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Cent vingt-quatre ans de colonisation vus par les hommes du 1er novembre 1954

Le 5 juillet 1954, un numéro spécial du journal Le Patriote, organe du Comité Révolutionnaire pour l’Unité et l’Action (CRUA), commémorait les cent vingt-quatre ans de la prise d’Alger par les troupes françaises. La prise de la capitale algérienne marquait les débuts de la mise sous tutelle de l’Algérie par les « soldatesques françaises ». Pour les Algériens, le 5 juillet était un triste anniversaire marquant les débuts de colonisation de leur pays par la France avec son cortège de massacres et d’humiliations.

Le CRUA naquit le 23 mars 1954 en réponse à la crise qui se développait au sein du PPA-MTLD[1]. Cette crise, qui éclata publiquement au début de l’année 1954, opposait le Comité Central au leader historique du parti, Messali Hadj. Celui-ci cherchait à défendre ses prérogatives alors que les Centralistes étaient favorable à une direction collégiale et à un rapprochement avec les autres tendances du mouvement national algérien, c’est-à-dire les Ouléma et l’UDMA de Ferhat Abbas.

Autour du Comité Révolutionnaire pour l’Unité et l’Action

Le CRUA fut constitué dans le but de dépasser les oppositions internes au PPA-MTLD en déclanchant une insurrection. Le passage des « armes de la critique » à la « critique des armes » devait permettre de refaire l’unité des nationalistes révolutionnaires dans l’action. Selon d’anciens membres du Comité Central, le CRUA aurait été constitué à la suite d’une réunion entre Hocine Lahouel, Sid Ali Abdelhamid, Mohammed Dekhli et Mohammed Boudiaf à la médersa er-Rached à Alger. Ensemble, ils décidèrent la publication d’un bulletin, Le Patriote, financé par le Comité Central et dont les éditoriaux devaient être rédigés par Hocine Lahouel qui était l’un des principaux opposant à Messali Hadj au sein du PPA-MTLD. Paraissant sous forme ronéotypée, Le Patriote devait être diffusé auprès des Responsables à la Propagande et à l’Information (RPI) dans chaque kasma[2].

Le CRUA devait rassembler les forces vives du PPA-MTLD afin de préparer l’insurrection devant mettre fin à la domination coloniale. Principal animateur du Comité, Mohammed Boudiaf cherchait à rassembler au sein du CRUA tous les anciens membres de l’Organisation Spéciale[3] qui depuis le démantèlement de celle-ci avaient été versé dans l’organisation politique du PPA-MTLD. L’incorporation dans l’organisation politique des anciens de l’OS était un moyen, pour les partisans de l’action légale au sein du Parti, de contrôler les adeptes de l’action directe. Les anciens cadres de l’OS, qui n’étaient pas détenus dans les geôles françaises, furent dispersés aux quatre coins de l’Algérie, en France ou au Caire, par les dirigeants de l’organisation politique.

Malgré cette dispersion organisée, Mohammed Boudiaf parvint à contacter, Rabah Bitat, Abdelhafid Boussouf responsable de la daïra de Tlemcen, Larbi Ben M’hidi responsable de la daïra d’Oran, Ramdane Ben Abdelmalek responsable de la daïra de Mostaganem, Youssef Zighoud, Lakhdar Ben Tobbal et Ben Moustafa Ben Aouda tous trois du Constantinois, Bachir Chihani responsable de la daïra de Kroub et Moustafa Ben Boulaïd dans les Aurès. Mohammed Boudiaf prit également contact avec les membres de la délégation extérieure du PPA-MTLD, Ahmed Ben Bella, Hocine Aït Ahmed et Mohammed Khider, basés au Caire.

La proximité entre le CRUA et certains membres du Comité Central rendait peu crédible aux yeux de certains sa posture de troisième force voulant transcender l’opposition entre centralistes et messalistes. Nombre d’anciens de l’OS craignaient d’être utilisés comme instruments par les centralistes dans la lutte qui les opposaient aux messalistes, reléguant par là aux « oubliettes de l’histoire » le recours à l’action armée pour laquelle ils militaient depuis des années[4].

