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Bennabi et la pensée allemande

Il n’est pas sans intérêt de noter que Bennabi a cité le nom de Goethe dans le premier article qu’il a rédigé en 1936[1] en réponse au fameux texte de Ferhat Abbas sur l’inexistence de la nation algérienne paru en février 1936 sous le titre de « La France, c’est moi ! » dans le journal « L’Entente » de la Fédération des élus puis, le lendemain, dans « La défense », journal francophone de l’Association des oulamas algériens. Il y compare abusivement Ferhat Abbas au personnage de Faust. Le sous-titre donné à cet article est une reprise du titre d’un ouvrage de Nietzsche, « Le crépuscule des idoles ». Bennabi mentionnera de nouveau le nom de Goethe dans « L’Afro-asiatisme » (1956) où il prend en exemple le personnage de Faust (« Les peuples afro-asiatiques ne doivent pas oublier qu’il y a des choix tragiques : comme le vieux Faust qui avait voulu troquer son âme pour une nouvelle jeunesse, on peut perdre finalement sur deux tableaux à la fois »). Il l’évoquera aussi dans « Ben Badis le mystique »[2] et enfin dans « La leçon d’un crime »[3].
Est-ce directement de Goethe que Bennabi tient les influences de la pensée allemande qu’on ne peut pas ne pas relever dans son œuvre, ou de Nietzsche ? Peu importe, dès lors que Goethe a trouvé les réponses fondamentales à sa quête philosophique dans l’islam, et que Nietzsche s’est avoué un grand admirateur de Goethe. Un spécialiste de Nietzsche écrit dans la présentation de « Ainsi parlait Zarathoustra » qu’il « n’est pas un livre de Nietzsche où il ne revienne à Goethe. Il est peu d’esprits dont il soit aussi proche. Tout ce qu’il écrit est dans une certaine mesure comme un regard goethéen. Ce qui sous-tend la pensée de Nietzsche est aussi ce qui sous-tend celle de Goethe. On a jusqu’ici assez peu senti, assez peu remarqué la fondamentale intimité de ces deux esprits… »
Nietzsche a réadapté Maître Eckhart et continué les idées de Goethe. Selon lui, l’homme a besoin d’une foi, mais qui soit au service de la promotion de l’homme. Les hommes de son époque lui paraissent en deçà de ce niveau de conscience ; aussi doivent-ils être régénérés et leurs valeurs « transvaluées ». Dans l’introduction à l’édition de 1922 du « Déclin de l’Occident », Oswald Spengler écrit de son côté : « Je me dois de nommer deux noms auxquels tout ce livre est redevable : Goethe et Nietzsche. De Goethe, j’emprunte la méthode, de Nietzsche la position des problèmes ; et s’il faut réduire en formule ma position par rapport à Nietzsche, je dirais que j’ai changé ses échappées en aperçus »[4]. Spengler a mis à l’entrée de son ouvrage cette strophe de Goethe dont il dit qu’elle résume la philosophie de son ouvrage : « Lorsque dans l’Infini la même impulsion, Réitère sans cesse une éternelle course ; Lorsque le firmament dans sa contraction, Tend ses mille froncis, resserre sa Grande Ourse ; Un torrent d’allégresse, en sourdant des objets, De l’astre le plus proche à l’étoile lointaine, Noie nos passions, éteint nos préjugés, Dans le calme éternel du Seigneur qui nous mène. »[5] Toynbee s’est revendiqué lui aussi de l’influence de Goethe dont il a pris ce couplet de Faust qui résume selon son propre aveu la philosophie qui anime sa colossale « Histoire » : « Celui-là seul mérite la liberté et la vie, Qui doit chaque jour la conquérir ».
