Mon fils, vois-tu ces deux ou trois imbéciles qui tiennent le monde entre leurs mains.
Et, qui, dans leur extrême suffisance, se croient au-dessus de tous ?
N’en tiens pas compte ; dans leur candide ignorance
Ils appellent hérétiques tous ceux qui ne sont pas des ânes.
Omar Khayyâm, Les Rubbaiyates.
Contrairement à une idée reçue, le racisme en France n’est pas le monopole de l’extrême droite. Il est aussi, sous toutes ses formes, une partie significative du patrimoine politique récent – et des non-dits actuels ¬ de la gauche française. C’est ce que montre l’histoire de ses formations politiques, dès le congrès de Tours en 1920 (date de la création du Parti communiste français). Ce phénomène, perceptible au PCF et dans certaines organisations dites d’extrême gauche, est très prégnant au Parti socialiste. Il peine à se masquer derrière les grandes déclarations de fraternité récurrentes ou par la cooptation d’individus d’origine arabe pour servir de faire-valoir.
Les dérives racistes d’une certaine gauche française
Sur la question du racisme, certains courants de la gauche française, en terme d’héritage et de pratique actuelle, n’ont rien à envier aux conservateurs. Pour des formations se réclamant d’idéologies progressistes et humanistes, le constat est consternant. L’évolution récente, plus ou moins graduelle, vers les positions les plus réactionnaires du spectre politique est également une caractéristique remarquable de franges significatives du courant principal de la gauche française incarné aujourd’hui par le Parti socialiste. De tradition nationaliste, au sens le plus étroit du terme, celles-ci se réfèrent naturellement, en évitant de le proclamer ouvertement, davantage aux théories bellicistes et racistes d’un Jules Guesde qu’à l’internationalisme pacifiste de Jean Jaurès.
A une époque où les caricatures racistes fleurissaient sans susciter de réprobation, dans les années qui précédèrent la Seconde Guerre mondiale, l’incarnation historique de cette dérive a été Jacques Doriot. De la SFIO puis du PCF, il a évolué vers la droite nationaliste (PPF), pour finir dans la collaboration pure et simple avec le nazisme . Dans les années 1930, le doriotisme a constitué en France un véritable courant politique.
Plus près de nous, les leaders de la SFIO Guy Mollet et Max Lejeune, dont les portraits ornent encore les murs de certaines permanences du Parti Socialiste Français, ont été les exécuteurs sans âme d’une politique de guerre coloniale en Algérie, de compromission avec les puissances d’argent et les franges suprématistes de l’extrême droite.
Aujourd’hui, les mêmes inclinations national-populistes caractérisent un certain nombre d’acteurs de la gauche française, violemment anti-droits de l’homme, anti-arabes et anti-musulmans : ils reprennent en chœur un discours islamophobe qui ressemble à s’y méprendre à un antisémitisme de substitution. En effet, certains des cadres représentatifs de cette mouvance tiennent un discours voisin de celui de leurs notoires prédécesseurs des années 1930 et 1950, en utilisant parfois les mêmes formulations . Entre nationalisme myope, nostalgie de la grandeur perdue, racisme et détestation compulsive de l’islam, les proximités avec le discours antisémite sont plus qu’incidentes : il suffit seulement de remplacer juif par islam…
L’idéologie néo-doriotiste de cette gauche réactionnaire semble notamment véhiculée par une partie de la rédaction de l’hebdomadaire satirique Charlie-Hebdo. A l’origine non-conformiste et anti-bourgeois, ce périodique qui a révélé assez rapidement un antiféminisme vulgaire, se veut aujourd’hui le porte-voix décomplexé du discours islamophobe. Cette ligne éditoriale se fondant, selon ses auteurs, sur l’anticléricalisme traditionnel de la gauche française. Animé notamment par des figures vieillissantes de l’anarchisme soft de Mai 68, Charlie-Hebdo semble rechercher une seconde jeunesse en chassant sur les terres balisées et gratifiantes de la guerre contre les musulmans.
Pour ce périodique et nombre de chroniqueurs institutionnels de gauche, la réaction des « arabo-musulmans » aux caricatures anti-musulmanes publiées par un quotidien danois en septembre 2005 (et particulièrement relayées depuis) ne s’explique que par les tropismes fondamentalistes et les réflexes de repli identitaire fondé sur le religieux. Selon ces plumes inspirées, l’Islam, en panne d’aggiornamento, ne serait qu’une religion sclérosée pratiquée par des populations frustes et intolérantes, viscéralement hostiles à toute remise en cause d’une dogmatique médiévale, et imperméables à la modernité laïque et républicaine. Pour ces dessinateurs de presse, il s’agirait de hisser ces masses barbues et voilées vers la modernité en acceptant, comme pour les autres croyances, la dérision du sacré au nom de la liberté d’expression. Charlie-Hebdo se présente ainsi en tant qu’héritier, en ligne directe, des tenants de la « mission civilisatrice », venus éclairer les barbaresques d’Afrique du Nord. Avec les résultats qu’on sait.