Malgré ces liens avec les centralistes, la constitution du CRUA permit de mettre le recours à lutte armée au centre du débat animant la crise entre les diverses tendances du PPA-MTLD. Au lieu de devenir une force d’appui du Comité Central, le CRUA devint un interlocuteur des autres tendances, qui ne pouvaient plus les ignorer dans l’évolution de la crise interne au mouvement nationaliste révolutionnaire.

Sous la pression de Youssef Zighoud, de Mohammed Mechati et de Lakhdar Ben Tobbal, les dirigeants du CRUA se démarquèrent de leurs alliés centralistes à partir du mois de juin 1954. Pour les hommes du CRUA, « l’action directe prend le pas sur toutes les autres considérations et devient la priorité des priorités. Aussi, avec Boudiaf à leur tête, prennent-ils leurs distances avec les membres centralistes fondateurs du CRUA, et se proclament-ils libres de leurs mouvements »[5]. Grâce à l’initiative du CRUA, l’insurrection, que nombre de militants nationalistes espéraient depuis des années, redevenait une option politique crédible. La volonté politique d’un petit groupe d’activistes rouvrait les champs du possible du mouvement nationaliste révolutionnaire algérien dans sa lutte pour l’indépendance.

Afin de lancer l’insurrection sans attendre, début juin, à Clos Salambier, la réunion dite « des vingt deux »[6] fut organisée afin de constituer un groupe d’avant-garde capable de préparer le passage à la « critique des armes » sur l’ensemble du territoire algérien. Au cours de la réunion, les « vingt deux » désignèrent Mohammed Boudiaf en vue de choisir une direction collégiale capable de superviser la préparation de l’insurrection. Mohammed Boudiaf fit appel à Moustafa Ben Boulaïd, Mourad Didouche, Larbi Ben M’hidi et Rabat Bitat, une dernière place fut laissée vacante pour le futur représentant de la Kabylie[7]. Enfin, les « vingt deux » adoptèrent une motion affirmant que « le déclanchement de l’insurrection armée, seul moyen pour dépasser les luttes intestines et libérer l’Algérie »[8].

Dans cette lutte pour l’autonomisation du CRUA et dans l’organisation de l’action pré-insurrectionnelle, fut publié, le 5 juillet 1954, un numéro spécial du journal Le Patriote, commémorant le vingt-quatrième anniversaire de la prise d’Alger. Evidemment, pour les nationalistes révolutionnaires algériens, comme pour le reste de la population algérienne, la prise d’Alger était perçue comme une terrible défaite et sa commémoration relevait avant tout d’un rituel politique de deuil, comme évènement fondateur d’une mémoire nationale blessée et humiliée.

« Le souvenir est un bienfaits pour les croyants »

Ce numéro spécial fut l’occasion pour les hommes du CRUA d’exprimer leurs visions de plus d’un siècle de domination française sur l’Algérie. Au nom du peuple humilié, les nationalistes révolutionnaires cherchaient à rappeler les origines du calvaire de l’Algérie. Le discours nationaliste révolutionnaire du CRUA faisait appel aux sentiments patriotiques et religieux des cadres du PPA-MTLD afin de les convaincre de rallier leurs positions activistes. Afin de marquer l’identité islamique du mouvement nationaliste algérien et en même temps de montrer le caractère mémoriel de ce numéro spécial, Le Patriote comportait en entête le verset coranique : « souvenez vous, le souvenir est un bienfait pour les croyants »[9].

Les hommes du CRUA faisaient le constat que la colonisation de l’Algérie par la France avait été faite au prix d’une terrible conquête. Selon les rédacteurs du journal Le Patriote, qui affirmaient leur attachement à la terre algérienne, et dénonçaient la conquête française faite à la pointe des baïonnettes et au son du canon : « notre belle Algérie a été conquise par le fer et le sang ». Ils évoquaient les « projets criminels des impérialistes français » etl’« esclavagisme civilisateur » pour dénoncer le colonialisme français et le sort réservé au peuple algérien dans l’Algérie coloniale.

