Quelques jours plus tard, la responsable du Conseil national de sécurité, Mme Condoleezza Rice, renouvelait ces accusations et ces avertissements mais, cette fois, en les adressant seulement à la Syrie. Et le 3 mai, le secrétaire d’Etat Colin Powell venait en personne à Damas les exposer ». Après l’occupation de l’Irak, Washington a accentué ses pressions. Les Etats-Unis veulent également déstabiliser et affaiblir la Syrie pour éradiquer toute influence russe dans la région et casser l’axe syro-iranien qui est l’un des principaux obstacles à la mise en place du fameux Grand Moyen Orient imaginé par George Bush afin d’asseoir l’hégémonie états-unienne dans la région. Il s’agit donc d’utiliser le Liban comme moyen de pression sur la Syrie afin de la contraindre à accepter l’occupation israélienne du Golan et à cesser de soutenir les revendications palestiniennes. En outre, le démantèlement de la Résistance libanaise animée par le Hezbollah a également pour but de satisfaire l’allié israélien qui accuse le Hezbollah de soutenir et de financer les mouvements de résistance armée dans les territoires palestiniens occupés. Enfin, les pressions actuelles contre le pouvoir libanais visent à faire admettre par Beyrouth l’implantation des 400 000 réfugiés palestiniens au Liban.

Dans ces conditions, il est permis de se demander si la position prise par la France ne risque pas d’être interprétée comme un alignement sur les Etats-Unis. En effet, s’il faut savoir gré à la France d’avoir toujours affirmé le principe du respect de l’indépendance et de la souveraineté du Liban, il est clair que ce principe doit être dissocié du jeu états-unien dans la région et qu’il convient de tout faire pour éviter de donner le sentiment que Paris prendrait le parti d’une faction libanaise contre une autre. Sur ce point, un ancien responsable du ministère français des affaires étrangères remarque que cette diplomatie nouvelle « risque d’être interprétée comme un soutien accordé à une opposition dont les gros bataillons restent constitués par les milieux maronites. Malgré la présence de Walid Joumblat, qui cherche à préserver son pouvoir sur la communauté druze (5% de la population), et de quelques leaders de moindre envergure, l’opposition est assimilée à une seule communauté religieuse. Or, la France a toujours veillé à affirmer sa solidarité à l’égard de tous les Libanais, sans distinction confessionnelle. Ce serait faire un faux pas catastrophique de se couper des masses chiites ou sunnites, sans compter les très nombreux chrétiens qui redoutent une résurgence du confessionnalisme et savent que les Libanais chrétiens, maronites ou orthodoxes, ne peuvent sans risques se couper de leur environnement arabe. La position de la France est délicate car elle pourrait réveiller chez certains chrétiens maronites l’envie d’une  protection occidentale et le rêve d’une partition qui serait suicidaire ».

L’avenir du Liban appartient aux seuls Libanais

Depuis le milieu des années 1990, le Liban connaissait la stabilité et la sécurité. Le pouvoir des chefs de guerre et des barons confessionnels et féodaux avait décliné au profit d’un renforcement, certes encore trop timide, de l’Etat de droit. Grâce à Rafic Hariri, le pays avait retrouvé un rôle et une crédibilité internationale avec la tenue de grands sommets internationaux (Sommet arabe de mars 2002, Sommet de la Francophonie en octobre 2002), Beyrouth était redevenue une place bancaire de premier plan au Proche-Orient et le Liban était à nouveau une destination touristique importante, en particulier pour les ressortissants des pays du Golfe arabe. Malgré une situation financière déplorable due à la corruption et à l’endettement, le pays se relevait peu à peu. Soudain, tout semble remis en cause. Si tout le monde refuse d’évoquer le spectre d’une nouvelle guerre, bien des incertitudes demeurent. Pour ce qui concerne l’avenir, outre la nécessité de faire toute la lumière sur l’odieux attentat contre Rafic Hariri, trois questions essentielles se posent.

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Le Liban va-t-il s’enliser dans une crise politique sans fin qui paralysera le pays et aggravera la situation économique en éloignant les touristes et les investisseurs dont il a le plus grand besoin pour redresser son économie ? Cette question est cruciale car, contrairement à une idée répandue, la reconstruction économique est loin d’être réalisée, la situation sociale est particulièrement inquiétante, le niveau de vie des classes moyennes a diminué d’une façon dramatique et la misère du plus grand nombre a progressé. Une crise économique et sociale aurait pour effet de provoquer la colère des classes sociales les plus défavorisées et de conduire à une situation révolutionnaire de type sud-américain. Par ailleurs, les désordres pourraient inciter les capitaux à quitter un pays dont l’une des principales assises économiques est la bonne santé de ses banques.

