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Ben Ali : les leçons d’une déroute

Ben Ali, c’est fini ! Au bout de vingt-trois années de dictature féroce et implacable, à la tête d’un vaste système policier et d’une petite fortune personnelle que son clan a su érigé, à force de corruption et d’intimidation, le premier flic de Tunisie est finalement sorti de la scène politique par la petite porte. Une fuite rocambolesque à destination de l’Arabie Saoudite, sans doute motivé par le poids écrasant du remords et par la soif d’un repentir sincère devant Dieu.

Cette nouvelle est sans conteste une grande victoire pour les peuples arabo-musulmans du Maghreb et du Moyen-Orient, qui vivent depuis des décennies sous la férule des régimes dictatoriaux les plus sanguinaires et pathétiques qui soient.

Une victoire qui aura pris tout le monde de court. A commencer par les fidèles alliés du clan Ben Ali, avec au premier rang, la France. Le régime tunisien, lui-même vieillissant, a littéralement vacillé à la suite d’une secousse populaire que la mort du jeune Bouazizi, victime du racket et du cynisme administratif que les Maghrébins dans leur ensemble vivent au quotidien, a enflammé.

Tous les observateurs de la question tunisienne savent que l’avenir de ce pays se jouent actuellement.

Quel rôle l’armée, dont l’attitude est jugée positivement par la population civile, va-t’elle joué dans la poursuite du processus démocratique ?

Les milices du RCD (parti présidentiel) qui se livrent à des pillages dans la poursuite d’une stratégie du chaos bien huilée, destinée à maintenir le statu quo et la présence des forces de l’ordre, atteindront-elles leurs objectifs ?

Les éléments clés du système Ben Ali resteront-ils en place ou seront-ils démantelés ? Les partis d’oppositions joueront-ils leur rôle au sein d’un véritable gouvernement d’union nationale, ou aurons-nous droit à un énième vernissage, quand le calme suivra la tempête ?

Enfin, quelle politique les puissances étrangères poursuivront-elles à l’égard d’un pays considéré près d’un quart de siècle durant comme une place forte sécuritaire avancée, doublée des délicieuses villégiatures touristiques qui font le charme de la Tunisie ?

Laissons le temps et le peuple tunisien répondre eux-mêmes à ces questions et interrogeons-nous sur les causes qui ont déterminée la persistance d’un système dictatorial dont les fondamentaux, à quelques exceptions, sont partagés par l’ensemble des pays arabo-musulmans.

Le système Ben Ali

Ce premier élément est le plus connu et le plus emblématique des dictatures : la notion de système. Système de parti unique (en dépit des oppositions fantoches de l’intérieur et à l’exclusif des oppositions réelles de l’extérieur) ; système de répression et de surveillance policière omniprésent ; système de clientélisme économique dont on peine à imaginer l’ampleur, menée sous la baguette des Trabelsi, la famille de la matrone nationale et accessoirement épouse du Chef, Leïla.

Mais le système Ben Ali, c’est aussi les intellectuels, les journalistes, les hommes d’affaires et les élus qui ont porté sur leurs épaules et ont rendu possible, toutes ces années, la pérennité du pouvoir de l’homme fort de Tunis.

Les mêmes gens du sérail que nous voyons défiler aujourd’hui sur les plateaux télé, commentant la débâcle de Zine El ’Abidin, qu’ils ont servis tant et si longtemps qu’un rictus de déception ne pouvait manquer de marquer au fer rouge des visages et des paroles louant la démocratie et condamnant l’autoritarisme d’un homme qui avait tout de même bien servis ses alliés en les protégeant de l’islamisme, comme ils se plaisent à le répéter.

