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Ce n’est pas l’islam qui a déséquilibré Merah

Si la tragédie de Toulouse remet aujourd’hui la question de la violence et de la sécurité au centre du débat public, ce n’est pas tant en liaison avec le problème de l’islam qu’avec celui du développement technologique et de ses effets dévastateurs sur la psyché humaine.Le système technique tel qu’il est désormais intégré au système économique constitue un facteur de désintégration des systèmes sociaux contribuant à la liquidation de ce que le philosophe Bernard Stiegler appelle la « sociation ».

C’est selon Stiegler à l'Etat qu'il incombe en principe – par la mise en œuvre d'une politique « thérapeutique » – d'assurer le contrôle du développement du système technique en vue de ce que ce dernier ne se fasse pas au détriment des systèmes sociaux : « depuis l’Etat napoléonien jusqu’aux diverse formes du keynésianisme, et en passant par le gaullisme, l’Etat a toujours eu pour fonction d’assurer le pilotage et la régulation du désajustement provoqué par les évolutions toujours plus rapides du système technique ». Faute d'une telle politique de l'Etat, souligne le philosophe : « les systèmes sociaux ne peuvent que se trouver anéantis par un devenir chaotique de ce développement ». 1

Dans le contexte du progrès technologique contemporain, la vie psychique peine à trouver son équilibre. Stiegler montre que le développement technologique est néanmoins nécessairement corrélé au développement des systèmes sociaux ; le développement de l'appareil psychique humain se trouvant en quelque sorte à l'interface de ces deux dynamiques aussi antagonistes que complémentaires. Les appareils psychiques individuels ne se développent harmonieusement que dans un milieu où les individus qui le composent parviennent à maintenir ces deux systèmes – social et technique – dans une relation d'interdépendance équilibrée.

Les évolutions du système technique doivent ainsi faire l'objet d'une régulation politique à défaut de quoi celles-ci ont tendance à rentrer en conflit avec les systèmes sociaux, au premier rang desquels se trouvent le système linguistique (symbolique) et le système éducatif. La propension des évolutions technologiques à obérer le développement – ou voire même à provoquer l’involution – des systèmes sociaux dès que lesdites évolutions ne sont plus pilotées par l'Etat est particulièrement sensible dans le contexte néolibéral actuel au sein duquel, l'Etat, qui se dessaisit de ses prérogatives et se décharge de ses responsabilités, laisse progressivement le marché prendre le contrôle de tous les systèmes.

Il y aurait beaucoup à dire sur l’affaire Merah, bien des entrées sont possibles pour conduire l’analyse de cet évènement extrêmement alarmant. Une voie consiste à tirer à boulets rouges sur l’islam et la pratique musulmane en affirmant sans autre forme de procès que la faute incombe entièrement à une religion intrinsèquement malade. Mais le fait qu’il nous faille suivre en cela ce farceur d’Abdenour Bidar nous prouve clairement que cette voie n’est pas la bonne. L’autre voie, celle du bon sens, consiste à tenter d’analyser cet acte de violence à la lumière du cadre politico-économique et sociotechnique au sein duquel il a surgi.

Un des effets les plus toxiques de l’inféodation des évolutions technologiques au système économique capitaliste actuel est de toute évidence l’involution du système linguistique : la dissolution du texte dans les images. Le vecteur symbolique de la socialisation et de l’accès au savoir s’en trouve radicalement modifié ; les médias de masse prennent le contrôle des esprits des individus qui y sont le plus exposés, c’est-à-dire les plus jeunes d’entre nous, en leur barrant, par là-même, de plus en plus souvent, l’accès à l’apprentissage de la loi symbolique.

Si le meurtrier de Toulouse avait pu bénéficier d’une structure éducative religieuse orthodoxe il aurait pu intérioriser l’interdit du meurtre prescrit par la loi symbolique de l’islam ; il aurait pu apprendre, comprendre, reconstruire sa psyché, éventuellement trouver l’équilibre. Ce n’est pas l’islam qui a déséquilibré cet individu. Ce n’est pas l’islam qui radicalise et envoie nos enfants dans les camps d’entraînement : c’est le manque d’islam.