Bennabi avait tort d’affirmer dans « Le problème des idées » (1971) que « la pensée occidentale ignore la loi des deux battements, systole-diastole, de l’histoire ». La loi qui régit le rythme cardiaque (contraction du cœur et des artères – systole – et dilatation et décontraction – diastole -) a été transposée dans le domaine de l’histoire d’abord par Goethe, ensuite par Jung[6]. Pour Goethe, la création participe de la divinité. Elle en a émané et s’en est détachée en vertu de la loi de l’expansion (diastole), après quoi elle devra retourner à Dieu dans un mouvement de contraction (systole). Cette idée coïncide parfaitement avec la signification profonde du verset qui dit : « Nous sommes à Dieu et à lui nous retournons » dans lequel les musulmans n’ont vu qu’une formule convenant aux oraisons funèbres.
Le « Prologue dans le ciel » sur lequel s’ouvre « Faust » est une application imagée de cette loi au domaine de l’histoire. Pour le composer, le philosophe allemand s’est, selon toute vraisemblance, inspiré du Coran. Voici des extraits de ce prologue[7] : (Le Seigneur à Méphistophélès) : « Ecarte cet esprit de sa source première, Mais si tu perds, tu devras bien rougir, En voyant qu’un mortel, parmi la foule obscure, Peut discerner le droit chemin. Va, mon fils, remplis ta tâche, C’est, de tous les démons, toi que je hais le moins, L’activité de l’homme est sujette au relâche, Et pour l’aiguillonner, j’ai besoin de tes soins ».
Voici maintenant les versets coraniques dont nous pensons que Goethe s’est inspiré pour écrire son Prologue. On les trouve en plusieurs endroits du Coran, mais nous avons choisi ceux des Sourates « Sad » et « al-Aâraf » : « Lorsque ton Seigneur dit aux Anges : « Je vais créer d’argile un être humain ; quand Je l’aurai bien formé et lui aurai insufflé de Mon esprit, jetez-vous devant lui, prosternés ». Tous les Anges se prosternèrent, sauf Iblis qui se montra hautain et fut ainsi du nombre des infidèles. Dieu dit alors : « O Iblis ! Qu’est-ce qui t’empêche de te prosterner devant ce que J’ai créé de Mes mains ? T’estimes-tu plus grand ou de rang plus élevé ? » – Je suis, répondit Iblis, meilleur que lui. Tu m’as créé de feu et Tu l’as créé d’argile ». – « Hors d’ici ! » ordonna Dieu, « tu es maudit ! Ma malédiction te poursuivra jusqu’au jour de la rétribution ». – Seigneur dit Satan, laisse-moi en vie jusqu’au jour où ils seront ressuscités ».
Dieu dit : « Tu seras du nombre de ceux à qui il sera permis d’attendre jusqu’au jour de l’instant connu de Nous ». « J’en jure par Ta puissance, dit Satan, je les séduirai tous, à l’exception de Tes serviteurs sincères ! » – Dieu dit : « Je suis la vérité et proclame la vérité ! J’emplirai la Géhenne de toi et de tous ceux qui parmi les hommes t’auront suivi » (38, 71-85). « … Puisque Tu m’as voué à l’erreur, je les guetterai le long de ta voie droite », répondit Satan, « Je les assaillirai par-devant et par-derrière, sur leur droite et sur leur gauche, et Tu trouveras la plupart d’entre eux ingrats envers Toi ». Dieu dit : « Hors d’ici, couvert d’opprobre et banni ! De ceux qui parmi eux t’auront suivi, et de toi, de vous tous, J’emplirai la Géhenne ».