N’oublions pas que la France est le premier partenaire économique de la Tunisie, qu’un nombre non négligeable de ressortissants tunisiens vivent en France et qu’un nombre tout aussi important d’hommes et de femmes politique français sont nés en Tunisie, s’y rendent régulièrement et avaient conservé des liens forts avec le régime déchu. Le très libéral Strauss-Khan vantait encore il y a deux ans le petit prodige tunisien, Alliot-Marie lui proposait ses services et ses conseils pour « optimiser » le service d’ordre ; quant au locataire de l’Élysée Nicolas Sarkozy, fraîchement élu en 2007, il consacrait son premier voyage à l’étranger pour rendre visite à un « ami » de la France.

Que les Tunisiens ne s’y trompent pas. Les tout récents « redéploiements » stratégiques de la communication élyséenne n’ont rien de bien sincère. Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts et durant vingt-trois ans, les intérêts de la France n’étaient pas ceux du peuple tunisien.

Peur et cupidité

Cette organisation globale est un classique des dictatures et des régimes totalitaires qui soumettent les individus et l’ensemble des peuples sous la botte d’un leader, en activant très efficacement les leviers émotionnels propres à la conduite des hommes : la cupidité et la peur. Un capital émotionnel qui constitue le second élément caractéristique des systèmes de domination de masse.

Sans la cupidité qui fonde et caractérise les entités économiques du Maghreb totalement corrompues, il est peu probable que tant de maillons (cadres moyens, membres du part unique, certains éléments de la petite bourgeoisie…) indispensable à cette chaine du système Ben Ali, aient tenu si longtemps. Sans la peur, pierre angulaire du château de cartes tunisien, un changement de régime aurait déjà vu le jour.

Oui, la peur est au cœur du dispositif autocratique des régimes arabes et c’est au peuple qu’elle s’adresse. Peur de mourir, peur de souffrir face à la cruauté affichée des cerbères de Carthage, nostalgiques et lointains héritiers des armées d’Hannibal, qu’ils s’imaginent incarner.

Le troisième élément du système de domination politique, conséquence directe du second, est la domestication du peuple.

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Plusieurs moyens ont permis aux dictateurs arabes d’atteindre cet objectif. L’infantilisation du peuple est un moyen très efficace d’y parvenir. L’exacerbation du sentiment national, la création de contre-feux divers (peur de l’islamisme, exploitation démagogique des conflits territoriaux ou simples euphories liées aux événement sportif), le culte de la personnalité placardé à tous les coins de rue, sont des symptômes de cette infantilisation populaire destinée à dépolitiser, sur le long terme, une jeunesse potentiellement révolutionnaire.

Lorsque le niveau d’éducation générale est relativement bon, comme en Tunisie, cette politique est insuffisante et appelle un durcissement répressif incarnée par la police, pour dissuader toute velléité contestatrice.

Mais lorsque la pauvreté atteint un niveau insupportable, lorsque les conditions de vie ne permettent plus à des populations de survivre, lorsque l’avenir est sombre et l’éclipse historique interminable, le désespoir finit par triompher et chose remarquable, par un renversement de situation, contribue à lever le plus grand espoir qu’il soit permis à un peuple d’atteindre : la témérité.

C’est un acte de désespoir, aussi malheureux soit-il, qui réveilla le peuple tunisien d’une léthargie savamment entretenue par tous les docteurs ès terreur du système. Un requiem bouleversant qui a résonné dans la conscience tunisienne comme l’écho de son propre désespoir. Et un peuple sans espoir est un peuple sans peur.

Le désespoir nourrit les révoltes, brise les chaînes tyranniques et repousse les limites du conventionnel. Loin de la désespérance fataliste et soumise, le désespoir colérique et créatif des masses n’est que l’envers de l’espérance humaine la plus ancrée dans le cœur des hommes.