Pour les nationalistes révolutionnaires algériens, le colonialisme, qui s’appuyait sur une hiérarchisation « raciale » plaçant l’homme occidental au sommet de la pyramide humaine, était l’ennemi absolu du colonisé. Le colonialisme était considéré comme ontologiquement oppressif car basé sur des principes contraires à la dignité humaine. Il était considéré comme le fléau des peuples non-occidentaux sur lesquels il s’était abattu : « Le colonialisme, quelque soit le vocable sous lequel il se cache, ne peut jamais être d’aucune utilité pour le colonisé, bien au contraire, plus il dure, plus il s’enracine et plus il risque d’anéantir la proie qu’il a saisie. Basé sur des fondement inhumains : le racisme et la force, il a pour but le profit par l’exploitation de l’homme par l’homme et est par conséquent, incapable d’évolution dans le sens du progrès, il restera l’éternellement le fléau pour les peuples sur lesquels il s’abat ».

Cette condamnation du colonialisme amenait les rédacteurs du journal Le Patriote à appeler les cadres du mouvement nationaliste à combattre avec détermination la présence française en Algérie.

Pour les activistes du PPA-MTLD, il n’était pas question de se contenter de dénoncer la violence de la conquête et de s’enfermer dans un statut de victime. Hommes d’action et de combat, ils préféraient magnifier la résistance « héroïque » du peuple algérien face à la machine de guerre française. Pour eux, il était nécessaire de rallumer la flamme de la résistance en exaltant les noms de l’Emir Abdelkader, d’Ahmed Bey de Constantine, de Mohammed el-Mokrani, du cheikh el-Haddad ou de Bouamama.

En même temps l’invocation de la lutte séculaire du peuple algérien, leur permettait de dépasser le seul héritage du MTLD, qui avait misé sur l’action politique légale honnie de la frange activiste du mouvement nationaliste révolutionnaire. Face à la « défaillance » des dirigeants du mouvement nationaliste, il était nécessaire de glorifier l’action du peuple algérien qui était restée, malgré la défaite, « pure  » et rebelle à la domination coloniale. Le Patriote affirmait que « le peuple algérien, fort de ses traditions guerrières et de son courage, a su s’élever au rang de l’admiration et de la gloire ». Pour les hommes du CRUA,les défaites successives de la résistance algérienne n’avaient pas entamé l’esprit de révolte : « le peuple algérien en dépit de cette défaite n’a pas cessé un instant de prouver à chaque fois, à la puissance dominante et au monde, son amour de la liberté et de l’indépendance ».

Le « mythe de l’Algérie française »

Cette exaltation de l’esprit de résistance du peuple algérien, les amenait à dénoncer le « mythe de l’Algérie française ». Pour eux, l’Algérie coloniale n’était pas la France, ne pouvait être la France et ne voulait pas être la France pour reprendre les mots du cheikh Abdelhamid Ben Badis. Dans cette perspective, les algériens n’étaient pas des français et ne voulaient pas l’être. La rupture avec la puissance coloniale française devait être immédiate et totale. L’Algérie était une nation pleinement constituée, avant 1830, rattachée par la force des armes à l’empire français.

Dans la tradition de l’Etoile Nord Africaine puis du PPA-MTLD, qui avaient toujours combattu avec acharnement toute idée assimilationniste de rattachement de l’Algérie à la France, les activistes refusaient inconditionnellement toute idée d’un lien institutionnel entre les deux pays. Selon Le Patriote, l’idée de « l’Algérie française » était une idée raciste développée par les tenants de la colonisation pour légitimer et entériner définitivement leur domination : « fidèle à l’esprit colonialiste foncièrement exploiteur et raciste de Bugeaud et autre Lyautey, feu la troisième république puis les nombreux gouvernements qui se sont succédés depuis l’avènement de la Quatrième n’ont cessé de clamer au cours de leurs multiples banquets officiels le refrain : l’Algérie province française, l’Algérie trois départements français ».

En réponse au discours colonialiste sur « l’Algérie française », les nationalistes algériens invoquaient la nation algérienne souveraine, avec son identité nationale-culturelle. Le principe directeur de la pensée politique nationaliste était la revendication de la spécificité identitaire de Algérie, dont découlait son droit à constituer un Etat indépendant. Le discours des nationalistes sur la nation algérienne, analyse Mohammed Harbi, ne fut pas consécutif « à une réflexion sur le passé de l’Algérie et son devenir » mais répondait à ceux qui faisaient fi de « la liberté du peuple algérien, de sa souveraineté ou subordonnaient son émancipation à leur problématique propre de la nation. Dans la pensée de Messali, la communauté religieuse, le peuple, l’Etat, la nation » était « une seule et même chose »[10].

