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Ce qui reste de « la politique arabe de la France » à l’épreuve du traité constitutionnel

Il n’est pas de notre propos de retracer l’historique de ce qui est convenu d’appeler « la politique arabe de la France », ses permanences et ses ruptures, ses innovations et ses régressions, mais d’en estimer la compatibilité avec ce qui est proposé par le traité constitutionnel et que le peuple français, avant d’autres certainement, vient de rejeter.

Limitons nous à rappeler la lecture qu’en donne Jules Michelet, un historien du XIXème siècle au mythe colonial conjugué à la Révolution industrielle triomphante, mais qui n’a pas empêché notre homme de repérer le code-source de ce logiciel qui est à l’œuvre dans la politique de la France à l’égard du monde arabo-musulman : « Sauf Venise et quelques Français, personne en Europe ne comprit rien à la question d’Orient (…). Venise défaillant, elle légua à la France son rôle de médiateur entre les deux religions, d’initiateur des deux mondes, disons le mot, de sauveur de l’Europe. Acceptons hautement, au nom de la Renaissance, le nom injurieux que Charles Quint et Philippe II nous lancèrent tant de fois. La France, après Venise, fut le grand renégat qui, le Turc aidant, défendit la chrétienté contre elle-même, la garda de l’Espagne et du roi de l’Inquisition. Saluons les hommes hardis, les esprits courageux et libres qui, d’une part de Venise, de Paris, d’autre part de Constantinople, se tendirent la main par-dessus l’Europe et, maudits d’elle, la sauvèrent. La terre a beau frémir, le ciel eut beau tonner… Ils n’en firent pas moins, d’une audace impie, l’œuvre sainte qui, par la réconciliation de l’Europe et de l’Asie, créa le nouvel équilibre, l’ordre agrandi des Temps modernes, à l’harmonie chrétienne substituant l’harmonie humaine »[1]

Pour Michelet, la France, à travers l’alliance entre François 1er et Souliman le Magnifique (1535) contre l’Espagne de Charles Quint, innove par une « diplomatie laïque » et pense l’équilibre méditerranéen en y intégrant l’acteur ottoman. En réalité, cette alliance n’est que la formalisation d’une vieille relation qui remonte à Charlemagne et Haroun al-Rachid. Ce dernier, soucieux de contenir l’influence de ses rivaux omeyyades de Cordoue (protagonistes, en 732, de la Bataille de Poitiers), établit un axe Aix-la-Chappelle-Bagdad marquant le véritable début de la « laïcisation » des relations diplomatiques et stratégiques entre les mondes de l’Islam et de la Chrétienté. Les relations entre le Calife abbasside et l’Empereur d’Occident n’étaient pas régies que par des calculs stratégiques, mais prirent une tournure amicale, donc politique, notamment lorsque le premier offrit au second les clefs d’or du Saint-Sépulcre, inaugurant ainsi trois siècles de paix entre les deux mondes.

Les Croisades[2] et plus tard la colonisation, ont été des moments de rupture de ce contrat, des moments de trahison aussi de l’idée que la France se faisait d’elle-même et de sa Révolution : fille aînée certes mais émancipée de l’Eglise et donc un pont entre les deux rives d’une mer commune. Cette idée n’est évidemment pas exempte de tout calcul stratégique : la France, confrontée à ses querelles européennes de voisinage, a très tôt cherché dans sa géographie méditerranéenne la profondeur stratégique, les alliances de revers adéquates et même des troupes de combat (1870, 1914, 1940 etc.) pour rétablir l’équilibre européen.

Relancée par De Gaulle à l’occasion de la guerre des Six jours (juin 1967), cette politique a déjà beaucoup perdu de son lustre (à l’exception notable de la relance spectaculaire des relations franco-algériennes) et semble avoir raté le grand tournant de la fin de la guerre froide qui aurait pu servir de puissant catalyseur à la prise en charge des conflits en suspens (Palestine, Chypre, Balkans, etc.)

Qu’en restera-t-il de cette « médiation » dont parlait Michelet à l’épreuve du texte constitutionnel ?

Le « logiciel France » et le « bug otanien » ou la constitutionnalisation de l’ascendant stratégique des Etats-Unis sur l’Europe

L’Europe, telle qu’elle se dessine dans le projet de traité constitutionnel, construira-t-elle sa politique méditerranéenne autour de l’héritage de Venise et de la France ou laissera-t-elle à une puissance étrangère à la Méditerranée, donc non tenue par des règles séculaires de voisinage, le soin de configurer cet espace ? C’est que depuis la fin de la guerre froide, la Méditerranée est toujours à la recherche d’un principe organisateur qui solde les conflits en suspens et ouvre une nouvelle ère de coopération entre ses peuples. Mais l’époque semble plutôt aux nouvelles hégémonies, économiques et militaires, et aux tentations impériales qui n’ignorent pas que Gibraltar-Suez-Bab al-Mandab est la voie royale du commerce international et de l’énergie qui le fait tourner. Le logiciel stratégique américain, et par extension otanien, est construit notamment autour de cette dernière idée et que confirme la soumission militaire de l’espace balkanique (dernière enclave de l’influence russe en Méditerranée) à travers l’écrasement de la Serbie en 1999.

