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A quoi jouent les Américains en Indonésie ?

Les déclarations obscènes de Condoleeza Rice qualifiant le tsunami de « merveilleuse opportunité pour les Etats-Unis » pour redorer leur blason sur la scène internationale, la visite de Paul Wolfovitz -dont la fibre « humanitaire » avait, jusque là, échappé à tous les observateurs !- en Indonésie et les propos de ce dernier à cette occasion confortant les menées répressives de la hiérarchie militaire indonésienne à l’égard de la province d’Aceh, amènent à s’interroger sur ce que l’administration de Washington manigance dans la région.

La province septentrionale de Sumatra étant une des principales régions pétrolières de l’archipel, est-ce un hasard si, comme par une sorte de réflexe automatique, l’odeur des hydrocarbures a fait accourir en hâte l’armada yankee ? La mobilisation de porte-avions et d’une flottille d’hélicoptères, qui n’a pas eu lieu lors d’autres catastrophes naturelles sur des théâtres beaucoup plus proches des USA -on peut évoquer ici les cyclones ayant dévasté récemment la Caraïbe-, laisse à penser que, par delà la surenchère réelle marquant les rivalités internationales dans la course à la visibilité humanitaire, des arrière-pensées stratégiques ont présidé à cette décision d’intervenir en Aceh.

Les médias se sont complus à accréditer l’idée que l’assistance américaine aux rescapés du séisme et du raz de marée visait à estomper la réputation négative des Etats-Unis dans le monde musulman, en transformant l’image de chien policier de l’Oncle Sam en celle d’un brave Saint-Bernard secourant les victimes, fussent-elles musulmanes…

On aurait donc là affaire à une habile entreprise de communication, tentant de démontrer que l’administration Bush n’est pas islamophobe ni raciste, puisque venant au secours du plus grand pays islamisé de la planète.

Cela ne peut, bien évidemment, que convaincre que les naïfs. Et les ignorants.

Car le reflux du tsunami, par delà la désolation qu’il a généré, a permis de révéler à la face du monde la situation qui prévaut depuis des décennies dans cet endroit perdu des Tropiques qui n’a jamais intéressé que les firmes avides des richesses de son sous-sol. L’absence quasi-totale d’infrastructures a décuplé l’impact des destructions et rendu les réponses de première urgence aléatoires, à tel point qu’il a fallu plus d’une semaine pour que soit mesurée l’ampleur de la tragédie, les quelques milliers de morts annoncés les premiers jours dépassant par la suite la centaine de milliers. Et c’est au moins 5% de la population totale d’Aceh qui aurait été anéantie dans la catastrophe.

L’ampleur de ce désastre ne peut qu’avoir des conséquences politiques et sociales. Il a révélé l’état d’absence ou de délabrement des structures locales de base, état d’autant plus affligeant et inacceptable pour la population que cette province indonésienne est riche mais que ces richesses ont été quasi-totalement1 drainées vers Djakarta. Ce pillage a nourri les velléités indépendantistes de la province qui s’expriment depuis plus d’un quart de siècle au travers d’une guérilla brutalement réprimée. Etat d’exception, couvre-feux, tortures et massacres jalonnent la vie quotidienne des Achinais. Des milliers de « suspects » disparaissent tandis que des dizaines de milliers d’autres tentent de trouver refuge en Malaisie proche où les autorités de Kuala Lumpur les maltraitent2 voire les livrent aux autorités indonésiennes.

Le mouvement indépendantiste dont l’organisation la plus connue est le GAM (Gerakan Aceh Merdeka ou Mouvement pour Aceh libre) s’est vu accoler des épithètes le stigmatisant sans appel comme un mouvement d’inspiration fondamentaliste. S’il est vrai que le séparatisme local a puisé dans l’Islam une des ressources de sa cohésion et que les divers salafismes ont inspiré une architecture rhétorique3 à cette résistance locale face au pouvoir javanais central, réduire ce conflit à un antagonisme entre un fondamentalisme musulman et une autorité étatique qui serait championne de la sécularisation – ne parlons pas ici de laïcité car les principes du pancasila qui structurent l’idéologie officielle de l’Indonésie sont loin de manifester une quelconque tolérance à l’égard des croyances des divers peuples aborigènes de l’archipel – s’apparente à une imposture. Nul ne peut ignorer comment le régime du dictateur Suharto, mis en place avec la complicité des USA en 1965 dans un bain de sang rarement vu dans l’histoire4, a instrumentalisé, parfois avec succès, des mouvements musulmans réactionnaires, généralement javanais, dans le but de contrer l’essor des revendications populaires. Aussi présenter les indépendantistes achinais comme des « intégristes », un terme ouvrant la voie à toutes les confusions, permet d’occulter comment la manipulation du champ religieux a été effectuée de façon délibérée par les pouvoirs en place à Djakarta. Comme ailleurs, il y aurait de « bons » fondamentalistes, ceux qui servent le système et des « mauvais » qui s’y opposeraient, indépendamment des motivations et des idéologies qui les animent5.

Cette diabolisation du GAM comme étant une manifestation d’un Islam fanatique et obscurantiste avait l’avantage de camoufler les problèmes réels de la région septentrionale de Sumatra. D’autant plus que le spectre d’un possible éclatement de la république d’Indonésie hante toujours des esprits qui ne peuvent concevoir la nation que comme un tout homogène et fortement centralisé. Fédéralisme et démocratie (dans l’acceptation citoyenne et sociale de ce terme) n’ont jamais dépassé le stade d’une épisodique et timide incantation rituelle.

