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Le spectre du communautarisme

Ce texte est extrait du livre de Laurent Lévy, « Le spectre du communautarisme » paru fin octobre 2005 aux éditions Amsterdam.

Introduction : Un spectre hante la République

Un spectre hante la République : le spectre du communautarisme. Tous les courants de l’éventail politique, de l’extrême gauche à l’extrême droite, ont conclu un accord tacite pour traquer ce spectre et l’exorciser. Où est la personnalité politique qui n’a pas lancé à la tête d’une autre l’accusation infamante de communautarisme ? Du Front national à Lutte ouvrière, de Jean-Pierre Raffarin à Marie-George Buffet, en passant bien sûr par Julien Dray, chacune et chacun y sera allé de son refrain. Et qui n’en fait pas une injure se défend à tout le moins de la mériter.

Cela ne signifie pas pour autant que ce spectre constitue par lui-même une puissance politique à la mesure des angoisses ainsi exprimées. Il arrive parfois que la peur d’un spectre, les discours qu’il suscite, les réactions de rejet qui l’entourent aient une portée indépendante de son existence propre, et, sinon de sa réalité, de sa vigueur. C’est le cas de celui-ci. Car si l’on peut discuter longuement de ce que l’on désigne par ce mot, « communautarisme », il demeure qu’il correspond à des réalités incertaines dans leurs contours, dans leur substance, dans leur homogénéité – bref, que sa pertinence est discutable.

Son rejet – le rejet du spectre – est par contre une réalité tangible, certaine, quotidienne, parfaitement identifiable, et donc en fin de compte bien plus riche de sens que le spectre lui-même ; c’est lui, c’est ce rejet certain d’une chose incertaine qui demande donc à être expliqué. Sans ce renversement de perspective, on est condamné à se borner au fastidieux récit des anathèmes. C’est pourquoi, plus que le communautarisme, c’est l’anticommunautarisme qui nous retiendra ici. Plus que le spectre ses exorcistes.

On peut certes trouver au mot « communautarisme » des sens qui rencontrent des réalités sociales avérées. Mais ce n’est le plus souvent pas dans l’un de ces sens qu’il est employé. On s’attachera donc pour une part à chercher à comprendre de quoi l’on parle lorsque l’on condamne le communautarisme. Car – le fait est notable – la plupart des discours sur le « communautarisme » sont d’abord et avant tout des discours de l’anticommunautarisme.

Le « communautarisme » n’existe pour l’essentiel que comme figure de ce qu’il faut rejeter. Philippe Mangeot, entre autres, y a insisté. C’est ainsi qu’il écrit : « Il en va du communautarisme comme du politiquement correct : personne ne s’en réclame pour son compte », ou encore : « Le communautarisme n’est pas une philosophie politique, mais un motif polémique. » Le mot emporte avant même d’être défini, un consensus négatif. L’imputation de « communautarisme » est toujours une accusation, et ceux ou celles qui font l’objet de cette accusation se trouvent immédiatement en position défensive. Le point est reconnu sans ambages par Pierre-André Taguieff lorsqu’il écrit : « Il s’agit donc d’un terme d’usage polémique, nettement péjoratif : nul ne s’affirme naïvement et fièrement « communautariste » (pas plus que « raciste »), et les « dérives communautaristes » dénoncées sont toujours celles d’un groupe autre que le groupe d’appartenance du dénonciateur.

Le « communautariste », c’est l’autre. » Le même auteur – dont nous recevons en quelque sorte ici un soutien inattendu, mais qui ne durera pas – dit ailleurs que le « communautarisme » est « une fausse idée claire », « un terme indistinct à bords flous », un terme dont l’usage est « essentiellement polémique ». De fait, il s’agit toujours d’une caractérisation péjorative que personne, ou presque, n’accepterait d’assumer, si ce n’est par défi ou par le jeu classique du « retournement du stigmate ».

On rencontre également – et on peut s’attendre à rencontrer toujours plus – un autre usage du mot, compris non pas dans le sens que lui donnent les anticommunautaristes, mais comme le fait d’assumer son appartenance à une « communauté » (minoritaire) en adaptant ses comportements à ce fait. Ce n’est, dans ce cas, pas le communautarisme qui crée les communautés, mais la conjonction de l’existence des communautés et de l’hégémonie idéologique « anticommunautariste » qui le suscite. L’auteur se souvient ainsi de ce jeune homme, responsable associatif de confession musulmane qui, au cours d’un débat public s’était écrié : « Moi, le communautarisme, je l’ai toujours combattu. Mais si ça continue comme ça, je crois que je vais finir par le prôner ! »

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Il existe bien sûr d’autres mots qui décrivent des attitudes dont personne ne se réclame, sans que cela conduise les observateurs à nier pour autant la réalité de ce qu’ils désignent. Ce n’est pas parce que personne ou presque, pour reprendre la comparaison proposée par Pierre-André Taguieff, ne s’assumerait comme raciste que le racisme n’existe pas – ou que son existence serait limitée à de rares provocateurs. Le cas de l’imputation de communautarisme est pourtant différent ; l’injure qu’elle constitue ne fonctionne pas de la même manière que l’accusation de racisme. Il y a là quelque chose d’autrement sophistiqué. Il fut un temps où, même sans dire son nom, le racisme pouvait être parfaitement assumé : l’Occident dans son ensemble a adhéré aux théories racialistes, qui ont dominé sa pensée durant tout le xixe siècle, et jusqu’à la moitié du xxe.