Pour ces journalistes le contexte politique n’existe pas. Quid du discours globalisant sur l’islam, l’islamisme, le terrorisme islamiste, les Arabes, les attentats suicides, le foulard islamique… ? Des romans, essais, articles de journaux, émissions de télévision qui, par dizaines, s’évertuent de manière obsessionnelle à présenter de l’Islam et des musulmans l’image la plus repoussante possible ? Silence complet : de cela, il n’est jamais question.
En réalité, et tous les « basanés » le ressentent au quotidien, par ce bombardement médiatique multiforme, par glissements sémantiques successifs et par « tranquille » extension, tout ce qui est arabo-musulman se confond peu à peu dans une totalité stigmatisée car obscurantiste, menaçante, offensive, inassimilable, ontologiquement hostile à la France, à sa République, à l’Occident.
Tout ce qui peut nourrir la haine et renforcer la méfiance est entretenu jusqu’à la peur paranoïaque que l’on souhaite visiblement installer dans l’opinion. Exagéré ? Alors, pour ne prendre que deux exemples récents, comment interpréter ces campagnes de presse lancées sur la base de mensonges grossiers et de théâtralisation : l’agression sadique par des « jeunes » de banlieue sur une jeune mère de famille « blanche » dans le RER D en 2004, l’attaque du train Nice-Marseille en janvier 2006 par des « hordes de jeunes » voyous déchaînés ?
Au cours des émeutes qui ont agité les banlieues françaises en octobre et novembre 2005, tous les poncifs du discours de l’apartheid, les pires clichés racistes ont été entendus (« la faute à l’islam, la polygamie, les réseaux islamistes en action… ») et reproduits avec complaisance sur une large échelle.
Le terreau historique de l’islamophobie à la française
La société française n’est pas majoritairement raciste. C’est tout à son honneur, car elle est constamment travaillée au corps par des courants idéologiques et politiques qui le sont indubitablement. Cette réelle ouverture d’esprit de la majorité des Français contraste singulièrement avec celle des médias et d’une partie des élites politiques qui ont fait de l’Arabe, du Noir et d’une manière générale du musulman l’ennemi sournois investissant subrepticement les murs de la République.
Il n’est pas surprenant qu’un livre aussi remarquable que L’Islam imaginaire de Thomas Deltombe (La Découverte, septembre 2005) ait été délibérément ignoré par la plupart des médias qui « font l’opinion ». C’est qu’il détaille avec minutie, informations à l’appui, comment s’est fabriqué, depuis trente ans, une représentation men-songère de l’Islam et des musulmans à la télévision. L’art de la propagande ayant évolué, on prend garde d’éviter que l’objet désigné à la vindicte soit nommé collectivement et identifié globalement – la ficelle serait dangereusement grossière et trop visible. La mise à l’index est, au contraire, effectuée sur le registre de l’ellipse. Deltombe rappelle ainsi comment tout documentaire sur l’islam ou sur les banlieues est sempiternellement précédé d’appels sentencieux à « éviter les amalgames », à ne pas confondre la « majorité musulmane » sage et silencieuse et une minorité d’excités.
Après quoi, tout aussi sempiternellement… En avant les amalgames ! Il ne sera donc question que d’« intégristes », de « radicaux » et même de « jeunes » (sans autre précision, mais tous comprennent qu’il s’agit de jeunes Arabes des ghettos suburbains), lesquels, par association et par répétition dans le discours dominant, apparaissent comme une totalité indistincte, relevant d’une religion fanatique, globalement hostile et radicalement « non-intégrable ». Cette « réalité » fabriquée – constamment réitérée – fonde et entretient l’angoisse de l’opinion devant l’altérité adverse de l’islam et des Arabes, perçue comme absolument indissoluble dans la collectivité nationale.