Un antidote puissant à la terreur ancrée dès l’enfance par le système despotique du Destour en Tunisie, du FLN et du post-nassérisme en Algérie et en Égypte, très bien décrit par Abdallah Rihani. « La tradition destourienne bien établie aidant, celle de l’adoration et du culte du chef, le dictateur n’a eu aucun mal à s’installer dans une sorte de sacralité maladive. La crainte qu’il inspire à tous ceux qui l’entourent l’a rendu implacable, inapte à la négociation, incapable de céder à qui que ce soit sur quoi que ce soit. Toute concession doit revêtir obligatoirement l’apparence d’une décision bienveillante, apparaître comme l’émanation de la générosité personnelle du « mâle le plus dominant parmi les dominants » Les ingrédients de la tragédie de Ben Ali, qui sont l’insignifiance et la brutalité, font que ce qu’il réclame du peuple, obéissance et soumission, il le demande comme un dû, un acquis de droit divin sacré et inviolable 1. »

En expurgeant la peur de son cœur, le peuple tunisien mit fin à la dictature et précipita la chute de la Maison Ben Ali. La peur avait changé de camp.

Le printemps arabe ?

Ce qu’il y a de fécond avec les révolutions, c’est qu’elles donnent de bonnes idées. La révolution tunisienne pourrait en donner plusieurs à ses voisins algériens et égyptiens, deux peuples qui ont pleinement communié avec l’enthousiasme de leurs frères et qui vivent désormais à l’heure de Tunis. Mais l’effet domino est-il possible ?

Nous l’avons vu, lorsque la volonté d’un peuple se met en marche, il est difficile de l’arrêter.

Il faut néanmoins souligner une différence majeure entre les systèmes répressifs algériens, égyptiens et tunisiens : la place et le rôle de l’armée.

En Algérie et en Égypte, contrairement à la Tunisie, l’armée a été le support direct de la coercition contre le peuple. Dans les deux cas, la Grande muette a participé directement à la gestion du pouvoir et des affaires, n’hésitant pas à déployer le feu militaire contre les civils, s’ils s’avisaient de mettre un terme au business fructueux et de rêver au changement.

Cette implication des forces armées dans l’organisation du pouvoir et des réseaux de clientélisme est un facteur de difficulté supplémentaire pour les peuples algériens et égyptiens.

Les Algériens ne le savent que trop bien, vingt-ans après le début d’une guerre civile où l’armée, déterminée à tuer le « diable » islamiste, ne se sera rien refusée y compris l’assassinat de civils2.

Malgré cela, les soulèvements et les révoltes se poursuivent depuis des années en Algérie, de manière sporadique et spontanée, la plupart du temps pour protester contre la chèreté de la vie. Mais une jeunesse frustrée et désespérée tient de plus en plus le haut du pavé face aux forces de l’ordre algériennes, pour exprimer son malaise et sa rage de vivre.

En Égypte, le bâillonnement de l’opposition et la pratique des fraudes électorales aux dernières élections confirment que le raïs Moubarak n’envisage pas de départ et prépare bien sa progéniture à lui succéder. En 2008, des émeutes avaient prouver que les Égyptiens étaient prêts eux-aussi à exprimer leur colère et à descendre dans la rue, au péril d’une répression toujours aveugle.

Nous avons donc tous les ingrédients d’une situation révolutionnaire dans l’ensemble du Maghreb et du Proche-Orient. La seule inconnue de l’équation étant le seuil de tolérance, le point de rupture que ces populations devront atteindre avant de s’embraser et le prix qu’elles accepteront de payer pour se libérer. Une question que nos vieux dictateurs encore en exercice feraient bien de se poser. Une question à laquelle les Tunisiens ont déjà répondu.

1-« Changement de siècle en Tunisie. Révolte spontanée et révolution sociale contre la dictature de Ben Ali » d’Abdallah Rihani, politologue, in http://oumma.com/Changement-de-siecle-en-Tunisie

2- La dernière affaire en date étant les révélations du général Buchwalter selon lesquelles le massacre des moines de Tibhirine serait l’œuvre des militaires algériens. Voir « La vérité progresse sur les moines de Tibhirine », http://www.la-croix.com/article/index.jspdocId=2406973&rubId=4077

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