Puis Dieu dit : « O Adam ! habite avec ton épouse le paradis. Mangez de ses fruits partout où vous voudrez, mais n’approchez pas de cet arbre-ci ! Vous seriez alors du nombre des injustes. » Satan, pour leur montrer leur nudité soustraite jusqu’alors à leurs regards, leur suggéra ceci : « Votre Seigneur ne vous a interdit cet arbre que pour que vous ne soyez ni anges, ni immortels. Je suis, leur jura-t-il, un bon conseiller pour vous ». Perfidement, il les séduisit. Lorsqu’ils eurent goûté à l’arbre, leur nudité leur apparut et ils se mirent à la couvrir avec des feuilles du paradis. Leur Seigneur les ayant appelés leur dit : « Ne vous avais-Je pas interdit cet arbre et ne Vous avais-Je pas dit que Satan était pour vous un ennemi déclaré?.. » – « Seigneur, dirent-ils, nous avons agi injustement envers nous-mêmes. Nous sommes perdus si Tu ne nous pardonnes pas et ne nous prends pas en pitié. » – « Descendez (du paradis), ordonna Dieu ! Vous serez ennemis les uns des autres. Vous aurez un asile sur terre et y jouirez un temps. Vous vivrez, vous y mourrez et vous en serez expulsés » ». (7, 16-27)[8].
C’est en lisant le Coran que Goethe a eu l’idée de « Faust » dont il a achevé la première version en 1775 mais dont le texte définitif n’a été établi qu’en 1831, une année avant sa mort. L’esprit faustien n’est donc pas étranger à l’esprit coranique. Le récit biblique du « péché originel » et de l’expulsion d’Eve et d’Adam du paradis diffère de celui du Coran. Le serpent maléfique est la cause de la première rupture de l’Alliance entre Dieu et l’Homme.
La Genèse rapporte que « Le Seigneur Dieu dit au serpent : Parce que tu as fait cela, tu seras maudit entre tous les bestiaux et toutes les bêtes des champs ; tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras de la pourriture tous les jours de ta vie. Je mettrai l’hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance. Celle-ci te meurtrira à la tête et toi, tu la meurtriras au talon. Il dit à la femme : « Je ferai qu’enceinte, tu sois dans de grandes souffrances ; c’est péniblement que tu enfanteras tes fils… » Il dit à Adam : « Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais formellement prescrit de ne pas manger, le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine que tu t’en nourriras tous les jours de ta vie, il fera germer pour toi l’épine et le chardon et tu mangeras l’herbe des champs. A la sueur de ton visage tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu retournes au sol car c’est de lui que tu as été pris. Oui, tu es poussière et à la poussière tu retourneras.[9] »
Adam et Eve sont donc chassés du Paradis et avec eux l’homme entame sa carrière sur la terre. Dans la religion chrétienne, cet homme est un pécheur et doit à ce titre gagner sa rédemption, mais il ne le peut que par la Grâce. C’est un Algérien, Saint-Augustin (354-430), qui est l’origine de ce qui deviendra après le Concile de Trente au XVI° siècle le dogme du « péché originel ». Dans l’ouvrage consacré à cette théorie, Saint-Augustin écrit : « La procréation est infectée par le poison du désir charnel… Par cette loi, le péché originel d’Adam s’est transmis à tous ses enfants. Conçu dans le péché, l’homme est un pécheur. La suite des générations est imprégnée du péché et est anti divine ».