Pour les hommes du PPA-MTLD, l’Algérie prenait la forme d’une individualité transhistorique et immuable traversant l’histoire sans s’altérer. De fait, Le Patriote mettait l’accent sur l’Etat algérien détruit par la conquête ainsi que sur la politique coloniale de déculturation et d’aliénation menée par l’administration française en Algérie depuis 1830 : « le bilan des faits ou plutôt des méfaits de cette administration pendant les cents vingt quatre années d’occupation se résume à présider avec bienveillance depuis l’éviction par la force de l’Etat algérien, jadis libre et souverain, à la destruction du patrimoine (moral religieux, politique, économique et culturel) de la Nation algérienne ». Pour les nationalistes révolutionnaires, l’être collectif algérien apparaissait menacé par la politique coloniale française. En réaction à cette politique, ils percevaient l’évolution historique au travers de la constitution d’individualités culturelles dont chacune constituait une communauté spécifique, un peuple.

L’Algérie arabo-islamique

L’exaltation de la spécificité identitaire algérienne était une arme dans la lutte contre la domination coloniale. Pour les hommes du CRUA, perpétuant en cela le discours nationaliste révolutionnaire développé depuis trente ans, la politique de déculturation et d’aliénation, menée par la France, était particulièrement prégnante au niveau religieux et au niveau linguistique. Face à cette politique, les nationalistes algériens se posèrent comme des historicistes exaltant leur spécificité culturelle en mettant particulièrement l’accent sur tout ce qui distingue l’identité algérienne de l’identité française. La mise en avant des spécificités religieuses et linguistiques du peuple algérien permettaient d’appuyer l’idée d’indépendance totale de l’Algérie.

Au niveau religieux, malgré la loi de 1905 de séparation des cultes et de l’Etat qui s’appliquait en Algérie au catholicisme, au protestantisme et au judaïsme, l’administration française continuait à nommer et à rémunérer les agents du culte musulman (imams, muftis…). Les activistes dénonçaient cette mise sous tutelle du culte musulman par l’administration qui cherchait par là à prévenir toutes résistances religieuses et culturelles : « Le culte musulman muselé par l’administration, dépossédé de ses biens habous, ne représente plus qu’un instrument entre les mains de l’administration ». De plus, Le Patriote dénonçait les missionnaires chrétiens qui « s’efforcent d’évangéliser par le pain et par les produits pharmaceutiques des jeunes innocents : fils de musulmans ».

La politique de déculturation et d’aliénation de l’administration coloniale passait, aussi, par une lutte contre la langue arabe. Cette langue, peut-être encore plus que la religion musulmane, avec laquelle l’administration acceptait de composer à condition que ses agents se mettent à son service, fut combattue car elle servait de lien entre l’Algérie et son espace civilisationel d’appartenance, le monde arabo-islamique, dont la France espérait la couper. Le Patriote dénonçait le fait que la langue arabe soit « considérée comme une langue étrangère en Algérie ».

Là encore les partisans du CRUA reprenaient à leur compte le discours sur la langue arabe, comme idiome national, élaboré au sein du mouvement national depuis une trentaine d’années. La défense de la langue arabe était devenue le symbole même de la volonté de préserver l’identité algérienne face à la politique coloniale de déculturation. Par cette défense de la langue arabe, les militants nationalistes auraient facilement pu faire leurs les propos d’Herder affirmant qu’« on ne peut causé de plus grand dommage à une nation qu’en la dépouillant de son caractère national, de ce qu’il y a de spécifique dans son esprit et dans sa langue »[11].

Misère et répression

Outre ce sombre bilan de la politique culturelle française, les activistes du PPA-MTLD dressaient l’état des lieux de la situation économique et sociale de l’Algérie après plus d’un siècle d’occupation française. Pour les partisans du CRUA la situation dans laquelle se débattait le peuple algérien était catastrophique : « partout la misère et la désolation sont maîtres ». Le Patriote poursuivait en affirmant que le monde entier reconnaissait la misère du peuple algérien : « Les conditions de vie (habitat, mode de vie, moyen d’instruction et de formation) dans lesquelles naissent et grandissent les fils légitimes de cette terre sont maintenant universellement reconnus comme inhumaines ». 

