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À propos du dernier livre de Xavier Ternisien sur les « Frères musulmans »

Lorsque j’ai appris que Xavier Ternisien préparait un livre sur les frères musulmans, je me suis dit qu’il serait intéressant de le lire connaissant la pratique assidue de l’éthique journalistique par l’auteur.

J’avais auparavant été déçu par la lecture des livres en français sur le sujet qui restaient trop superficiels et trop factuels, ne rendant pas compte des débats d’idées qui secouent l’organisation des frères musulmans depuis sa création. Je ne parle pas ici des caricatures d’enquêtes publiées ça et là, mais des ouvrages universitaires de référence sur le sujet.

Ainsi, en lisant le dernier livre de Ternisien, j’avoue ne pas avoir été déçu. Les dates et les parcours des fondateurs y sont parfaitement exposés, l’idéologie et la méthode d’Hassan Al Banna n’y est pas caricaturée, ni trop simplifiée, les grandes étapes du mouvement y sont. On y retrouve également l’écho de certains débats qui agitent encore actuellement l’ensemble des responsables musulmans, membres de l’organisation ou pas. L’auteur nous fournit un bon ouvrage de référence qui peut servir de base de travail aux chercheurs.

On peut ainsi mieux comprendre le succès d’audience de l’organisation des frères musulmans qui s’explique par une vision orthodoxe, souhaitant réconcilier la mystique de l’islam, la pratique religieuse et la gestion des affaires de la cité où chaque citoyen est appelé, selon cette organisation, à redevenir un acteur politique actif responsable de la paix sociale et de la bonne marche de sa société.

Cependant, le livre de Xavier Ternisien semble avoir pris le parti de n’exposer, de manière quasi exclusive, que l’opinion majoritaire de la direction actuelle des frères musulmans en Egypte, sans se pencher réellement sur les opinions divergentes qui se sont exprimées à l’occasion de débats qui ont secoué et qui secouent encore l’ensemble du monde musulman.

Je m’attendais par ailleurs à en apprendre davantage au sujet de la politique internationaliste de l’organisation à travers le “Tanzim al-dawli” (la structure de coordination internationale des différentes organisations nationales affiliées). Je me suis aperçu que l’auteur en savait encore moins que moi à ce sujet et que ce qu’il écrivait était une vision pour le moins simplifiée de la réalité.

Sayyid Qutb et la notion de « Takfir »

On peut regretter que l’auteur se lance dans une esquisse de la pensée de Sayyid Qutb sans la replacer dans son contexte historique et social. Ce qui donne des résultats catastrophiques dans de nombreux domaines, le “Takfir” en particulier.

Rappelons que le “Takfir” est le fait de jeter l’anathème sur quelqu’un, en le déclarant apostat alors qu’il se dit musulman. Il s’agit d’un acte extrêmement grave du point de vue islamique et surtout très lourd de conséquences. À lire Ternisien, on pourrait croire que cette notion a été inventée par Qutb, or il n’en est rien !

L’autorisation du “Takfir” dans l’islam vient d’une fatwa controversée d’Ibn Taymiyya du XIIIème siècle. À l’époque, les Moghols avaient conquis de vastes territoires musulmans qu’ils géraient de manière inique. Les populations musulmanes se révoltaient contre eux, mais leur révolte était désapprouvée par les savants musulmans au prétexte que les Moghols s’étaient convertis à l’islam et que les musulmans n’étaient pas autorisés à se soulever contre un gouverneur musulman, même s’il était inique.

Ibn Taymiyya considéra que les gouverneurs Moghols, en commettant ouvertement de “grands péchés” (les Kabaers, définis par la charia) sans s’en repentir publiquement, étaient d’eux-mêmes sortis de l’islam. Il était donc religieusement licite de les considérer comme non musulmans et de les combattre comme tout autre tyran, ce qui entraînait l’autorisation du Djihad contre les tyrans Moghols, et uniquement contre eux.