Dans l’islam, il n’y a pas trace du péché originel. L’homme a certes failli, mais Dieu a accepté de lui donner une seconde chance en envoyant périodiquement à sa descendance des prophètes pour lui indiquer le droit chemin. Dans « Les conditions de la renaissance » (1949) Bennabi a mis un Apologue où il donne une sorte de suite au dialogue entre le Seigneur et Satan. Il en émane une vision hautement optimiste[10] :
« Quand Adam coupable descendit sur terre, il n’apportait que la feuille de vigne qui couvrait sa nudité et le remords qui rongeait son âme. Quand les bêtes et les éléments le virent ainsi apparaître, il ricanèrent de son dénuement. Adam ressentit le froid, la faim, la peur. Il alla se réfugier dans une caverne obscure pour méditer sur sa pauvreté et son isolement dans une nature hostile qu’il connaissait à peine. Il envia le sort de l’oiseau dans le ciel et celui du poisson dans l’eau. Le remords mordit plus fort son âme attendrie sur son pauvre sort. Il pria humblement et implora le ciel. Et le ciel lui répondit : « Je t’ai donné ton génie et ta main, je t’ai donné le sol et le temps. Va… tu dompteras l’espace comme l’oiseau qui vole et tu vaincras le flot comme le poisson qui nage. Adam sourit… Et l’Astre idéal éclaira son obscure caverne et son brillant destin. »
Juriste, savant, poète, philosophe, Goethe est un carrefour de la pensée allemande. Comme Bennabi, il a grandi dans une ambiance religieuse. Comme lui, sa mère l’a nourri de récits et de contes qui exaltent son imagination. Enfant, il lit un roman (« Insel Felsenburg ») inspiré de l’histoire de Robinson Crusoë. Comme Bennabi aussi, il aime les sciences et est préoccupé par la recherche du sens de l’univers et de la création. Elevé dans un milieu protestant marqué par les idées de Luther et des mystiques germains, il médite sur le mystère du salut, sur la nature de la relation entre Dieu et l’individu. Il veut trouver la loi universelle qui régit le monde. Il ne croit pas au péché originel et à la condamnation de l’homme : l’homme est capable par son raisonnement d’assurer son salut ici-bas ; Dieu est bon, il n’est pas responsable des actes de l’homme ; Satan joue un rôle fécond dans la création ; il incarne la probabilité du mal, mais l’homme est libre et capable de tracer sa voie vers le bien.
Goethe rejette l’attitude de l’homme attendant de Dieu des faveurs ; il craint que le sentiment religieux ne soit la négation des facultés créatrices de l’homme. A l’instar de Maître Eckhart, il ne croit pas à « la métaphysique de la récompense ». Il lui suffit de savoir que l’immanence de Dieu est dans les forces vitales ; il croit en l’élévation de l’homme, non pas pour se détacher du monde, mais pour être un vecteur du bien dans la société. La civilisation est une synthèse de la nature et de la culture issue des œuvres de l’homme. Le Prophète de l’islam et Prométhée lui semblent répondre à cette vocation et c’est pourquoi il les a réunis dans son art dramatique.
Goethe n’a pas fait métier d’orientalisme : il n’a pas étudié l’islam pour le faire connaître, mais pour ses besoins philosophiques. Il y a trouvé une inspiration qui l’a aidé à forger sa propre philosophie, y voyant un prolongement à l’œuvre réformatrice de Luther. Il y a trouvé la religion naturelle (eddin-al-hanif) par excellence. Il croit en l’unicité de Dieu et en Mohammad comme Prophète. C’est le contenu même de la « chahada » qui est tout ce qu’exige le Coran d’un homme pour entrer en islam. Le reste est secondaire. Goethe a été préparé à son contact avec l’islam par ses lectures des œuvres de Lessing et de Leibniz, lesquels avaient un grand respect de l’islam. Le protestantisme, fait allemand, n’a pas suffi à Goethe qui pensait avec Voltaire que « ni Luther ni Calvin ne vaut la semelle de Mahomet ».
Jeune, il se lie à Herder qui lui révèle la grande influence de la civilisation musulmane sur le monde et lui communique la curiosité de l’Orient. Tous deux refusent de voir dans la Bible une révélation surnaturelle. Il lit les traductions du Coran réalisées en latin par Maracci en 1698 et en allemand par Megerlin en 1772. En 1773, il lit celle de Boysen, les deux volumes de « L’histoire de la vie de Mohamed, législateur de l’Arabie » de Turpin, et publie un « Chant en l’honneur de Mahomet et de Prométhée». Il lit également « La vie de Mahomet » de l’islamisant français Oelsner, la « Chrestomatie arabe » de Sylvestre de Sacy et « La Bibliothèque orientale » de Herbelot.