Enfin, dans ce bilan de cent vingt-quatre année de domination française, les activistes rappelaient les horreurs de la répression colonialiste. Ils n’hésitaient pas à comparer les méthodes des colonialistes français aux SS et à la Gestapo. En cela, ils suivaient les analyses de Malek Bennabi ou d’Aimé Césaire, développées dans Discours sur le colonialisme[12].

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Le Patriote dénonçait toutes les violences que les Algériens subissaient depuis plus d’un siècle de colonisation : « Le bilan de l’armée de Bourmont, Mac Mahon Pélissier, Juin, Guillaume, Carbey, Duvals et autres « baroudeurs » n’est que terre brûlée, enfumades, assassinats, ratissages qu’elle applique à l’ensemble du Maghreb. Ses auxiliaires les forces de polices n’ont rien à envier dans le domaine des supplices : baignoires décharges électriques dans les parties sensibles, bouteille dans le rectum ou la technique des fours crématoires (Héliopolis) ; à leurs condisciples en honneurs, les SS et la Gestapo nazis ».

Désigner l’ennemi politique

Le bilan de cent vingt-quatre ans de colonialisme français amenait les hommes du CRUA à désigner leur « ennemi politique » au sens schmittien du terme[13]. La désignation de l’ennemi qui est le prélude à toute action politique. Les antagonismes sociaux produits par le système colonial faisaient de l’opposition entre le colonisateur et le colonisé la contraction principale dans l’Algérie sous domination française. Le monde colonial, coupé en deux, opposant colonisateurs et colonisés, était la matrice des oppositions politiques se développant en Algérie selon Franz Fanon : « ce monde compartimenté, ce monde coupé en deux est habité par deux espèces différentes. L’originalité du contexte colonial, c’est que les réalités économiques, les inégalités, l’énorme différence des modes de vie, ne parviennent jamais à masquer la réalité humaine. Quand on aperçoit dans son immédiateté le contexte colonial, il est patent que ce qui morcelle le monde c’est d’abord d’appartenir ou non à telle espèce, à telle race »[14].

Les colonisateurs étaient désignés comme les principaux défenseurs et les principaux bénéficiaires de la domination coloniale. Depuis le début du siècle, les colonisateurs s’étaient systématiquement opposés à toutes réformes et ce même lorsqu’elles étaient revendiquées par des Algériens se réclament de la nation française. Les assimilationnistes parmi les Algériens furent invariablement confrontés à un « plafond de verre », qui les empêcha de devenir les égaux des Européens d’Algérie. Le système colonial était un système de caste, dont les colonisateurs étaient les seuls bénéficiaires.

De fait, le colonisateur prenait la figure de l’ennemi : « Au dessus de tout cet amas de ruines et de désolation, se sont édifiées des fortunes colossales qui font la pluie et le beau temps. Des immeubles bien alignés et des villas enfouies dans de doux feuillages des jardins abritent l’opulence et le luxe de cette caste privilégiée : gouverneurs et administrateurs, généraux et policiers, gros fermiers et industriels. Quelques routes, un tronçon de chemin de fer, quelques barrages ça et là, juste de quoi faire fructifier les affaires de ces seigneurs mais jamais au profit du peuple considéré comme incapable et fainéant, en un mot tout est bon pour spolier et exploiter malgré le sang généreux versé pour ces Messieurs sur les différents champs de bataille ». Le Patriotepoursuivait : « Quant aux colons qui se sont accaparés les meilleurs terres et ressources du pays, ils n’ont fait que tirer les ficelles à cette même administration et ses instruments de répression : l’armée et la police, pour fomenter des complots périodiques à fin de protéger et d’accroître leurs privilèges exorbitants. Voilà le vrai visage de ceux qui ne cessent de clamer hier comme aujourd’hui la pérennité de l’Algérie française. Voilà aussi leur œuvre qu’ils veulent civilisatrice parce quelle exige que cohabitent ici luxe et dénuement, seigneurs et esclaves ».

Pour les hommes du CRUA, qui avaient placé la lutte armée au cœur de leur engagement militant, la désignation de l’ennemi politique devait préparer l’insurrection permettant au peuple algérien de recouvrer sa souveraineté. Tout leur argumentaire était basé sur cet objectif principal. Le but était de rallier le plus grand nombre de cadres du PPA-MTLD, en plein éclatement, à la ligne activiste.