À mon humble avis, Qutb n’a fait que reprendre la fatwa d’Ibn Taymiyya pour l’appliquer aux dirigeants de son Egypte contemporaine, considérés comme corrompus, tortionnaires, et qualifiés d’ « athées ». C’est bien après sa mort que sont apparus des “savants” dont les fatwas servent de base aux mouvements takfiristes actuels tels que “Takfir oua Hijra”.

Il existe ainsi une différence notable entre le “Takfir” de Sayyid Qutb et celui d’Ayman al- Zawahiri, numéro deux d’ “Al Qaïda”, très proche de “takfiriser” tous ceux qui ne partageraient pas son opinion… Ternisien paraît entretenir la confusion sur ce point qui semble fondamental dans le débat entre les différents mouvements politiques musulmans contemporains.

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Un “Tanzim al-dawli ” idéal

Ternisien nous affirme dans son livre que le Tanzim al-dawli était une organisation secrète. J’avoue que c’est un détail qui m’avait échappé tant les positions de ses différents membres étaient connues et commentées à Peshawar dans les années 1980. Positions qui d’ailleurs s’exprimaient à travers des livres et des conférences largement publiques et tenues dans le monde entier !

Xavier Ternisien nous explique ensuite qu’il a réussi à obtenir des informations, forcément confidentielles, sur cette mystérieuse structure. Et qu’apprend-on ? Que le Tanzim a été relancé dans les années 70-80 par Mustafa Machhour, que le Tanzim s’interdit de susciter la création de structures concurrentes quand il existe déjà un “mouvement frère” dans un pays et que finalement, la structure actuelle s’essouffle faute de vision globale mondialisée.

Ayant été présent à Peshawar dans les années 80 au titre de l’aide humanitaire à l’Afghanistan en guerre, j’ai eu l’occasion, presque par hasard, d’entendre les échos des très vifs débats qui ont eu lieu entre les représentants du Tanzim et la résistance Afghane. Et, le moins que l’on puisse dire c’est qu’à l’époque, tout n’était pas que luxe, calme et volupté dans ces échanges.

Les dirigeants actuels des frères musulmans semblent avoir donné à Xavier Ternisien une version “soft” de la réalité historique, une sorte de “version de démonstration” intéressante, mais ne comportant pas toutes les fonctions du programme complet. En effet, il fait l’impasse totale sur le rôle de la révolution islamique d’Iran de 1979 et les négociations entre Machhour et Khomeyni qui ont suivi. C’est bien à cette période, que s’est concrétisée l’idée d’une République Islamique dont l’avènement a constitué le projet central, la “colonne vertébrale” du Tanzim al-dawli renaissant.

Si l’on ignore ce fait historique, on ne peut pas comprendre l’importance de l’investissement du Tanzim dans le conflit afghan à la suite de l’échec des négociations avec l’Iran chiite. Ternisien fait une impasse complète sur ce conflit et sur le rôle moteur d’Abdallah Azam comme intermédiaire entre le Tanzim et la résistance afghane. De la même manière, on ne peut pas comprendre les différentes positions des uns et des autres ni les tentatives concurrentes telles que celle du soudanais Hassan Al Tourabi, rapidement cité hors de son contexte.

Cette page de l’histoire reste à écrire loin des versions idylliques servies par la direction actuelle des frères musulmans.

Je ne m’étendrai pas non plus sur l’improbable machiavélisme que l’auteur prête aux dirigeants de l’UOIF, coupables selon lui d’avoir suggéré au Ministre de l’Intérieur français le nom de l’imam Bouziane pour qu’il soit expulsé.

Malgré certaines imprécisions, l’ouvrage de Xavier Ternsien, fruit de plusieurs années d’enquêtes journalistiques est sans conteste un livre de référence. Il constitue un bon fond de bibliothèque, tant pour les musulmans que pour les chercheurs ou tout amateur de clefs pour comprendre ce qui se passe dans notre “Orient compliqué”.

 

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