Entre 1773 et 1775, Goethe compose la première version de Faust ; en 1787 il visite la Sicile et Palerme, anciens sièges de la civilisation musulmane ; en 1791, il découvre les poètes persans Hafiz et Saâdi ; en 1798 il rédige le « Prologue dans le ciel » ; en 1799, il adapte le « Mahomet » de Voltaire en s’inspirant de la Sourate 90-75 du Coran ; en 1806, il termine la seconde version de Faust. Il dira : «J’avais lu et relu avec beaucoup d’intérêt la vie du prophète oriental que je n’avais jamais pu considérer comme un imposteur ». A Meyer, il dit dans une lettre de 1816 : « Il nous faut persister en islam » ; à Willemer, il confie dans une correspondance de 1817 «Tôt ou tard nous devons professer un islam raisonnable » ; dans une lettre à Zelter de 1820, il écrit : « C’est dans l’islam que je trouve le mieux exprimées mes propres idées » ; en 1819 il publie « Divan occidental-oriental »[11] où on peut lire ces strophes : « Vous donc, ô connaisseurs de la loi, Hommes sages et pieux et de haut savoir, Enseignez le devoir strict des fidèles musulmans. C’est folie que chacun pour son cas, Fasse valoir son opinion personnelle ! Si Islam veut dire : soumis à Dieu, Nous vivons et nous mourrons tous en Islam. Ainsi faut-il tenir pour vérité, Ce qui a réussi à Mahomet ; C’est seulement par l’idée du Dieu Unique, Qu’il a soumis le monde. Le Coran fut-il de toute éternité ? Je ne m’en informe pas. Le Coran fut-il créé ? Je ne le sais pas. Qu’il est le livre des livres, Je le crois comme le doit un musulman. »
Satan joue un rôle dans la notion de « défi-riposte » de Toynbee : «L’intervention du démon a accompli la transition de yin à yang » écrit-il. La conception traditionnelle de la religion met l’accent sur les aspects mystiques et irrationnels. Goethe[12], Nietzsche, Spengler, Toynbee et Bennabi le mettent sur les aspects intellectuels, psychologiques, moraux et sociaux. Dans « Humain, trop humain », Nietzsche écrit : « Si l’humanité ne doit pas marcher vers sa perte, il faut d’abord que soit trouvée une connaissance des conditions de la civilisation supérieure à tous les degrés atteints jusqu’ici. En cela réside l’immense devoir des grands esprits du prochain siècle »[13].
Parmi ces « grands esprits du prochain siècle », on peut assurément compter sur l’axe musulman Bennabi qui a essayé de transposer dans la pensée islamique ces idées fraîches et ces visions créatrices. Nietzsche avait bien raison de dire que «l’histoire universelle est des plus courtes quand on la mesure d’après les connaissances philosophiques importantes »[14].Nous ne savons pas si Lévi-Strauss connaissait ces similitudes et ces affinités, mais il n’a pas tort de relever dans « Tristes tropiques » les ressemblances « entre ces deux types sociologiquement si remarquables, le Musulman germanophile et l’Allemand islamisé » [15].
Nous en avons peut-être une explication dans le livre de l’Allemande Sigrid Hunke où elle écrit : « C’est dans la Sicile des Normands et de Frédéric qu’est né l’Occident moderne dont l’esprit arabe fut l’accoucheur. Dans ce royaume situé entre deux univers, le génie germanique et le génie arabe se rencontrèrent en la personne de Frédéric II… Il réconcilia l’Orient et l’Occident pour peu de temps sur le plan politique, mais pour des siècles en revanche dans le domaine culturel… »[16]. Il y a lieu de noter que le mathématicien européen qui a fait rentrer les chiffres arabes en Occident, Léonard de Pise, ami de l’empereur, avait fait ses études à Béjaïa au XIII siècle.
C’est aussi le sentiment de Benoist-Méchin qui était à la fois germanophile et islamophile et qui a consacré un livre à l’empereur allemand où on peut relever ces informations sur l’éducation qu’il reçut des maîtres musulmans à Palerme : « Ils lui apprirent l’arabe ; ils lui inculquèrent des rudiments de logique, de calcul et d’algèbre… Ils l’initièrent aux écrits de Ptolémée, d’Averroès, le célèbre géographe qui avait construit pour Roger II (arrière-grand-père de Frédéric) une énorme sphère terrestre et un ouvrage de botanique… »[17] Le Concile de Lyon I (1245) excommunie et dépose Frédéric II. Celui de Vienne (1312) interdit la création de chaires de langue arabe en terre chrétienne.
