in ,

A l’école du voile…

I. Lorsque les anormaux deviendront les normaux.

Voici la première question que j’ai envie de me poser en me mettant à l’école du voile aujourd’hui :

Si la loi de 2004 prohibant le port de signes religieux ostentatoires dans les établissements scolaires de la République avait été un tant soit peu sincère, si l’intention des législateurs avaient bien été – comme ils voulurent s’en laisser accroire à l’époque – de voler au secours de la laïcité, n’auraient-ils pas tenté l’impossible, nos Grands commis de l’Etat, pour contrer les effets pervers que la promulgation de cette loi ne pouvait pas manquer – comme ils avaient pu le prévoir – de produire dans la société civile ?

Si la loi entendait davantage protéger l’école laïque que stigmatiser une minorité religieuse, le pouvoir n’aurait-il pas mis un point d’honneur à sensibiliser l’opinion sur le fait que l’Islam – malgré cette mesure d’exception – avait naturellement toute sa place à côté des autres religions dans le giron de République ?

De fait, la suite des évènements accrédita plutôt la thèse selon laquelle le texte de loi de 2004 n’a jamais eu d’autre vocation que de fournir un rouage supplémentaire au mécanisme de contrôle social ; de donner au processus d’exclusion culturelle une nouvelle impulsion.

Le discours dominant se densifie et se radicalise dans sa spécificité islamophobe, exerçant sur les musulmans une pression accrue, sans que rien ou presque ne permette à ces derniers de pouvoir affaiblir celle-ci ou contredire celui-là dans la sphère médiatique. On avait jusqu’ici tendance à se conforter dans l’idée qu’entre le rejet passif de la différence et la persécution en règle, il y avait un pas qu’une démocratie telle que la nôtre ne saurait franchir.

Mais alors que dans le cadre de la campagne de prohibition du port du voile à l’école (puis, six ans plus tard, du voile intégral dans l’espace public) le débat était resté confiné dans l’univers des grandes personnes, on assiste désormais avec les exclusions récentes de mamans voilées des sorties scolaires à une radicalisation de l’islamophobie : le pas vers la persécution vient peut-être d’être franchi de manière subreptice.

Une sortie scolaire en effet, pour un enfant, a tout d’une fête. Et qui, à bien y réfléchir, n’a rien d’une fête comme les autres. Une fête prenant aux yeux d’un enfant les couleurs joyeuses d’une école buissonnière organisée par l’école en personne. Et pour un enfant, en primaire, l’école a bien le statut et la valeur d’une personne ; c’est pour lui une figure tutélaire, une personne morale détenant la vérité ultime sur la vie, le bien, le mal, la vrai, le faux… L’école ne saurait donc lui mentir ni jamais commettre d’erreur.

Un écolier du premier degré ne saurait ainsi avoir du lieu précis au sein duquel il a bien conscience que se joue rien moins que son avenir dans la vie qu’une perception résolument positive. Ainsi, sauf exception, un enfant de primaire normalement constitué fait entièrement confiance à l’institution scolaire. Et si cette dernière décide d’exclure de la fête la maman de son camarade de classe Mûstafa, il se posera forcément des questions. N’est-ce pas l’âge où les enfants s’en posent – et en posent – de toute façon ? Il ne doutera donc pas du bien fondé de la décision de son institution de tutelle. Mais ne doutera pas non plus du fait que la maman de Mûstafa est – juste après la sienne peut-être– la plus gentille maman du monde.

Peut-être que sa maman, au petit Pierre ou au petit Louis venu lui demander des explications, se gardera, dans un premier temps, de lui dire les choses trop crûment. Il entendra parler de « valeurs », d’« Islam », de « République », mais rien, dans le fond, qui satisfasse son besoin de comprendre ce qu’il n’aura pas manqué, en dépit du respect qu’il voue à madame l’école, de ressentir comme une profonde injustice. Mais n’est-ce pas, comme on l’a vu, rien moins que son avenir dans la vie qui est en jeu ? Il faudra donc tâcher de garder le cap, en remontant au plus près du vent des euphémismes, en veillant, surtout, à ne pas commettre d’écart : c’est la maman de Mûstafa qui a tort et l’école qui a raison.