On disait, on écrivait, on pensait, on tenait pour acquis que l’humanité était divisée en races distinctes, certaines pures, d’autres plus ou moins mâtinées. On établissait des corrélations entre races, langues, civilisations. À chaque race son génie propre. Il n’est pas anodin que ce racialisme ait coïncidé avec la montée des idéologies nationalistes. Ce sont les conséquences ultimes de cette conception de l’humanité, telles que la libération d’Auschwitz a pu les révéler au monde, et à un moindre degré les progrès de la biologie, et ceux de la connaissance historique et de la réflexion anthropologique, qui ont conduit à la relégation de cette idéologie au rang des marques de honte.

Depuis, les pamphlets ouvertement racistes fondés sur l’idée expresse d’une hiérarchie naturelle des races biologiques ne circulent plus que sous le manteau. Ou peu s’en faut. Ainsi, ce qui fait que nul ou presque ne se réclame aujourd’hui du racisme, c’est que cette idéologie a été au moins provisoirement vaincue sous sa forme classique, et vit donc désormais la vie quasi clandestine des vaincus : les pratiques racistes ne disposent plus de la justification biologique ou naturelle aux apparences rationnelles qu’elle leur offrait. Il arrive bien sûr que les vaincus redressent la tête, et les dérapages d’un racisme explicite sont de moins en moins rares. Les pamphlets islamophobes d’Oriana Fallaci et leur succès médiatique en témoignent : aux arguments biologiques se sont simplement substitués des arguments culturalistes, et le racisme ainsi ripoliné continue sa course.

On constate immédiatement qu’il n’en va pas de même avec le « communautarisme ». Il est significatif que, comme on le verra, le mot « communautarisme », propre au vocabulaire français, n’y a été forgé qu’après qu’y eut été introduit le mot « communauté » dans son sens états-unien, à travers la notion de « communauté gaie », et qu’il a d’emblée été dépréciatif. Il n’a pour ainsi dire jamais eu d’usage revendiqué – en tout cas dans le sens que mettent derrière lui celles et ceux qui l’emploient.

Lorsqu’un mot fonctionne ainsi dans le débat public, on peut être sûr que ce n’est pas un mot qui aide à penser les situations, mais au contraire un mot qui empêche de les penser. Esther Benbassa, qui remarque que « le mot à lui seul fait frémir », invite ainsi à se méfier de l’usage de ce « mot simple pour une réalité complexe ». Christine Delphy note quant à elle : « Personne ne sait exactement ce que c’est – c’est la fonction du mot politique que d’être flou et plein de menaces d’autant plus terribles qu’elles sont moins précises. »

Le mot « communautarisme » n’est en fin de compte qu’un grigri idéologique. Grigri ou épouvantail, écran à la pensée, il n’est certes pas le seul mot à fonctionner ainsi. Le discours politique est au contraire tout plein de ces poteaux indicateurs idéologiques qui servent à provoquer des réactions plus que des positionnements, à tracer des lignes de clivage plus qu’à comprendre leur sens, leur profondeur ou leur raison d’être. Que l’on pense par exemple à ces mots qui font si souvent figure d’antonyme à notre spectre : « République » ou « universalisme ». Sitôt prononcés, ils produisent leurs effets. Il est obligatoire de se proclamer universaliste, sans même la distance critique qu’appellent les usages souvent douteux de cette étiquette. Qui n’adhère pas à la rhétorique républicaine se voit interdire toute légitimité politique. Et ces réactions n’ont pas besoin d’attendre que l’on sache de quoi l’on parle. Le simple usage des mots y suffit.

Et si nous tentions le pari inverse ? Si nous refusions le diktat des mots plus ou moins vides de sens, pour privilégier la pensée des choses qu’ils prétendent désigner ? Si nous nous penchions sur la complexité des choses sans la couvrir a priori de l’apparente évidence de mots transformés en simples mots d’ordre ? Peut-être alors pourrions-nous considérer la politique d’un œil plus tranquille, et remplacer la guerre des épouvantails par la réflexion sur ce qui pourrait permettre de vivre ensemble une vie vivable. Nous n’aurions alors pas tout à fait perdu notre temps.

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