Jacques Benoist-Méchin, on s’en souvient, a écrit en 1960 une lettre à Bennabi lui disant : « Je ne puis vous dire combien je trouve votre ouvrage (« Vocation de l’islam ») remarquable et combien il a élargi ma connaissance du monde islamique. Je l’ai trouvé à la fois clair, émouvant et convaincant. Il m’a donné une très grande envie de lire vos autres ouvrages, notamment « Le phénomène coranique » et « Les conditions de la renaissance »… Je vous serais très obligé de me dire si on peut encore se procurer ces ouvrages et, dans ce cas, où il faut s’adresser …» Une dizaine d’années plus tard, Benoist-Méchin, qui aura entre-temps connu Bennabi, lui écrira en date du 28 août 1969 pour lui avouer « le plaisir et l’enrichissement que (j’ai) tirés de (vos) ouvrages et de nos entretiens. Je considère votre œuvre comme une étape de tout premier ordre dans la rénovation de la pensée islamique… Il m’arrive souvent de relire et de consulter vos livres ; j’y trouve chaque fois des profondeurs et des résonances insoupçonnées. C’est pour moi un honneur de pouvoir compter sur l’estime d’un esprit comme le vôtre.»
N.B
[1] Cf : « Intellectuels et intellectomanes : le crépuscule des idoles », publié en novembre 1991 dans une traduction arabe par une revue batnéenne, « El-Raouassi », qui doit l’avoir obtenu de Hamouda Ben Sai qui vivait à Batna.
[2] Révaf. du 30 avril 1967.
[3] Révaf.du 02 mai 1968.
[4] Op.cité
[5] Trad. Mohand Tazerout : in «Le déclin de l’Occident », op.cité.
[6] Jung et Bennabi ont un autre point commun : ils ont tous les deux écrit sur le phénomène des “soucoupes volantes”. Le premier, Bennabi a rédigé sur la question un article intitulé « Les soucoupes volantes » (la République algérienne du 25 mai 1950) où il montre une impressionnante connaissance de l’aéronautique et où il nie, démonstration à l’appui, la possibilité technique de l’existence des soucoupes volantes. Mais il pense que la forme sphérique d’un objet volant équipé d’un système à réaction présente théoriquement de grands avantages qu’il décrit : l’appareil peu se poser sans avoir besoin de piste d’atterrissage, comme il peut se poser en mer « comme un hélicoptère insubmersible » ; il peut se tenir immobile en l’air « grâce à la réaction verticale » ; il assure le maximum de sécurité à ses passagers… Quant à Jung, c’est un livre qu’il a consacré au sujet (« Un mythe moderne », Ed. Gallimard, 1961) sous l’aspect d’une approche psychologique. Sans s’arrêter sur la probabilité de l’existence matérielle des OVNI, il voit dans ces visions collectives un phénomène psychologique traduisant une expression moderne de ce que Bennabi a appelé « le vide cosmique » et Spengler « la peur cosmique ». Jung dit dans l’introduction de son livre : « Ma conscience de médecin me conseille de faire mon devoir pour prévenir ceux qui voudront bien m’écouter et les préparer au fait que l’humanité doit s’attendre à des évènements d’où sortira la fin d’un éon, la fin d’une ère, la fin d’une grande époque du monde. »
[7] Goethe : « Théâtre complet », Trad. G.de Nerval, Ed. la Pléiade, Paris.
[8] Le Coran, trad. H. Boubakeur, Ed. ENAG, Alger 1989.
[9] Genèse, 2, 14 à 20.
