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A propos du film « Indigènes »

Oublier d’où l’on vient et qui l’on est, même pour deux heures, n’est jamais facile mais c’est ce que j’ai tenté de m’imposer en allant voir le film « Indigènes » de Rachid Bouchareb. J’ai essayé, autant que possible, de me forcer à avoir des préventions à l’encontre de ce qu’auraient pu être mes… propres préventions – celles engendrées par un vécu d’Algérien né et élevé en Algérie au lendemain de l’indépendance. J’ai aussi essayé d’éviter d’être influencé par le vacarme habituel qui accompagne toute sortie cinématographique ou littéraire. En effet, avant de voir un film, ou d’entamer un livre, j’essaie d’ignorer le plus possible tout ce qui a été écrit ou dit à son propos. C’est d’ailleurs une règle d’hygiène que je conseille à toutes et à tous et c’est pourquoi je recommande, à celles et ceux qui n’ont pas encore vu « Indigènes », d’arrêter là leur lecture et de la reprendre un fois le film vu, et pourquoi pas, revu.

Pour autant, il m’a été impossible de passer outre l’accueil pour le moins hostile qui a été fait à ce film en Algérie et c’est le sens de mon souci d’éviter de le regarder avec, justement, un œil algérien. Alerté par les critiques de mes confrères algérois, irrité par l’affaire du visa refusé à Jamel Debbouze par les autorités algériennes alors qu’il devait assister à la première du film à Alger, je suis entré dans la salle au grand écran en me répétant ces mots : « oublie l’Algérie, ce n’est qu’un film et juge-le pour ce qu’il est : une œuvre de fiction ».

En me disant cela, j’avais à l’esprit les propos de l’historien Mohammed Harbi, ou plutôt ses regrets quant à la manière violement hostile avec laquelle lui et plusieurs militants nationalistes algériens réagissaient dans les années 1950 aux romans de l’écrivain Mouloud Mammeri : pas assez engagés, affirmaient-ils, pas assez révolutionnaires. Déjà, et cela n’a guère n’a changé depuis, le nationalisme sourcilleux et exacerbé, dictait les normes, ordonnait l’orientation des critiques et définissait les dimensions artistiques et esthétiques. Ceci étant dit, que l’on me permette de m’interroger sur la nature actuelle de ce nationalisme qui s’en prend à un film jugé peu critique vis-à-vis de la période coloniale mais qui reste étrangement silencieux lorsqu’un Donald Rumsfeld est accueilli à bras ouvert à Alger…

Parler du film et que du film

Mais revenons au film. Disons-le tout de suite, c’est une fiction assez réussie, agréable à suivre malgré quelques longueurs et digressions qui nuisent au rythme de l’action. J’ai aimé ce film où l’émotion prend le spectateur à la gorge au moment où il s’y attend le moins. Je ne vais pas vous infliger des commentaires d’ordre technique – j’en serai bien incapable – mais j’ai aussi aimé sa musique, propre à cette époque, ainsi que sa lumière y compris lorsqu’il se déroule dans les forêts alsaciennes. Montrer le courage résigné d’hommes ordinaires n’est jamais chose facile. Décrire une nuit de veille avant le combat, la violence d’une embuscade ou la terreur d’un soldat traqué par l’ennemi, sont des passages obligés pour nombre de films de guerre et, dans tous les cas, Bouchareb y parvient parfaitement. De même, est-il très convaincu lorsqu’il rend compte de la religiosité tranquille voire naturelle des tirailleurs « nord’Af » ou du mépris dans lequel ils étaient tenus par leur hiérarchie.

A l’inverse, on se rend très compte vite, malgré la liste impressionnante de soutiens affichés au générique, que les moyens financiers n’étaient pas au rendez-vous de ce film ce qui le fait parfois plus tenir de la télévision que du cinéma. Dans les scènes de bataille, il y a bien des tirs d’artillerie, quelques mortiers et mitrailleuses sans compter plusieurs centaines de figurants mais on sent le caractère limité de la reconstitution. Si Rachid Bouchareb avait pu obtenir un budget comparable à ce dont un Ridley Scott ou un Olivier Stone ont l’habitude de disposer, alors cette impression désagréable de « juste à peine » n’existerait peut-être pas.

