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Après les «printemps»: quel avenir pour « l’islamisme » ?

À l’heure où la secousse initiée par le « printemps » tunisien n’en finit pas d’ébranler les scènes politiques arabes, que peut-on pressentir de la place à venir de la référence religieuse (islamique) dans l’espace public en général, dans le lexique politique en particulier ?

En Tunisie comme en Égypte, les premiers scrutins marquant la sortie de la longue séquence autoritariste ont posé quelques jalons qui permettent d’esquisser – fut-ce prudemment – quelques éléments de réponse. Les urnes ont laissé entrevoir la couleur politique convergente des élites appelées à relayer la génération dite des « nationalistes laïques » : elles appartiennent au courant qui a fondé sa fortune politique sur la mobilisation ostentatoire de l’appartenance islamique. Ce message des urnes a, sur un point essentiel, surpris les observateurs de la rive nord de la Méditerranée : à la différence des révolutionnaires français ou européens des XVIIIe et XIXe siècles, la préoccupation prioritaire de la majorité des électeurs du Maghreb et du Proche-Orient n’était pas d’expulser la référence religieuse de l’espace public.

La vox populi arabe a montré en fait que l’hégémonie coloniale, relayée par les politiques impérialistes, exacerbée enfin au début des années 1990 par la militarisation de la diplomatie pétrolière américaine, continue à jouer un rôle de repoussoir dans l’imaginaire collectif. Et que la crainte persiste du danger que cette overdose de présence occidentale ferait courir à l’intégrité et à l’identité régionales. Or, si dans l’histoire française de la République, la référence religieuse a été combattue en raison du rôle historique de l’Église dans l’Ancien Régime, à l’opposé, la référence islamique a été largement mobilisée au sud de la Méditerranée pour fournir ses ressources culturelles à la résistance opposée à l’invasion étrangère. Aussi « endogène » que « sacrée », indissociable de cette culture locale de la résistance, elle est perçue aujourd’hui comme trop intimement liée à l’identité nationale pour menacer l’ouverture démocratique (Krichen 2011).

Dans la hiérarchie des attentes exprimées par les électeurs, le choix du lexique et des références politiques a cédé ainsi la priorité à des objectifs moins idéologiques. Au premier rang d’entre-eux apparaît la résorption des profondes inégalités, politiques et sociales, que les élites post-indépendantistes, s’abritant souvent pour s’accrocher au pouvoir derrière la menace que leurs challengers « islamistes » auraient fait courir à une démocratie au demeurant de façade, sont accusées d’avoir laissé se creuser.

C’est à Moncef Marzouki, alors en route pour la présidence de la République tunisienne, que l’on a envie d’emprunter sa formulation tout particulièrement éclairante de la problématique à venir du fait religieux dans les pays arabes :

« La Tunisie et le monde arabe sont capables d’être gouvernés au centre par des laïcs modérés et des islamistes modérés. Ces gens-là existent, ce sont eux qui vont faire l’histoire de ces pays. » (Puchot 2012, p. 167)

Islamistes et laïcs, contrairement à ce qui s’écrit souvent sur la rive nord, peuvent parfaitement gouverner ensemble. Moncef Marzouki a également énoncé les termes d’une querelle étrangère dont il souhaitait protéger l’arène tunisienne :

« Pour nous, le danger fondamental, c’est une guerre idéologique transposée de l’idéologie franco-française de la guerre sainte entre les curés et les gens qui possèdent les Lumières. On ne veut pas de cela. »

La prise de position de celui qui allait devenir le chef de l’État tunisien rend compte d’abord avec réalisme de cette configuration entre religion et politique, laïcs et islamistes, dont il personnifie aujourd’hui l’instauration dans le monde arabe. Elle éclaire également les raisons qui continuent à bien des égards à empêcher le regard extérieur d’aborder ce moment de l’histoire arabe avec le minimum de distance requise.

Voilà donc, très vraisemblablement, le monde arabe bientôt gouverné par son « centre » islamiste et laïque. Ce centre exclut à la fois la composante sectaire et radicale du courant islamiste et donc une large partie au moins de la mouvance salafiste. Mais il isole tout autant la composante « éradicatrice » de l’intelligentsia arabe, surreprésentée dans les médias européens, et dont les partisans n’ont en fait pas réussi, lors de l’élection de l’Assemblée constituante, à mobiliser plus de 3 % des suffrages.

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L’affaiblissement des islamistes comme prix de leur victoire ?