Cette stigmatisation du mouvement achinais n’était guère entendue, avant le 11 septembre 2001, hors du cadre de l’Indonésie -bien que parfois reprise au sein de l’ASEAN soucieuse de ne pas s’ingérer dans les affaires intérieures des pays membres et de ne pas se mêler de leurs conflits internes6. Mais avec la croisade mondiale lancée par Washington contre le spectre du « terrorisme islamique », le GAM s’est trouvé être étiqueté comme une organisation « terroriste » et des supputations sans grande consistance l’ont même décrite comme ayant des accointances avec l’insaisissable et fantasmatique réseau « Al Qaeda » puis, après l’attentat de Bali, avec la polymorphe et énigmatique « Jemaa Islamiya ».

Ces amalgames hâtifs permettent de faire l’économie d’une analyse en profondeur de ce qui se présente comme une « identité » achinaise, analyse qui investirait les registres économiques, sociaux, politico-historiques, culturels et religieux. En réduisant à cette seule dernière dimension l’enjeu du conflit, il est alors aisé de justifier l’injustifiable, c’est-à-dire la mise en coupe réglée de toute une région et de sa population.

Bien avant la catastrophe du 26 décembre, c’est dans un black-out total que l’armée indonésienne pouvait mener une sale guerre. Mais les ravages du tsunami ont contraint les autorités de Djakarta d’entrouvrir la zone aux journalistes et aux organisations (véritablement) humanitaires. Bien que cantonnés et soigneusement contrôlés, ceux-ci n’ont pu que découvrir l’étendue du drame sur place, par delà la seule tragédie produite par la catastrophe naturelle. L’ampleur de celle-ci a imposé, à ces témoins extérieurs, de s’interroger sur l’état de la province. Face à ces questionnements, bien que balbutiants, l’armée a aussitôt décidé de ne plus laisser ces observateurs sur place, leur enjoignant d’avoir à quitter la zone. Dans le même temps, la hiérarchie militaire indonésienne s’est empressée de profiter de l’occasion de la catastrophe, de la fragilisation de la société achinaise qui en résultait, pour intensifier sa répression. Dans les trois semaines suivant le tsunami, c’est plus d’une centaine de présumés séparatistes qui a été tuée, sans parler des arrestations massives, du quadrillage systématique et des déplacements forcés de population. Plus de 40 000 soldats ratissent le pays : soit plus d’un pour cent habitants !

Pendant ce temps, au large, la flotte américaine joue aux Saint-Bernards. Les hélicoptères de l’US Navy font leurs rotations « humanitaires », écoulant les surplus alimentaires des Etats-Unis. La « charité » yankee se déploie sur les rivages suppliciés, sous l’œil des caméras.

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Cette entreprise « charitable » en camoufle une autre : une complaisance, pour ne pas dire une complicité, avec le sinistre travail de « nettoyage » qu’à l’intérieur des terres mènent les commandos de l’armée indonésienne.

En jouant le rôle de paravent pour cette répression massive, que cherche le Pentagone ? S’agit-il seulement de profiter de « cette merveilleuse opportunité » que fut le tsunami pour laisser les mains libres aux dirigeants indonésiens afin d’en finir avec une province rebelle, au nom d’une convergence d’intérêts face à ce qu’ils perçoivent comme une insurrection « fondamentaliste » ? D’envoyer par là même un message « musclé » à d’autres mouvements (musulmans) en lutte dans la région, que ce soit à Mindanao7 ou dans le sud profond de la Thaïlande, ce qui serait parallèlement un signal aux régimes en place dans ces pays qu’ils doivent se rapprocher encore davantage de Washington ? Mais aussi, à l’égard de Djakarta, de monnayer ce rôle de paravent en Aceh dans un deal exigeant des dirigeants indonésiens une répression accrue de tous les mouvements qui, dans l’archipel, s’opposent à la politique impérialiste des Etats-Unis, permettant d’en finir avec ce que Washington concevait comme une politique trop laxiste dans la chasse aux sorcières, telle qu’elle était imputée à la présidence de Megawati Sukarnoputri ?

La « merveilleuse opportunité » qu’a décelé la nouvelle Secrétaire d’Etat américaine aux Affaires étrangères dans l’horreur de la catastrophe naturelle ne semble donc pas être, hélas, un simple lapsus malheureux…

Notes :

1 Les revenus pétroliers, selon diverses sources, ne bénéficieraient que pour 2,5 à 3% à l’économie locale, avec, en outre, une ponction de la part des milieux affairistes liés à l’armée.

2 La Malaisie n’a jamais ratifié la Convention internationale sur les réfugiés de 1951 et ne reconnaît pas le droit d’asile. Sur les problèmes des réfugiés achinais en Malaisie, voir le rapport de l’ONG SUARAM du 6 & 7 novembre 2003 dans le cadre de Forum-Asia à Chiang Maï (Thaïlande)

3 C’est à Sumatra que le réformisme musulman a vu le jour au début du XXème siècle.

4 Entre 500 000 et un million d’Indonésiens furent massacrés, hommes, femmes et enfants, dans les mois suivant le coup d’Etat d’octobre 1965, sous prétexte qu’ils étaient communistes, syndicalistes, ou tout simplement démocrates.

5 Ce « bien » et ce « mal », chers au manichéisme bushien, n’ont rien à voir avec le référent religieux. Talibans ou Saoudiens wahabbites n’incarnant le « mal » que s’ils sont soupçonnés de pouvoir menacer l’approvisionnement en pétrole.

6 Notons toutefois que la Thaïlande, alors sous direction du parti démocrate, accepta d’envoyer des troupes dans le cadre des Nations Unies pour gérer la transition vers l’indépendance du Timor Oriental.

7 Notons que début janvier, des accrochages violents ont eu lieu mettant aux prises l’armée philippine et les combattants du MILF (Moro Islamic Liberation Front) et que la vague d’attentats dans les provinces méridionales de la Thaïlande n’a pas cessé après le 26 décembre.

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