Une autre réserve concerne le choix des acteurs. Jamel Debbouze en tirailleur ? La vérité, c’est qu’on a du mal à y croire vraiment. Une astuce aurait peut-être permis de faire avec son infirmité en le présentant, dès le départ du film, comme étant l’ « ordonnance » du sergent pied-noir Martinez (excellent Bernard Blancan). De même, j’ai eu du mal à être convaincu par le personnage joué par Samy Naceri tant ses problèmes au quotidien transparaissent à l’écran (et de cela, je l’avoue, je n’ai pas pu faire abstraction).

Voilà pour ce film et, pour être franc, je ne saurai faire preuve de sévérité avec une fiction qui rend un tel hommage à des oubliés de l’Histoire. Qui avant Bouchareb a parlé de ces Africains qui ont contribué à la défaite des nazis ? En France, la Guerre d’Algérie et ses drames ont tout recouvert et l’on continue, le plus souvent, à se déterminer, à créer, vis-à-vis d’elle. Quand à l’Algérie, qui a jamais évoqué le rôle de ces soldats dont certains se sont ensuite battus en Indochine ? J’ai moi-même découvert, par hasard, que l’un des mes oncles avait fait toute la campagne italienne, arrivant même jusqu’en Allemagne avec son unité. Lui a-t-on jamais tendu un jour un micro ? Et de mémoire de journaliste, je n’ai que rarement entendu ou lu les souvenirs ou commentaires de cette guerre de la part d’un Ahmed Ben Bella qui, pourtant, fut décoré pour son comportement au feu dans la bataille des pitons italiens.

De plus, je ne peux qu’avoir de la sympathie vis-à-vis d’une fiction cinématographique qui offre un clin d’œil appuyé à Terrence Malick et sa fine Ligne rouge (le vent dans les colline, les nuages qui glissent sur les pitons, Debbouze qui, instant végétal, hume une motte de terre dans une oliveraie de Provence,…).

Petite plongée dans l’agacement algérien

Essayons maintenant de comprendre les réactions critiques des Algériens, ou du moins de plusieurs médias et officiels – de nombreux spectateurs ayant, à l’inverse, visiblement apprécié le film. La critique majeure concerne le fait qu’ « Indigènes » insisterait trop sur l’attachement ou supposé tel des tirailleurs pour la France, une « mère patrie » qu’ils ne connaissaient pas. On touche, dans le cas présent, à l’un des dogmes du nationalisme algérien ou du moins de sa version d’après l’indépendance. Selon lui, les tirailleurs ne pouvaient être volontaires et ce n’est que par la coercition que les autorités de la France libre ont pu les obliger à s’engager.

Des indigènes disant « on va lutter pour ‘França’ » ? Impensable, difficilement acceptable dans un cadre où une vision manichéenne et toujours sans nuance prévaut. Non, dit la vision héritée du FLN, les indigènes étaient forcés à prendre les armes. Ils n’aimaient pas la France, ils subissaient son joug mais ils se sont battus parce que forcés à le faire. D’autres, ajoute cette parole qui continue à ne pas supporter la moindre contestation, se sont uniquement engagés pour une solde, pour échapper à la misère.

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Et il est d’autant plus difficile de parler de ces Algériens engagés de la Seconde Guerre mondiale que cela peut obliger à faire le lien immédiat avec les harkis et les raisons qui firent que ces dernières s’engagèrent aux côtés de la France dans sa guerre contre l’indépendance de l’Algérie. Et là, bien sûr, l’affaire se complique…

Il est plus que probable que ceux qui se sont engagés en 1943 pour l’amour de la France, de la liberté et d’autres beaux sentiments n’étaient guère nombreux mais cela ne suffit absolument pas pour discréditer le film de Bouchareb. Certes, ce dernier en rajoute un peu sur les « vive la France ! » clamés par les soldats indigènes mais c’est le tribut qu’il doit payer à la réalité actuelle et faisandée de la France où des personnalités, des intellectuels, de droite comme de gauche, travaillent à faire croire que les enfants d’immigrés sont la cinquième colonne potentielle et déjà agissante d’une internationale terroriste.