Si la longue marche des islamistes vers le pouvoir s‘achève avec leurs percées électorales, acquises en Tunisie ou en Égypte, et pressenties presque partout ailleurs dans la région, il reste à souligner le paradoxe de cette avancée : la participation des islamistes au pouvoir va inévitablement commencer à éroder la capacité de mobilisation – identitaire et « réactive » (Burgat 1988 et 2006) – de la référence islamique sur laquelle ils ont fondé leur succès. En d’autres termes, la victoire en cours des islamistes, si elle se confirme et se généralise, va probablement signaler… le commencement de la fin (si souvent annoncée prématurément) de l’islamisme !

Le fils d’un manifestant syrien invoque Dieu (Ya Allah !)

À quel rythme cette page est-elle susceptible de se tourner ? Rappelons d’abord que celle de l’option « théocratique » appartient en fait déjà au passé. À l’exception des réminiscences, en Iran, du magister constitutionnel du wilayat al-faqih (qui fait que le principe de la souveraineté divine côtoie encore celui de la souveraineté populaire), les expressions institutionnelles de la victoire islamiste n’impliquent aujourd’hui aucune atteinte aux exigences de la séparation du religieux et du politique.

À la différence des monarques saoudiens ou marocains, dont la présence dans l’arène politique n’a toutefois jamais posé de problème aux plus laïques des dirigeants occidentaux, les formations politiques marquées par l’expérience des Frères musulmans, en passe aujourd’hui d’accéder au pouvoir sur la rive sud de la Méditerranée, sont toutes acquises à l’idée que leur légitimité est seulement démocratique et que leur exercice du pouvoir sera strictement civil.

Mais, à mesure qu’elle perdra les attraits du fruit longtemps défendu, c’est plus encore l’attractivité même de la référence religieuse qui va commencer à se relativiser. Il est encore difficile de dire à quel rythme et dans combien d’années son inexorable « démonétisation » bouleversera une nouvelle fois le marché des idéologies politiques. L’histoire de la lointaine Indonésie (Madinier 2011) tout comme celle de la Turquie d’Erdogan recèlent d’utiles repères permettant d’imaginer le calendrier de ce lent processus : pour s’y faire réélire, les dirigeants des partis islamistes au pouvoir ont dû compter sur les succès, en l’occurrence bien réels, de leurs politiques économiques et sociales bien plus que sur l’« islamité » du lexique qui leur avait servi pour les énoncer.

Dans leurs discours, une fois la victoire acquise, cette référence islamique a eu d’ailleurs régulièrement tendance à s’estomper. L’évolution de l’Iran contemporain incite toutefois à une certaine réserve. Le « régime des mollahs » est le premier à avoir été, il y a plus de trente années maintenant, en mesure de capitaliser sur les deux composantes (le « Vive Dieu » mais également le « À bas l’Occident ») de l’affirmation identitaire qui est au cœur de l’alchimie islamiste. Il ne tire plus aujourd’hui que très partiellement parti de l’ « islamité » de son lexique.

De plus en plus, derrière l’arbre identitaire ou « sous le voile » de l’islamité n’apparaît en fait vraiment clairement à l’observateur du vaste paysage islamiste que la réalité à la fois bien banale mais tout autant… terriblement complexe du politics as usual. Force est toutefois de constater, n’en déplaise à ceux qui annoncent régulièrement l’effondrement du régime de Téhéran, qu’aucun printemps ne l’a sérieusement menacé et qu’il n’en finit pas de… perdurer !

De plus, jusqu’à ce jour, la principale alternative idéologique oppositionnelle n’est pas représentée par une mobilisation « anti-islamique » ou explicitement irréligieuse. L’assise idéologique de l’opposition au président Ahmadinejad, présentement aux mains de militants qui ne sont pas des partisans du shah mais bien (comme Hossein Moussavi par exemple) d’anciens « héros de la révolution islamique », n’est pas l’exclusion de la référence religieuse mais, seulement, sa réinterprétation. Seraient-ils en perte de vitesse, les chantres de la mobilisation identitaire de l’Islam peuvent enfin compter sur les services des populistes européens, prompts à criminaliser chez eux la référence islamique et donc, en bonne logique réactive, à la valoriser chez leurs alter ego musulmans.

En terre « musulmane », si son effacement progressif est, à terme, prévisible, la référence religieuse devrait donc continuer encore longtemps à être intimement mêlée à la recette de la mobilisation politique.

Références

Pour citer ce billet : François Burgat, « Après les « printemps » : quel avenir pour « l’Islamisme » ? », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypothèses.org), 23 juillet 2012. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/4029
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