Pour cela, il posait comme principe que la lutte armée était, en raison de la structure même de système de colonisation prévalent en Algérie, l’unique moyen d’aboutir à la libération de leur pays : « le peuple algérien qui s’est opposé en 1830 à l’envahisseur, celui qui n’a jamais cessé de combattre depuis, saura, fort de la légitimité de ses droits sur la terre de ses aïeux, imposer un jour, et contre tous, le bien fondé de ses aspirations à la libération et au bien-être. Il saura donc de son coté mettre à profit la plus petite des occasions pour détruire l’hydre impérialiste et avec elle le mythe de l’Algérie française. Par les sacrifices immenses qu’il consentit et consentira, il fera, un jour proche, de cette terre la propriété des Algériens ». A la condamnation de l’électoralisme se joignait l’exaltation du principe nationaliste d’autonomie qui, dans tous les domaines, répudiait ce qui était imposé de l’extérieur, et recommandait de tout tirer de ses propres forces par un acte créateur perpétuellement renouvelé. Cet acte créateur devait être celui du peuple algérien qui était condamné à s’en remettre uniquement à ses propres forces.

Cette mise en avant de la volonté d’en finir avec les colonisations, permettait aux activistes de condamner toutes les tendances réformistes qui chercheraient une solution conciliatrice au problème algérien. Selon Le Patriote, « vouloir en finir avec un tel colonialisme, implique la détermination et la volonté arrêtée d’éloigner de nous et à jamais les solutions autres qui ne visent pas à détruire complètement ce régime fait de privilèges exorbitants et d’inégalités sous la garde d’une nuée de tortionnaires et de marchands à l’abri de la baïonnette du soldat et de la croix du missionnaire ».

Une conception organique de la nation

En conclusion, Le Patriote définissait la future nationalité algérienne. Cette définition peut apparaître quelque peu contradictoire avec l’ensemble du propos tenu jusqu’à lors. En effet, alors qu’il avait dénoncé les colonisateurs et qu’il parlait des « fils légitimes » de l’Algérie, donnant par là une définition organique de la nation, Le Patriote affirmait ici que la nationalité algérienne reposerait uniquement sur la détermination à combattre le système colonial : « Les Algériens seront tous ceux qui viendront grossir les rangs des patriotes qui se sont donnés pour tâche nationale la liquidation de ce régime colonialiste avec son administration rétrograde et raciste, les forces répressives et les privilèges énormes des gros possédants. Voilà le seul critère véritable, la condition essentielle qu’il faudra remplir et cela sans distinction de race ni de religion aucune pour se réclamer des Algériens ». En fait, les nationalistes considéraient que les Européens et les juifs, naturalisés en vertu de décret Crémieux, pourraient devenir citoyens algériens par un acte volontariste et avaient vocation à s’intégrer à la communauté nationale. Leur engagement dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie devait être le signe même de cette volonté de s’intégrer à la nation algérienne, permettant leur accession à la citoyenneté dans la future patrie libérée.

En fait, on peut sûrement voir dans le texte du journal Le Patriote la reprise partielle d’un des mots d’ordre du PPA-MTLD[15]. Mais pour les activistes l’appartenance à la nation algérienne était avant tout liée à l’appartenance à la communauté musulmane. Selon Mohammed Harbi, « les activistes ont une vision organique de la société algérienne et indifférents à la question des alliances. […] Sous l’enveloppe apparemment nouvelle on retrouve vivants les vieux contenus de la culture islamique : « Ne vous éclairez pas au feu des infidèles » dit un hadith. La non-coopération, c’est l’application du principe de la séparation absolue entre les communautés, d’où son grand succès dans les larges masses »[16]. La conception organique de la nation professée par les activistes du PPA-MTLD rappelait plus la notion de Volk développée par Herder et Fichte que la « conception française » de la nation basée sur l’adhésion volontaire[17].

