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Antisémitisme et communautarisme : des abcès à crever

Un article sur Internet
publié sur le site oumma.com-
concernant les “(nouveaux) intellectuels communautaires” a provoqué une vive polémique (Le Monde du 11 octobre).

Critiquer l’attitude communautariste et pro-israélienne d’un certain nombre d’intellectuels (juifs mais pas uniquement : je savais que Pierre-André Taguieff ne l’était pas, contrairement à ce que le déficit de ma formulation laissait entendre) n’a pas eu l’heur de plaire. Quelques réactions, minoritaires mais très médiatisées, ont été passionnées, mais la plupart des voix qui se sont exprimées ont relevé que s’il n’y avait pas là d’”antisémitisme”, le texte était “maladroit” et tombait bien mal à quelques semaines du Forum social européen (FSE), soupçonné, parce que trop propalestinien, de faire le lit de la nouvelle judéophobie. Voire.

En France, m’a-t-on rappelé, on ne peut parler d’”intellectuels juifs” sans risquer, contrairement aux Etats-Unis, de prêter le flanc au soupçon d’antisémitisme. Or la France a changé, et devant le danger des replis communautaires il devient impératif de clarifier les positions respectives. La présence de millions de Français ou de résidents d’”origine immigrée” est en train de transformer la psychologie collective de la société et exige que nous abordions cette question de front. Le conflit israélo-palestinien a désormais des résonances très fortes jusque dans les cités françaises, et il faut en tenir compte.

Certains intellectuels pro-israéliens, craignant l’émergence de revendications publiques propalestiniennes (avec parfois des expressions antisémites), agitent le spectre de la “nouvelle judéophobie”. S’ils ont raison de dénoncer cette dernière, il reste que, par certains de leur excès, ils poussent les juifs de France à développer des réflexes de peur et alimentent en eux le sentiment d’appartenance prioritaire à la “communauté juive”.

L’apparition de cette logique communautariste est malsaine et prend en otage les Français qui pour s’affirmer juifs n’en sont pas moins des critiques de la politique israélienne. Ils sont les premiers à se plaindre de la monopolisation abusive de la parole par “quelques institutions et hommes publics” et d’un chantage à l’antisémitisme ou à la traîtrise. Dans Le Monde du 16 octobre, ils ont exprimé “une autre voix juive”, contraints, avancent-ils, à cause de l’atmosphère qui règne en France, de “revendiquer la part juive de leur identité personnelle” afin de se démarquer des partisans inconditionnels de la politique israélienne. Leur démarche est fondamentale : face à ceux qui, par crainte ou stratégie, appellent au repli identitaire, ils sont, paradoxalement, obligés de revendiquer leur identité juive afin de mieux la dépasser dans l’expression de la citoyenneté française. Ils exigent, en son nom, la condamnation de toutes les formes d’oppression.

Parallèlement on assiste, parmi les Français d’”origine immigrée” et/ou musulmans, à des phénomènes apparemment similaires mais dont les causes sont très différentes. Force est de constater qu’un certain type de communautarisme prend corps parmi ces populations. L’erreur serait d’y voir un phénomène exclusivement identitaire et religieux. Si son expression passe souvent par l’une ou l’autre de ces revendications, c’est d’abord à cause de la façon dont la société elle-même identifie ces populations, les parque dans des ghettos urbains et scolaires, et les pousse à une certaine représentation d’elles-mêmes.

Dans un collège où près de 50  % des élèves sont “musulmans”, comment penser qu’ils se percevront autrement ? Le communautarisme dont il est question est d’abord économique et ses manifestations concrètes sont le chômage, la discrimination à l’emploi, à l’habitat, à l’instruction comme au faciès. La double dimension culturelle de l’origine arabe et de l’islam joue certes un rôle qui s’ajoute aux réalités économiques mais qui ne les remplace ni ne doit les cacher. Le phénomène est complexe et exige des approches qui différencient les causes sociales, économiques et religieuses.

Les Français d’”origine immigrée” et musulmans ne sortiront des ghettos qu’à la double condition d’une réforme profonde de la politique économique, sociale, urbaine et éducative, en même temps que d’une reconnaissance du fait qu’il existe un réel problème en France vis-à-vis de l’islam, toujours considéré comme une religion étrangère.