Les musulmans traversent actuellement une crise dans l’exacte mesure où le monde moderne dont ils sont à présent des acteurs traverse une crise majeure. Encore une fois la tentation est grande d’utiliser ce fait divers abominable pour dédouaner Frankistan en accablant les musulmans. Un terroriste ne peut en aucune façon être considéré comme un musulman. Le Jihad ne s’apprend pas dans les camps d’entraînement paramilitaires, mais en affûtant les armes conceptuelles – c’est-à-dire non-violentes – de l’exégèse coranique sous la supervision d’un saint, un verre de thé à la main, assis en tailleur sur le tapis d’une zaouïa ou d’un séminaire, l’amour du prochain dans le cœur – pour le combat spirituel.

Le primat donné à l’image sur l’écrit donné par un nombre croissant des individus contemporains dans leur rapport au savoir et à l’information est probablement une des causes majeures de la destruction des structures éducatives. Les médias de masse – tels qu’ils sont désormais sous le contrôle du système économique dysfonctionnel – court-circuitent la transmission intergénérationnelle des valeurs éthiques.

Merah était addict aux images de la violence terroriste ; ce n’est certainement pas (comme Bernard Squarcini l’affirme dans son entretien accordé au Monde) en lisant le Coran que Merah s’est « autoradicalisé » au point de massacrer de sang-froid des innocents. Les éléments biographiques à partir desquels on peut reconstruire son parcours de l’an passé témoignent plutôt de ce que Merah y a certainement davantage étudié les scènes de la violence barbare qui tournaient en boucle sur les écrans de sa télé et de son ordinateur, que l’exégèse du Saint Coran – laquelle n’a de cesse d’affirmer depuis des siècles que la violence sous toutes ses formes est strictement proscrite en Islam2.

Les neurosciences ont désormais clairement établi que lorsque des individus visionnent des images reportant la douleur et le traumatisme vécus par des individus qu’ils reconnaissent comme étant « des leurs » ; lorsqu’ils assistent au spectacle de la souffrance d’individus avec lesquels ils s’identifient (parce qu’issus d’un même groupe ethnique ou national par exemple), leur système nerveux tend à enregistrer ces images sous la forme d’une expérience traumatisante .

« Le circuitage de certains réseaux de neurones, remarque Boris Cyrulnik, dépend du bain sensoriel environnemental »3. Ainsi lorsque nous voyons des choses, il se forme de nouvelles connections neuronales dans le cerveau. Les perceptions ne sont pas de simples pensées ou mémoires comme on le concevait à l’époque médiévale ; ce ne sont pas des images qui flottent dans la boîte crânienne et que nous pourrions évacuer sur commande : les images ont un impact physiologique et laissent une trace matérielle dans notre cerveau4. Merah était littéralement possédé par les images de la violence terroriste qu’il consommait en grande quantité et qui constituaient probablement, de fait, l’essentiel du contenu symbolique de sa socialisation récente.

La tragédie de Toulouse pose avec force – si ce n’est avec une brutalité inouïe – une question susceptible de remettre en question, une fois encore, et aujourd’hui plus que jamais, les fondements théorique de notre système économique et social : la question des politiques publiques en matière de social et d’éducation.

Mais au lieu de s’emparer de cette question et de s’attacher à examiner de près les cases structurelles de cette affaire d’état, la classe politique s’empresse d’exploiter le filon sécuritaire pour en faire tomber sonnantes et trébuchantes les dividendes électorales.

« L’explication sociale ne tient pas debout » : tel fut un des premiers commentaires politiques qu’on pouvait relever à la une des médias au lendemain du drame. Ce genre d’assertion suffit à démontrer que les classes dirigeantes ont d’ores et déjà abandonné leur mission de service public en cédant à la logique de la rentabilité à court-terme du système économique capitaliste.

L’Etat n’est plus une instance de régulation mais un instrument de gestion de l’économie de marché. Dans un tel cadre, l’explication sociale de la violence terroriste a en effet du mal à tenir debout puisqu’on on lui coupe les jambes dès qu’elle se présente à nous.