Le pays pourra-t-il retrouver une stabilité qui lui permettra de négocier avec la Syrie l’application des accords de Taëf (1989) prévoyant le retrait de la présence syrienne ? Un retrait syrien sous pression exposerait le Liban à des déséquilibres politiques et communautaires qui pourraient servir de détonateur à une nouvelle crise. Il faut avoir le courage de constater que si le Liban ne doit, et veut, pas être une colonie syrienne, ce dont beaucoup de Libanais ont eu le sentiment en raison des erreurs commises par Damas, il ne saurait non plus renier son arabité. Le pays ne peut s’isoler totalement de son voisin arabe avec lequel il doit renégocier un accord de partenariat et d’alliance fondé sur le respect de sa souveraineté dans le cadre d’une large coopération en matière diplomatique, militaire et commerciale. Un partenariat, fondé sur des bases équitables, avec la Syrie reste le meilleur moyen d’éviter une partition du pays qui nuirait à tous les Libanais et ne ferait que le jeu des ennemis du Liban et du monde arabe. A cet égard, selon des informations dignes de foi, les Israéliens auraient réactivé leur ancien plan visant à la partition du pays et repris contact avec leurs agents libanais[2].

Le Liban parviendra-t-il enfin à dépasser les clivages confessionnels qui ont nourri les ambitions ou les intérêts de quelques chefs communautaires et un clientélisme qui a favorisé l’incompétence et la corruption ? L’ancien Premier ministre Salim Hoss affirme qu’il faut « dépasser le confessionnalisme politique, ce dernier étant le premier fléau du Liban, parce qu’il permet à la corruption de s’implanter dans tous les domaines et à tous les niveaux ». Les désordres actuels ont réveillé de vieux réflexes et chacun s’est remis à compter ses ouailles et ses bataillons, reprenant la fâcheuse habitude d’aller chercher des appuis à l’étranger, ce qui est le meilleur moyen d’attiser les divisions entre les Libanais puisque chaque puissance joue cyniquement des problèmes intrinsèques du Liban. Si l’on doit admettre que la politique du Liban ne se fait pas à Damas, elle ne doit pas non plus se faire à Washington, à Tel Aviv ou même à Paris. Il incombe aux amis du Liban, en premier lieu la France, de veiller à ce que cette règle soit préservée. En effet, il appartient aux Libanais de régler eux-mêmes et entre eux leurs problèmes sur la base d’un dialogue national qui devrait davantage prendre en compte l’intérêt du pays et le bien commun que les calculs des boutiques confessionnelles ou autres. La crise actuelle ne peut pas se résoudre par la victoire d’une partie de la population sur une autre ; aucune communauté -chiite (plus de 30% de la population), maronite, sunnite ou autre- ne doit se sentir marginalisée ou exclue. Au contraire, ce qu’il faut faire prévaloir c’est le désir de vivre ensemble et la volonté de continuer à faire de grandes choses ensembles.

Comment le Liban peut-il sortir de la crise ? La solution, qui est l’affaire des seuls Libanais, c’est l’union nationale pour un Liban libre et solidaire tant il est vrai que ce sont les divisions inter-libanaises et les frontières artificielles placées entre les diverses communautés qui ont toujours permis les ingérences étrangères. Rappelant que la paix civile est le bien le plus précieux, le président Salim Hoss, dont chacun reconnaît la sagesse et l’intégrité, a réaffirmé le principe de base qui doit s’imposer à tous : « Seule l’unité nationale peut servir de bouée de sauvetage, faute de quoi le pays irait à la dérive ». Comme le note Charles Saint-Prot, le Liban est « un pays infiniment plus grand que lui-même »[3]. Dans le contexte géopolitique délicat du Proche-Orient, il représente beaucoup plus que ses dimensions modestes. Les événements qui s’y déroulent ne sont jamais sans conséquences sur le reste de la région. L’instabilité au pays du Cèdre est souvent annonciatrice de troubles ou de conflits d’envergure. C’est pourquoi, la situation libanaise doit être suivie avec une attention particulière et chacun doit savoir raison garder.


[1] Le Monde du 15 septembre 2004

[2] En outre, la lettre d’information Intelligentsia (mars 2004) affirme que l’un de vecteurs de ce plan serait un « U.S. Committee for a Free Lebanon », organisation liée à l’extrême droite libanaise et proche des gouvernements israélien et états-unien. Ce comité publie le Middle East Intelligence Bulletin dont la rédaction est composée de Michael Rubin, Thomas Patrick Carroll et Gary C. Gambill qui sont connus pour leurs liens avec la CIA

[3] in Le Liban, regards vers l’avenir, Etudes géopolitiques 1, I-2004, Paris, éditions Idlivre, 2004.

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