L’activisme américain en Méditerranée répond, en réalité, à une double représentation :

–  Une représentation géopolitique qui cible le « Rimland », cette ligne côtière qui va de la Norvège à la péninsule coréenne, en passant évidemment par la Méditerranée, afin de contenir toute puissance continentale qui chercherait à dominer l’espace Eurasie.

–  Une représentation politique et stratégique qui définit « l’ennemi », même de manière floue ou essentielle. Sur ce point, Les stratégistes américains ont exploré tout un éventail d’ennemis possibles : du « Rogue state » (l’Etat voyou) au « Peer Competitor » (adversaire de rang égal) et jusqu’au « Axis of Evil » (l’axe du Mal). Le paradigme stratégique de Huntington (clash of civilizations) a, entre temps, fait son œuvre et donné lieu à toute une littérature réactionnaire sur le thème du « réarmement moral de l’Occident » face à quelque chose de grossièrement regroupé sous l’appellation Islam.

L’annonce du projet du « Grand Moyen-Orient » au sommet de l’OTAN à Istanbul (juin 2004) est en soi significatif et finalement inquiétant. La thématique sécuritaire y est centrale dans la veine du programme « Dialogue OTAN-Méditerranée[3] » et l’emporte sur la coopération et le dialogue tels que préconisés dans le « processus de Barcelone »[4] et réaffirmé par Zappatero au Sommet arabe d’Alger (« alliance des cultures ») en mars 2005. Décomplexés, les Américains inscrivent leur projet dans ce qu’ils appellent « l’hégémonie bienveillante » (benevolent hegemony)…

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A la lecture du traité constitutionnel, l’Europe apparaît sans ambition de politique étrangère propre et va même jusqu’à constitutionnaliser l’ingérence américaine, via l’OTAN, dans les affaires stratégiques européennes. D’une part :

–  En faisant de l’OTAN le « fondement » et « l’instance » de mise en œuvre de la défense collective des pays membre de l’OTAN, c’est-à-dire de la majorité des pays de l’Union Européenne : « Au cas où un Etat membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres Etats membres lui doivent assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l’article 51 de la Charte des Nations unies. Cela n’affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains Etats membres. Les engagements et la coopération dans ce domaine demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, qui reste, pour les Etats qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre. » (art. I-41 § 7)

–  D’autre part, en conditionnant toute entreprise de coopération renforcée dans le cadre de la PESC (politique étrangère de sécurité commune) au vote unanime des 25 (art. III-419 § 2). Or, le choix atlantiste est majoritaire en Europe (17 gouvernements sur 25 ont approuvé l’invasion de l’Irak.)

En réalité, les traités précédents (Maastricht-1992, Amsterdam-1997 et Nice-2001) ont, de reculade en renoncement, subordonné le contenu de la PESC aux orientations de l’OTAN rendant ainsi illusoire toute autonomie stratégique de l’Europe. Même le Japon de 1945 ne s’est pas autant lié les mains et les pieds.

C’est évidemment une aberration d’inscrire une « alliance militaire » (par définition contingente) dans le marbre d’une Constitution et d’en faire le fondement et l’instance de mise en œuvre des politiques de ses Etats membres surtout quand cette alliance devient anachronique (disparition de son objet, l’URSS et le Pacte de Varsovie) et compte tenu des risques qu’elle comporte quand on sait l’ampleur des engagements stratégiques de la puissance américaine à travers le monde (mer de Chine, Caucase, Asie centrale, etc.). C’est d’autant plus dangereux que les termes du contrat ont été changés unilatéralement depuis que les Etats-Unis ont fait du maintien de leur « suprématie militaire » leur paradigme stratégique central. Cela signifie qu’ils se sont donnés pour objectif d’empêcher l’émergence d’un « peer competitor », d’un compétiteur de rang égal. Russie, Chine, Inde et un jour le Japon sont ainsi dans la ligne de mire américaine avec tout ce que cela implique de friction et d’escalade. Plus inquiétant encore quand on pense à la « preemptive action » (la guerre préemptive ou la « légitime attaque », juin 2002) ou à la nouvelle doctrine nucléaire américaine (Nuclear Posture Review, janvier 2002) qui n’exclut plus l’usage en premier de l’arme nucléaire, y compris contre un pays qui n’en possède pas.

Il est évident qu’après le NON français au projet constitutionnel et son écho néerlandais, en attendant d’autres, beaucoup restera à refaire et certaines choses à défaire afin de mettre fin aux multiples dérives sociales, économiques, institutionnelles et stratégiques qui dénaturent l’idée européenne et afin de redonner à l’Europe le « goût de Venise » contre la théologie du marché et les tentations d’empires.



[1] Jules Michelet, Histoire de France, le XVIème siècle, tome II. Cité par Paul Balta in La politique arabe et musulmane de la France, Confluences Méditerranée, n°22, été 1997.

[2] La première croisade fut prêchée par Urbain II en 1095. La huitième s’achève par la mort de Saint-Louis à Tunis en 1270.

[3] Lancé en 1994 par l’OTAN en direction de six pays (Egypte, Israël, Jordanie, Mauritanie, Maroc et Tunisie) joints, en 2000, par l’Algérie.

[4] Lancé en 1995, le processus de Barcelone et son programme Euromed se voulait un « nouveau Helsinki » entre les 15 et 12 Etats méditerranéens. Ses résultats demeurent toutefois décevants.

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