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Reprenons Stiegler à témoin – puisqu’il est un témoin important de notre temps – afin de remettre quelque peu l’explication sociale – la seule qui vaille en la circonstance – en état de marche. La causalité entre délitement du lien social et radicalisation de la violence civile n’est pas douteuse pour le philosophe :

« Les milieux dissociés sont des milieux symboliques industriellement désorganisés, c’est-à-dire désocialisés et désymbolisés, et ce sont en cela, des organisations qui tendent à devenir asociales, c’est-à-dire sans philia : sans liens affectifs qui attachent les uns aux autres ceux qui composent le groupe humain, dont Aristote enseigne qu’ils sont la condition de toute vie politique, et qui sont les seuls qui vaillent (c’est-à-dire qui tiennent) face aux aléas du destin. C’est parce que ces liens sont de nos jours systématiquement détruits par la télécratie que la police est ce qui est appelé à proliférer toujours plus à l’avenir(…)

Le lien politique qu’est la philia n’existant plus, il faut imposer la paix par la menace et la répression – et par la régression. Ce qui revient à transformer la paix politique en guerre urbaine larvée, sinon en guerre civile, cette violence sociale latente […] devenant sporadiquement effective […] comme cela arrive déjà, y compris en France […] à travers des actes de transgression irrationnels et désespérés ».5

En clair, et je rejoins volontiers Stiegler pour le penser, la télévision, dans l’état actuel des choses, fait peser une menace redoutable sur la société dans la mesure même où elle tend désormais à se substituer au lien social. La télévision tient aujourd’hui, pour certains, lieu de famille et de société. Ainsi que le souligne avec raison Marcel Gauchet c’est actuellement la télévision « qui relie et qui crée de l’appartenance. La seule appartenance que les individus contemporains supportent, c’est celle qui ne leur crée aucune contrainte avec leurs semblables ; on regarde la télévision, on est seul face à l’image, on est sûr de coexister avec d’autres qui regardent la même image, mais on ne vit aucune contrainte d’inclusion qui est toujours nécessairement limitative ». 6

Pour remettre la question sociale au centre des analyses il nous faudra tout d’abord inverser les termes de la vulgate des libéraux posant l’individu premier à la société, et affirmer l’évidence : un individu est toujours le produit de la société dont il est issu. Il n’est pas autonome et à besoin de philia, de lien, de faire société – pour se sentir exister. Il nous faut montrer démontrer dire et répéter que la société contemporaine sous l’emprise de cette révolution technologique incontrôlable tend à produire un nombre grandissant d’individus psychologiquement instables – voire parfois très gravement déséquilibrés.

Parmi les individus les plus exposés à ce que Bernard Stiegler appelle le « psychopouvoir » sont les hommes et les femmes socialement et affectivement désaffiliés des structures sociales symboliques et familiales. Mais aussi, parfois, des structures symboliques comme la communauté nationale. Merah s’est rabattu sur la référence religieuse pour identifier son opposition au pays d’appartenance au moment, précisément, où il ne s’est plus du tout senti appartenir à la communauté nationale. Mais un tel renversement, une telle aliénation, ne se produit pas ex-nihilo ; la société française sous la pression de l’islamophobie d’Etat produit des individus socialement désaffiliés qui passent parfois à l’acte – lorsqu’en plus d’être socialement désaffiliés – ils se retrouvent symboliquement déshérités.

Nos responsables politiques ne veulent pas admettre que la politique discriminatoire qui touche les musulmans français participe d’une violence symbolique qui appelle nécessairement en retour une violence qui faute de pouvoir être symbolique – dans certains milieux dissociés et symboliquement désaffectés – devient sporadiquement une violence réelle, et, en l’occurrence, dans le cas de Merah, eu égard à son addiction aux représentations audiovisuelles diaboliques, impulsive et atroce.

La stigmatisation de l’islam est dorénavant un rouage central de la stratégie mise en œuvre par les gestionnaires du capitalisme financier pour détourner l’attention du public de la question économique – c'est-à-dire de la crise systémique qui met actuellement l’humanité en péril et dont ils sont eux-mêmes la cause. Raison pour laquelle les gestionnaires du système – politiques compris – ont tout intérêt, s’ils veulent conserver le pouvoir, à laisser dans l’état – ou voire même à encourager – la stigmatisation des musulmans, quitte à sacrifier la paix civile sur l’autel de leurs petites ambitions carriéristes.

Notes:

1 Bernard Stiegler. De la Pharmacologie. Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Flammarion. 2011.

2 Je tenterai de développer ce point dans un article à paraître sur Oumma.

3 Boris Cyrulnik. De chair et d’âme. Odile Jacob. 2006.

4 Je m’inspire ici librement d’une conférence de Dr. Ingrid Mattson qu’elle a donnée à Cambridge (UK) dans la cadre d’un colloque interreligieux.

5 Bernard Stiegler. La télécratie contre la démocratie. Flammarion « champs ». 2008.

6 In. Charles Melman. La nouvelle économie psychique. Eirès. 2009.

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