Seulement voilà, rien ne pourra venir éluder, dans l’esprit d’un enfant de cet âge, naturellement enclin à la curiosité, cette simple interrogation : qu’est-ce qu’elle a fait de si grave la maman de Mûstafa pour se retrouver ainsi exclue de la fête ?

Il finira par apprendre, au fils du temps et des questions, que la maman de Mûstafa n’y est pour rien et que c’est plutôt l’Islam, en tant que religion, qui pose problème. Le voile est un symbole d’oppression et la maman de Mûstafa est une victime ; les femmes qui le portent le font, la plupart du temps, parce leurs maris leur imposent, et cela, naturellement, est contraire aux valeurs de la République.

Et quand le petit Pierre demandera à sa maman pourquoi, si son mari est si méchant avec elle, la maman de Mûstafa est toujours si joyeuse quand il l’a voit le soir à la sortie des classes, on lui conseillera sans doute de ne pas trop se fier aux apparences pour l’initier à une autre dimension centrale du stéréotype islamophobe : l’Islam est une religion prosélyte, de la même manière qu’ils imposent le port du voile à leurs femmes, les musulmans ont toujours, quoiqu’ils fassent et quoiqu’ils disent, l’intention inavouée d’imposer leur religion moyenâgeuse à leurs compatriotes. On lui fera alors comprendre que c’est précisément cette intention que dissimulent le sourire et les bonnes manières de la maman de Mûstafa.

Symboliquement, bien sûr, ce n’est pas avec les valeurs de la République que le port du voile rentre en conflit ; mais avec l’extension totalitaire de la rationalité instrumentale (la technique). Dans le contexte d’une radicalisation accrue du capitalisme et de la dérive politique que cette radicalisation entraîne, le pouvoir se sert astucieusement de l’Islam (voile, guerre contre la terreur…) comme d’un levier médiatique pour achever sa transition vers un régime postdémocratique.

Dans ce contexte, affirmer qu’une pratique culturelle n’est pas conforme aux valeurs de la République n’a pas le moindre sens dans la mesure même où les dites valeurs doivent nécessairement s’appuyer sur une démocratie en bonne et due forme pour pouvoir s’autoriser de la chose publique. Or le libéralisme, dans la phase d’expansion qui est la sienne actuellement, travaille, précisément, comme chacun d’entre nous peut désormais s’en rendre compte, à la désactivation systématique des institutions et processus démocratiques.

Le philosophe allemand Jürgen Habermas (1), dans un ouvrage paru il y a quelques années (L’avenir de la nature humaine), évoquait la possibilité que le développement des biotechnologies secrète dans un avenir proche un « eugénisme négatif » apte à frapper d’obsolescence la philosophie et la vie des idées en général. A quoi bon, en effet, philosopher, quand on peut programmer génétiquement les caractères ?

Publicité
Publicité
Publicité

La technique – aujourd’hui théoriquement disponible – pour éditer l’être humain sous toutes ses facettes fait ainsi peser une lourde hypothèque sur toutes les formes traditionnelles de croyances. Habermas envisage la possibilité d’une civilisation où les hommes se retrouveront privés de leur capacité organique d’échanger des idées et de mettre en commun le produit de leur conscience pour méditer sur la société bonne ou le sens de la vie dans la mesure où la technologie génétique y aura subverti les fondements mêmes de leur terrain d’entente : l’identité de la nature humaine.