[10] Asma Rashid est une universitaire pakistanaise qui a traduit « Vocation de l’islam » en anglais. Invitée au Colloque international sur la pensée de Malek Bennabi, Alger 2003, elle a présenté une communication intitulée « La vision du monde de Mohamed Iqbal et de Malek Bennabi relative à l’histoire, la culture et la civilisation » dont nous prélevons cette citation d’Iqbal qui recoupe la vision de Goethe : « Nous ne pouvons comprendre toute la portée des prodigieuses forces cosmiques qui tout à la fois, ravagent, nourrissent et dilatent la vie. L’enseignement du Coran, qui considère que l’homme peut s’amender et maîtriser les forces naturelles, n’est ni optimiste ni pessimiste. C’est du volontarisme qui admet un univers en expansion et espère en la victoire finale de l’homme sur les forces du Mal… » (Cf. « La pensée et l’action de Malek Bennabi, Actes du Colloque International », Publications du Haut Conseil Islamique, Alger 2005).
[11] W.Goethe : « Divan Occidental-Oriental », Trad. H.Lichtenberger, Ed. Aubier, Paris
[12] Louis Massignon nous apprend dans un texte (« Méditation d’un passant aux bois sacrés d’Isé ») que la couleur préférée de Goethe était le vert dans la classification psychologique des couleurs (cf. « Parole donnée », op.cité). Le vert est la couleur de l’islam.
[13] Ed. Denoêl, Paris,
[14] Cf. « Le livre du philosophe ».
[15] Ed. Plon, Paris 1955.
[16] Cf : Le « soleil d’Allah brille sur l’Occident », Ed Albin Michel, Paris 1963.
[17] Cf. « Frédéric de Hohenstaufen ou le rêve excommunié », Ed. Librairie académique Perrin, 1980.
Source: Le Soir d’Algérie, publié sur Oumma.com avec l’autorisation de l’auteur

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  1. Bennabi pour exprimer sa fulgurante vision de l’histoire universelle va utiliser la métaphore de la diastole et de la systole, ces deux mouvements du cœur qui en marquent la contraction et la dilatation. Dans cette image, nous avons deux mouvements inverses et surtout qui se succèdent, qui alternent. Mais cette métaphore va exprimer deux idées complètement différentes chez lui. Les confondre c’est s’acculer à ne pas saisir sa pensée.
    Il va d’ailleurs utiliser dans le chapitre de son livre cité plus haut à deux reprises cette métaphore pour indiquer une fois le mouvement de LA civilisation, comme mouvement continu de l’histoire universelle et l’autre fois le mouvement d’UNE civilisation dans son déroulement propre.
    En donnant le schéma explicatif de la culture d’empire de la civilisation occidentale et de la culture de civilisation de l’arabo-islamique, il écrit :
    « Ce schéma ne correspond pas à une certaine phase de l’histoire mais à toute l’histoire, dont le pendule marque de ses deux battements, les diastoles et les systoles de la civilisation universelle.
    Tantôt, c’est l’apogée d’une culture et le périgée de l’autre et tantôt c’est l’inverse… »
    Dans ce texte, la partie de phrase la plus importante est : « ne correspond pas à une certaine phase de l’histoire mais à toute l’histoire ». C’est justement cette partie de phrase qui différenciera les deux idées exprimées toutes deux par la métaphore de la diastole et de la systole.
    Mais avant de s’intéresser à la deuxième idée, nous voyons que dans l’oikoumène des Grecs, c’est-à-dire le monde connu par eux, la mare nostrum romaine, la Méditerranée qui était la partie essentielle de l’Empire romain ou le Dar el-islam, la vision de Bennabi est parfaitement exacte : culture de civilisation de la Grèce, culture d’empire de Rome, culture de civilisation de l’Islam, culture d’empire de l’Occident. Nous avons une alternance chronologique dans des mondes qui se recoupent pour l’essentiel.
    Le texte de Bennabi que nous analysons est divisé en trois parties : la première que nous avons signalée concerne les types de civilisation, la seconde les phases d’apogée et de périgée des civilisations et la dernière, l’esprit de l’islam.