Dans le film de Bouchareb, on voit bien que Debbouze s’engage pour fuir « el-misiriya el-kahla », la misère noire. De même, le caporal Abdelkader (Sami Bouajila), est un bon exemple de ces engagés musulmans qui n’en pouvaient plus de l’injustice coloniale mais qui savaient aussi que le nazisme devait être combattu car ce n’était ni plus ni moins que le Mal – et de cela, quoiqu’on en dise aujourd’hui, ils avaient conscience. En entendant ce même caporal Abdelkader expliquer au sergent Martinez le pourquoi de son engagement – combattre les nazis – on pense bien sûr à ces « soldats des colonies » qui, plus tard, écoeurés par la duplicité des autorités françaises, rejoignirent le FLN. Mais j’ai également pensé à Frantz Fanon, engagé lui aussi dans la France libre au nom de la lutte contre le Mal nazi avant d’épouser le combat anticolonial.

Un film sans Algériens

En fin de compte, je pense que ce qui n’a pas plu aux Algériens dans le film de Bouchareb c’est qu’en réalité, ils en sont absents. Jamel Debbouze joue bien le rôle d’un Algérien mais il s’exprime en marocain avec un accent introuvable en Algérie y compris aux confins de la frontière ouest. Le caporal Abdelkader, s’exprime en Tunisien, et, malgré tous ses efforts, Roschdy Zem (Messaoud), n’arrive pas à masquer son accent marocain. De fait, dans tout le film, il n’y a pratiquement aucune expression typiquement algérienne. Détails futiles me direz-vous ?

Pas si sûr… Continuons. Au début du film, exhortés par un caïd ou un bachaga, des Algériens s’engagent et montent dans un camion sans rechigner ni se révolter. A l’inverse, Yassir, le personnage marocain joué par Naceri, décide de porter l’uniforme uniquement pour marier son frère et quand un officier français célèbre la bravoure de ses soldats, c’est à deux tribus berbères marocaines qu’il adresse ses louanges. En Algérie ce type de nuances différenciatrices ne passe jamais inaperçu et exacerbe, disons, une certaine susceptibilité régionale…

Il est vrai qu’on y est un peu excédé par tous ces films qui, censés se dérouler en Algérie, sont tournés au Maroc ou, moins souvent, en Tunisie, avec des accents et des costumes qui ne sont en rien algériens, cela sans oublier les fictions sur la guerre d’Algérie, comme par exemple « L’Adieu » de François Luciani (2003), où les combattants du FLN apparaissent comme des clones annonciateurs du GIA…

Mais, n’étant jamais mieux servis que par soi-même, tout cela n’existerait pas si l’Algérie, où soixante milliards de dollars dorment actuellement dans les coffres de sa Banque centrale, se décidait enfin à faire renaître son cinéma qui, en des temps déjà presque oubliés, lui faisait honneur à Cannes, à Venise ou Berlin.

J’ai donc vu Indigènes en essayant de remiser mes filtres algériens, lesquels, on a pu le constater, sont tout de même ressortis dès que j’ai tenté de réfléchir à ce film. Par contre, je n’ai pas mis de côté mon vécu français et c’est ce qui motive l’unique critique sérieuse que je vais formuler à l’encontre d’ « Indigènes ». Plutôt que de fustiger les « bons sentiments » qui, quelque part font ce film – comme ils font l’essentiel des grands films de guerre (à quelques exceptions près), je regrette en effet l’absence d’un personnage principal noir.

Il y a bien une scène, où ce que l’on devine être des tirailleurs sénégalais (lesquels, dans la réalité, étaient d’ailleurs souvent burkinabais) plantent le drapeau français au somment d’une colline prise aux Allemands mais ce n’est guère satisfaisant. J’ai conscience que cela aurait compliqué encore plus la tâche du réalisateur mais quand, au nom du « vivre ensemble », on décide de réaliser un film dont on souhaite qu’il ait un impact sur la situation actuelle de la France et de ses banlieues, on ne peut ignorer le sentiment croissant d’abandon et de sous-représentation des populations originaires d’Afrique noire mais aussi des Antilles. Je ne suis pas favorable aux quotas mais, parfois, très rarement, mais nécessairement, il est judicieux de composer avec toutes les susceptibilités.

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