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Charité crétine

‒ Papa ? Qu’est-ce qui se passe ? Tu ne me téléphones jamais”, d’habitude !, s’inquiète Zoubida.

‒ Aujourd’hui, ma fille, j’ai une histoire insolite à te raconter… Esma, ma Zoubida, ma chair et mon sang ! Écoute-bien ce que ton vieux père va te conter…

Il était une fois une petite ville tranquille, au fin fond de la Crétinie, où vivaient en harmonie un peu moins d’un millier d’âmes, toutes plus charitables les unes que les autres. Le quotidien y était fait de pain rompu de bon cœur puis de travail partagé selon les appétences, car chacun disposait de savoir-faire transmis de parents à enfants, de voisins à voisins, de concitoyens à concitoyens : cette ville parfaite portait le doux nom de Sona (Soleil en langue adamique). Un jour, un car de troisièmes âges vint occuper près du lac une place vide entre deux marronniers, mais ce n’était pas des touristes ; c’était des immigrés. « Des immigrés ? », demanda le Patriarche, « Qu’est-ce que c’est ? ».

Un conseil de sages se réunit afin d’en débattre. Il fut convenu d’envoyer un émissaire à la rencontre de ces étrangers dont on apprit qu’ils venaient d’Alger. Des étrangers d’Alger occupaient donc les portes de la cité et la paisible Sona entra en émoi. Qu’allait-il advenir de cette harmonie héritée des aïeux les plus immémoriaux ? Les douze apôtres demanderaient-ils asile ? On envoya le porte-parole une seconde fois, qui ne revint pas. Le Conseil des Sages se réunit à nouveau et l’on décida de la création d’une Brigade de Sauvegarde du Lac, la fameuse Bac, habilitée à perquisitionner dans le car de touristes qui n’en était pas un. Grande fut la surprise de découvrir sur place un car métamorphosé en bibliobus-salon de thé oriental et une bonne dizaine d’oisifs, parmi lesquels notre émissaire heureux d’avoir recouvré l’harmonie des beaux jours.

La brigade s’en retourna bredouille, balbutiant l’incompréhensible à des Sages qui n’en croyaient pas leurs oreilles : l’envoyé venait d’être sacré Pacha de salon-bibliobus, bientôt transformé en Tour de Babel pour ouvriers de tous pays. C’en était trop. On prétexta une pêche abusive et une cueillette excessive pour interdire aux étranges étrangers venus d’ailleurs l’accès aux abords du Lac des Marronniers, et la petite ville reprit son train-train quotidien… Sauf que les faux touristes envisageaient d’accueillir toute la misère du monde et la haute tour cylindrique fut coiffée d’une calotte brodée d’or fin comme en pied de nez aux radins d’ici-bas.

Nouvelle provocation, se dirent les honnêtes citoyens de Sona, soucieux de bien-être et de tranquillité. « Et si on établissait un contrat de solidarité garantissant la mise sous tutelle de ce no man’s land ? », suggéra le Patriarche, toujours force de proposition lorsqu’il s’agissait de juguler l’adversité. « On pourrait aussi leur offrir la nationalité crétine à la condition sine qua non qu’ils renoncent à leur culture d’origine ! ». Enthousiasme général à l’idée flatteuse de dépasser les 1000 habitants et prétendre ainsi aux subsides de l’Etat. Mais c’était sans compter sur l’arrivée inopinée d’un rastafairien adepte des symboles religieux, à commencer par une impressionnante étoile de David installée à la pointe de l’énorme colonne ironiquement appelée Tour Sonacontrat par ses occupants. Aussi le Patriarche ordonna-t-il immédiatement l’enlèvement de l’ostensible signe ostentatoire et le décalottage de la kippa géante, dans le seul souci d’intégration.

Survint le drame du siècle : la Tour Sonacontrat avait pris feu, un vendredi 13, faisant 13 morts, à raison d’un brûlé par niveau, le Pacha, coincé dans son fauteuil club, ayant eu la vie sauve. Bien avant les experts diligentés de Paris, la presse locale s’était emparée du scoop et toutes les pistes furent explorées. Acte de racisme exacerbé ? Vengeance souterraine d’un aliéné progressivement isolé de sa propre communauté ? Négligence d’entretien ? Simple maladresse ? Non, la vérité se trouvait dans l’insoutenable odeur de cochon cramé qui asphyxiait les rues de la ville, ô Auschwitz ressuscitée ! Privés de poulets hallal et de viande kasher, les vieux chibanis sans travail s’étaient laissés dépérir avant de mourir victimes d’une étincelle accidentelle.

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‒ Papa, dis-moi qui est mort !

‒ Tous ceux du Foyer, ma fille ! Paix à leur âme… Dieu merci, ton grand-père n’y vit plus mais la nouvelle a fait de lui un mort vivant… Excuse-moi de t’avoir dérangée un dimanche soir. Je sais que tu as tes cours demain matin, n’est-ce pas ?

‒ C’est pas grave !

‒ Tu sais, ma fille, tu peux tout me dire ! Chacun essaie de s’en sortir comme il peut. Mais pense à tes études… Ton grand-père, le Bâtiment l’a tué à petit feu…

Sanglots étouffés du chef de famille.

‒ N’oublie jamais la tragédie des chibanis…

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