Le terreau historique dans lequel l’islamophobie à la française plonge ses racines est très riche : de la fort longue colonisation de l’Algérie (la plus ancienne de toutes les puissances coloniales occidentales après celles du Portugal) et ses profonds traumatismes non-dits et non-réglés, à la présence durable en « métropole » de diver-ses populations de nationalité française mais d’origine « coloniale » qui fournissent le gros du contingent des exclus, en passant par les images dominantes du conflit israélo-palestinien où, au nom d’une neutralité de façade, bourreaux et victimes d’un ordre colonial sont renvoyés dos à dos – sans omettre le soutien déclaré des plus éminents représentants de la République française, de droite comme de gauche, aux despotismes arabes les plus sanglants.
Ces références contemporaines sont adossées à une sorte de fatras pseudo-historique où Charles Martel, les croisades et la prise de la Smala d’Abdelkader forment les soubassements d’un système de représentation d’une France mythique, à la pointe du combat contre le dragon musulman. Des marqueurs qui révèlent les strates d’une tradition arabophobe et antimusulmane formant le socle référentiel tacite du discours du mépris et de l’exclusion.
Jusqu’où conduira l’obsession anti-islamiste ?
Aujourd’hui, maints contempteurs d’Arabes dissimulent leur racisme derrière le pro-blème supposé de l’archaïsme islamiste, son intolérance générique et de son inca-pacité à accepter les normes modernes de la laïcité républicaine. La révolte des jeu-nes ne relèverait donc pas, cas unique, de l’explication sociologique et économique : ils se sont révoltés parce qu’ils seraient musulmans !
Les fondements idéologiques du racisme anti-arabe, omniprésents, rarement évoqués, expliquent le fait que l’affaire des caricatures soit présentée comme un événement isolé, un coup de tonnerre islamiste dans le ciel d’été de l’expression libre, n’ayant de singulier que l’ampleur des réactions qu’elle a suscitées. Ces réactions « disproportionnées », dégagées de tout contexte, relèveraient donc de l’irrationnel et ne traduiraient que l’émotion de croyants fanatisés devant un pur blasphème, une atteinte à un symbole sacré. Elles se situeraient donc en contradiction frontale avec des valeurs occidentales réputées consubstantielles à la francité et, depuis quelques temps, à l’« européanité », notamment la laïcité, l’égalité des sexes, la démocratie, le droit et aujourd’hui la liberté d’expression.
Toutes valeurs de la civilisation moderne implicitement déniées – car essentiellement étrangères – à l’Islam et, par extension « naturelle », à ceux qui procèdent, de près ou de loin, de l’arc culturel arabo-musulman.
Pour mémoire, ce sont là clairement énoncés, les arguments opposés par les milieux, de droite et de gauche, qui refusent l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. L’apparente superposition du religieux et du politique dans le continuum arabo-musulman est insupportable pour les défenseurs d’une laïcité intolérante. Souvent sincères, mais ayant du monde une vision déformée par le prisme du franco-centrisme, ils croient percevoir dans cet apparent mélange des genres dans la situation politique très différente des pays arabo-musulmans, caractérisée par l’étouffement des libertés et l’interdiction de l’expression politique, les prémisses d’un ordre théologique du monde. De fait, il y a peu à voir, et c’est le moins qu’on puisse dire, entre la situation politique française et celle prévalant dans les dictatures arabes. Il y a lieu de souligner, bien que ce ne soit pas l’objet de cette contribution, que la manipulation du religieux à des fins politiciennes est le fait, d’abord de régimes liberticides qui ont entretenu toutes les régressions pour conforter l’emprise sur des sociétés écrasées. Il s’agit donc là d’un rapprochement, à tous points de vue, rigoureusement invalide.
Bien sûr, comparaison n’est pas raison, et bien des différences nous séparent – heureusement – de la conjoncture politique des années 1930. Nombre de ceux qui, à gauche, sont embarqués dans la croisade furieuse contre le « social-islamisme » ou l’« islamo-fascisme » (et leurs complices « islamo-gauchistes ») protesteront d’ailleurs, sûrement sincèrement, qu’il n’y a aucun racisme anti-arabe dans leur en-gagement. Mais ce qu’ils ne voient pas, c’est que leur obsession anti-islamiste relève de la même posture psychologique et politique que l’obsession anticommuniste et nationaliste de Doriot hier. Et qu’à force de s’inscrire de plus en plus nettement dans le courant médiatique et politique dominant, celui qui met tout en œuvre pour que la prophétie du « choc des civilisations » se réalise effectivement, ils se rapprochent de plus en plus des positions des néoconservateurs américains en Irak ou des colons israéliens dans les territoires occupés. Comme le précurseur Jacques Doriot, une partie de la gauche française, par arabophobie et par aveuglement idéologique, semble dériver irrésistiblement vers la collaboration active avec les courants les plus rétrogrades, fascisants, de l’ultralibéralisme mondialisé.
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