En dépit du fait que la législation actuelle persiste à interdire la plupart des applications de la science génétique, les moyens financiers dores et déjà mis en œuvre pour supporter la recherche dans le domaine des biosciences présagent que le consensus populaire sur lequel le pouvoir aux manettes de la démocratie médiatique a toujours plus ou moins besoin de s’adosser pour mettre en chantier les transformations juridiques requises finira tôt au tard par se former autour de l’impératif catégorique du progrès historique.

On ne saurait trop longtemps retarder le développement lorsque celui-ci, entraîné par le puissant couple moteur des lobbies industriels, ouvre aux humains la perspective d’une vie sans maladies, sans cancer, sans malformations, sans souffrance, sans vieillesse, et sans bouton sur le museau.

La question qui se pose aujourd’hui, à l’heure où les législations tiennent encore d’une main fébrile le couvercle sur la marmite du génie génétique, est donc la suivante : « sommes-nous moralement fondés pour emprunter la voie du transhumanisme ? » On peut déjà penser que la grande majorité finira par moutonner dans le sens de la marche et que la petite minorité qui aura regimbé à rentrer dans la ronde eugéniste tentera de se rallier, tant bien que mal, sous la bannière de cette parole oubliée des évangiles : « Que sert-il à l’homme de gagner le monde entier s’il vient à perdre son âme ? »

Les musulmans seront en tous cas demain, comme ils le sont aujourd’hui, minoritaires dans leur conviction que l’esprit humain est sacré et que le sacré, pour survivre, doit nécessairement intégrer toutes les dimensions de la vie – publiques et privées. Il est par ailleurs à prévoir que cette rupture entre les dites majorité et minorité se manifestera essentiellement dans l’apparence physique des individus.

C’est à ce point précis que le fameux clash de civilisation risque de se produire ; avec d’un côté les supers humains programmés pour durer, sans maladie, sans soucis et sans boutons sur le nez, et de l’autre côté tous les autres : musulmans, croyants, philosophes, artistes et poètes, qui, repliés dans le maquis de la status naturalis tâcheront d’armer leur esprit afin de résister à l’oppression et au mépris des transhumanisés.

Ce que nous vivons aujourd’hui n’est donc qu’un minuscule prélude à une nouvelle ère où la dialectique de la raison scientiste finira par se renverser objectivement en son contraire et deviendra folie (2). Une nouvelle ère politique qui sous couvert de promotion des libertés individuelles prépare une rupture d’équilibre sans précédent dans l’histoire, de la nature, de l’humanité et de l’âme humaine. Ainsi que le souligne avec lucidité le philosophe Bertrand Méheust : « la démocratie, telle qu’on la voit se mettre en place aujourd’hui est le système à travers lequel s’achèvera l’appropriation de la nature (et de la nature humaine) par la rationalité instrumentale ». (3)

Rien d’étonnant donc à ce que l’Islam soit actuellement l’objet d’un lynchage médiatique. A n’en pas douter, la raison en est qu’une voix émanant du plus profond de ses fondements normatifs refuse catégoriquement ce projet de transhumanisme libéral. Et au-delà de la tarte à la crème du voile perçu comme symbole de soumission à l’ordre patriarcal, ce de quoi le voile est assurément le symbole, dans la perspective que nous venons d’entrouvrir, c’est de l’insoumission à une monoculture fournissant à l’émergence de la nouvelle économie politique du margoulinat néolibéral son plus puissant substrat.

Le port du voile est ainsi le symbole de l’affirmation du droit de continuer de vivre normalement dans un monde en proie à tous les dérèglements.

Notes :

(1) Jürgen Habermas. L’avenir de la nature humaine, vers un eugénisme libéral ? Paris, Gallimard. 2002.

(2) Voir Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974.

(3) Bertrand Méheust, La politique de l’Oxymore, Paris, Editions La Découverte, 2009.

Publicité
Publicité
Publicité

Laisser un commentaire

Chargement…

0

Antoine Sfeir : la mise au point de René Naba

Le calvaire de deux citoyennes belges à Tel Aviv