    C’est dans la seconde partie, revenant sur une déclaration d’un professeur de sociologie à un congrès, qu’il lance son aphorisme qui, à notre avis représente le cœur de sa théorie de la civilisation.
    « … la pensée occidentale ignore la loi des deux battements – systole, diastole – de l’histoire. »
    La découverte de cette loi est le principal apport de la pensée de Bennabi à la philosophie de l’histoire.
    Il est puéril d’avancer que la pensée occidentale ignore la dualité dans bon nombres de domaines. Carl Gustav Jung, par exemple, en a fait la matrice de ses types psychologiques de l’introverti, tourné vers lui-même et de l’extroverti, tourné vers l’extérieur. Nous avons un autre exemple en Friedrich Hegel dont le nom est associé à la dialectique de la thèse et de l’antithèse. La pensée occidentale a aussi utilisé le dualisme chinois du yin (blanc) et du yang (noir). Car ici le groupe de mots important est : « de l’histoire »
    La pensée occidentale essentialise les civilisations à outrance et ne les juge pas en fonction de leur phase historique, apogée ou périgée, décadence.
    Bennabi démontre que l’appréciation d’une civilisation est fonction directe de leur état historique :
    « Il y a évidement un excès de temporalisation dont la société occidentale peut mesurer aujourd’hui les désastreux effets. Les pays musulmans doivent, sans doute, savoir estimer dans leur ”culture” (entre guillemets) actuelle les effets négatifs de l’excès de la détemporalisation de leur activité, mais sans tomber dans l’excès contraire, celui de l’excès de la temporalisation dont on peut tout à fait apprécier aujourd’hui l’envers dans les pays industriels !
    Mais en signalant ici, ces deux excès nous savons que nous saisissons deux cultures à leur moment de périgée. »
    Déjà dans son avant-propos à son ouvrage Vocation de l’Islam, Bennabi avait critiqué la position de l’orientaliste britannique Hamilton Gibb (1895-1971) dans son livre les tendances modernes de l’islam où il utilisait le vocable « atomisme » pour décrire l’état d’esprit du musulman incapable de synthèse, c’est-à-dire qu’il n’a en vue que les problèmes parcellaires de la société et non une saisie dans leur globalité. Si ce trait de la mentalité musulmane est valable pour la période de la décadence, il est invalide dans son apogée.
    Cette erreur est caractéristique de ceux, étudiant la société musulmane actuelle, qui veulent chercher l’origine historique de ses tares. Leurs élèves musulmans, les modernistes pour reprendre une catégorisation bennabienne, les ont suivis dans cette erreur.
    Prenons l’exemple du « tawwakoul », cette notion coranique qui exhorte le musulman à ne compter que sur Dieu. A l’apogée de la civilisation arabo-islamique, elle le motivait à l’action réfléchie même quand l’adversité était puissante. Elle le mettait dans la position du pessimisme de la pensée et de l’optimisme de l’action. A sa décadence ou périgée, elle le pousse au fatalisme qui n’est au fond qu’un « chirk » (associationnisme) car il présuppose de connaître à l’avance la Volonté de Dieu. Les modernistes, ne voyant pas la différence de phase historique, vont en conclure que le « tawwakoul » écrase l’homme, apeuré devant la Toute-puissance divine et en fait un être inefficace sur la terre. Ils n’arrivent pas à saisir ce qu’enseigne Bennabi, que c’est le vouloir civilisationnel qui rend possible le pouvoir civilisationnel. Etant ébloui par celui-ci, ils ne voient pas que celui-là se forge à la genèse de la civilisation quand l’Idée est la seule à habiller l’homme et la société dont les moyens sont réduits au strict minimum. Quand le vouloir s’émousse, le pouvoir s’effondre mais beaucoup plus tardivement créant un être qui n’a plus aucune relation psychique avec ceux qui l’ont précédé. Juger le passé avec les tares du présent, c’est confondre deux identités distinctes.
    Cette leçon de Bennabi est notre seul viatique pour notre cheminement à reprendre notre destin en mains.

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