La bonne nouvelle de ces dernières années est l’apparition de nouveaux cadres qui sont de plus en plus partie prenante de la société civile, qui s’y expriment et y agissent en tant que citoyens. Le processus est forcément lent et difficile car le terrain est nouveau et la confiance reste à construire. Le cas des partenariats du FSE est exemplaire : des acteurs issus de l’immigration (les plus touchés par la paupérisation sans être les seuls) s’engagent désormais et certains le font en revendiquant leur appartenance musulmane. Cette revendication choque (alors qu’elle ne choque pas pour les chrétiens) parce qu’elle donne l’impression d’être une identité trop exclusive : on craint l’entrisme et l’infiltration d’une pensée communautariste. Or c’est le phénomène inverse qui est en train de se produire : à l’instar des partisans de “l’autre voix juive”, qui réaffirment leur identité pour mieux pouvoir la dépasser, les acteurs musulmans expriment la réalité de leur appartenance religieuse (au sens de la “communauté spirituelle”) pour accéder, sans se renier, à une citoyenneté fondée sur les valeurs communes (opposée au communautarisme).

Ils sortent des ghettos, et si ceux qui s’engagent dans le FSE ne sont pas représentatifs de l’ensemble des populations subissant la discrimination (ils ne l’ont jamais prétendu), ces acteurs peuvent néanmoins jouer un rôle de pont entre deux univers socioculturels.

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Un pont n’est pas l’autre rive, mais il y mène. Si, de surcroît, ces acteurs parviennent à dépasser la seule identité religieuse pour épouser les combats globaux contre la mondialisation néolibérale, les multiples formes d’injustices, l’oppression des femmes, alors les partenariats qui sont à l’œuvre aujourd’hui sont riches de promesses universalistes.

Il faut oser crever des abcès et questionner les non-dits dangereux. Il y a aujourd’hui des intellectuels juifs comme musulmans qui poussent les membres de leur communauté à se définir contre les autres, enfermés dans leur ghetto intellectuel, ethnique ou religieux et dont la lecture du monde est périlleuse pour notre avenir commun. Il faut les critiquer, et c’est ce à quoi je me suis sciemment engagé en ouvrant ce débat : il fallait à mon sens le faire maintenant, avant le FSE, en regardant en face l’état de la France sans chercher à éviter les vraies questions (sous peine, à terme, de faire le lit des thèses d’extrême droite).

Le forum des altermondialistes ne doit pas être un rassemblement durant lequel on s’aveuglerait sur les courants contradictoires qui le constituent : ce débat nous concerne tous et chacun doit contribuer à l’évolution des mentalités en préservant cet équilibre fondé sur une diversité forte parce que prête à toutes les confrontations d’idées constructives. Déjà, on voit apparaître des acteurs qui se trouvent devant ce paradoxe de devoir revendiquer leur appartenance spécifique aux fins de la dépasser.

Pour “l’autre voix juive”, il s’agit de lutter contre la confiscation de la parole par ceux qui voient de l’antisémitisme derrière toute critique d’Israël et considèrent le monde sous ce seul angle.

Pour “l’autre voix arabe et/ou musulmane”, il s’agit, contre toutes les nouvelles tentations racistes et islamophobes, de faire respecter leur origine et/ou leur religion, de s’ouvrir aux luttes politiques communes en refusant l’enfermement communautariste, vers lequel on les pousse insensiblement (que certains d’entre eux acceptent) par l’exacerbation de faux débats passionnés et politiciens, et d’oser la critique des dictatures et des extrémismes islamiques. Le FSE doit être le moment de cette rencontre entre citoyens de tous horizons : les débats ont déjà commencé, la confiance n’est pas acquise, mais au moins on se rencontre et on apprend à mieux se connaître. Passage difficile mais obligé.

Le FSE doit refuser d’être la plate-forme où s’expriment les judéophobes ou les islamophobes ; il ne doit être, en soi, ni propalestinien ni anti-israélien. A l’heure où s’entendent les propos inacceptables de Mahatir, le FSE doit refuser les expressions de racisme et être un espace où toutes les injustices sont dénoncées : de la Russie à la Chine, de l’Arabie saoudite à Israël, des bidonvilles aux banlieues. Sans distinction. Qu’importe d’où viennent les individus, qu’importe leur culture ou leur religion si, dans leur volonté commune de changer le monde, ils refusent de façon déterminée de différencier les victimes et de distinguer les bourreaux.

Publié par le journal Le Monde, le 28/10/2003

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