Au lieu d’un individu abstrait, représentant l’espèce humaine mais dépouillée de ses spécificités culturelles, les nationalistes révolutionnaires affirmaient leur identité dans leur mode d’être, de penser et d’agir en vertu de leur appartenance à une communauté déterminée. Pour les nationalistes algériens, la nationalité reposait sur des donnés objectives que formaient une communauté de langue, de foi et de culture. Cette conception de la nation était affirmée dans le dernier paragraphe du texte du journal Le Patriote, qui condamnait l’assimilation et toute forme de coopération avec le système colonial : « Seuls les actes de chacun de nous, habitants de ce pays, décideront demain de nous assimiler inexorablement avec les bourreaux en tant que collaborateurs et complices de leurs actes ou nous classer définitivement au sein de ce glorieux peuple qui oeuvra avec succès pour l’avènement de son indépendance et le bonheur de tous les algériens ».

Environs quatre mois après avoir écrit ces lignes, les hommes du CRUA déclanchèrent la guerre de libération nationale algérienne. Pour ces hommes dont l’action étaient tout entière dirigée vers la lutte armée, le recours à la violence insurrectionnelle était perçu comme l’unique moyen d’abattre définitivement le système colonial. Malgré la rupture que représentait l’explosion le 1ier novembre 1954 dans l’histoire de l’Algérie, les promoteurs de la lutte armée étaient, par leurs idées, les héritiers d’un mouvement national, qui avait développé son discours depuis une trentaine d’année.



[1] Parti du Peuple Algérien, créé le 11 mars 1937 à Nanterre et dissous en septembre 1939 ; Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques, façade légale du PPA créé en novembre 1946.

[2] Subdivision territoriale interne à l’organisation du PPA-MTLD

[3] Organisation Spéciale (OS) : branche paramilitaire du PPA-MTLD qui fut démantelée  par la police française au printemps 1950.

[4] Cf. Mahsas Ahmed, Le mouvement révolutionnaire en Algérie, de la 1ier guerre mondiale à 1954, Ed. El Maarifa, Alger, 2007, page 308-312

[5] Ben Khedda Benyoucef, Les origines du premier novembre 1954, CNERMNR, Alger, 2004, page 237

[6] Les « vingt deux » n’étaient en réalité que vingt un car le vingt deuxième, Elias Deriche, étant l’hôte de la réunion.

[7] Cette désignation à une importance particulière puisqu’elle est à l’origine de la désignation des premiers chefs de zone au moment de l’insurrection du 1ier novembre : Moustafa Ben Boulaïd responsable de la zone I de sud constantinois ; Mourad Didouche de la zone II du nord constantinois ; Krim Belkacem de la zone III de Kabylie ; Rabah Bitat de la zone IV de l’algérois ; Larbi M’hidi de l’oranie ; enfin Mohammed Boudiaf supervisait toute les zones.

[8] Boudiaf Mohammed, El-Jarida, n°15, nov-déc. 1974, page 11

[9] Coran 51 : 55

[10] Harbi Mohammed, 1954, La guerre commence en Algérie, Ed. Complexe, Bruxelles, 1998, page 123

[11] Cité par Alain Reneaut dans la préface de Herder Johann Gottfried, Histoire et cultures, GF Flammarion, Paris, 2000

[12]Selon l’écrivain martiniquais, « il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est que l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. Et c’est là le grand reproche que j’adresse au pseudo-humanisme : d’avoir troplongtemps rapetissé les droits de l’homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste ».  Cf. Césaire Aimé, Discours sur le colonialisme, Ed. Présence Africaine, Paris, 1989, page 12.

[13] Cf. Schmitt Carl, La notion de politique, Théorie du partisan, Flammarion, Paris, 1992

[14] Fanon Frantz, Les damnés de la terre, Gallimard,Paris,1991, page 70

[15] Le PPA-MTLD avait pour mot d’ordre : « constituante souveraine sans distinction de race et de religion ».

[16] Harbi Mohammed, 1954, La guerre commence en Algérie, op. cit., page 51

[17] En réalité la « conception française » de la nation fut plus théorique que réelle et n’a pas résisté à l’épreuve des faits de la colonisation. En effet, les Algériens assimilationnistes qui ont à plusieurs reprises voulu entrer dans la cité française, se sont toujoursvu opposer un refus catégorique de la part des autorités françaises. Ce refus se fondait sur des arguments ethnoculturels éloignés de l’idée d’adhésion volontaire.

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