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17 octobre 1961 : des « ratonnades » dans Paris

Depuis 1958, la guerre d’Algérie s’était invitée dans la région parisienne et la répression culmina le 17 octobre 1961. Au début d’octobre, le préfet de police de Paris, Maurice Papon, obtenait l’établissement d’un couvre-feu pour tous les Algériens, entre 20 h 30 et 5 h 30.

Mesure discriminatoire, et donc illégale, que le préfet fit pourtant appliquer. Pour dénoncer ce couvre-feu, la fédération de France du F.L.N. ordonna à tous les Algériens, hommes, femmes et enfants, de manifester, à partir de la fin d’après-midi du 17 octobre, pacifiquement, donc sans aucune arme. Il s’agissait aussi pour le FLN de démontrer le soutien massif des Algériens au moment où le GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne) négociait avec la France. 

Il fut longtemps impossible de connaître les événements avec précision : sur les lieux des violences, la police avait écarté les journalistes et les photographes. Seuls Elie Kagan et Georges Azenstarck parvinrent à prendre des photos. Avec la fin de la guerre, les militants algériens se turent et le gouvernement français ferma l’essentiel de ses archives aux historiens. Les travaux historiques sérieux sur ces jours sinistres ne parurent qu’après 1985. On retiendra l’ouvrage de Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris, 17 octobre 1961, mais aujourd’hui le livre le plus complet est celui de deux historiens anglais, Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961, chez Gallimard. C’est sur ce dernier ouvrage que je m’appuie pour évoquer ces événements.

Le FLN avait prévu que plusieurs cortèges convergeraient vers le centre de Paris. La police découvrit ce qui se préparait quelques heures avant les rassemblements et apprit que les Algériens seraient désarmés. Parti des banlieues Ouest (les bidonvilles de Nanterre, à eux seuls, abritaient plus de 10 000 personnes), le cortège le plus massif devait atteindre l’Arc de triomphe et descendre les Champs-Elysées ; la police stoppa la marche au pont de Neuilly par un tir de barrage sans sommation, puis des coups de matraque (le « bidule »), de crosse de fusils et de barres de fer donnés de préférence sur la tête et dans le ventre, en toute quiétude sur des gens désarmés. La police affirma ensuite qu’elle avait « dû tirer pour riposter à de nombreux coups de feu venus des manifestants ». Pourtant, aucun policier ne fut blessé par balles ce soir-là. Des corps furent jetés dans la Seine à partir des ponts de Neuilly, de Bezons, d’Argenteuil et d’Asnières. Mais combien ? Dans la nuit, des unités de la police se livrèrent à la chasse à l’homme et à des meurtres dans la banlieue ouest. 

Du sud de la Seine, des Algériens parvinrent en petits groupes jusqu’à la place d’Italie, descendirent le boulevard Saint-Michel mais près du pont Saint-Michel, la police chargea violemment ; du pont, trois Algériens furent jetés à la Seine sous les yeux de plusieurs témoins. Au nord de la Seine, une autre colonne parvint jusqu’à la place de la République mais tous ceux qui arrivaient en métro à l’Opéra étaient immédiatement arrêtés et embarqués dans des bus réquisitionnés de la RATP. Au total, 14 000 hommes furent arrêtés les 17 et 18 octobre et emmenés au Palais des Sports, au stade de Coubertin et à Beaujon où ils subirent de nouvelles violences qui coûtèrent la vie à plus d’un Algérien.

Ce qui se passa dans la cour de la préfecture de police où 1 200 hommes furent également entassés reste encore plus obscur ; selon le témoignage d’un policier, 40 à 50 corps auraient été jetés dans la Seine ou le canal Saint-Martin. Le 20 octobre, des centaines de femmes, angoissées par le sort de leurs maris, manifestèrent dans Paris mais, cette fois, les policiers avaient reçu des ordres de modération. 

La presse, les Parisiens et le gouvernement

Au soir du 17, devant les violences policières, peu de Parisiens réagirent. Quelques médecins hospitaliers, témoins de l’accumulation des graves blessures, téléphonèrent à la préfecture de police pour demander l’arrêt de la répression. En vain. Quelques-uns aidèrent des Algériens à s’enfuir. Une femme plongea dans la Seine et sauva un naufragé. Mais on vit aussi des conducteurs de bus et des passagers descendre au pont de Bezons pour « aider » les policiers. Au lendemain du 17 octobre, la presse, ignorant l’ampleur de la répression, se contenta de reproduire la version du ministre de l’Intérieur et de la police qui prétendait avoir été attaquée par le FLN et obligée de répliquer ; il n’y aurait eu que deux Algériens tués.

Mais très vite, les journalistes émirent des doutes : il y avait les photos d’Elie Kagan et des témoignages recueillis en particulier par Libération et Témoignage chrétien. Si bien que, pour la première fois, des journalistes se rendirent dans les bidonvilles et constatèrent non seulement l’extrême misère mais aussi des indices des violences policières. Enfin, beaucoup acquirent la certitude que les Algériens avaient défilé sans armes : pourquoi aucune arme n’avait-elle été saisie sur eux? Quant au gouvernement, il observa un silence total et, dans ses mémoires, de Gaulle ne dit rien du 17 octobre.

Combien de morts ?

Reste la grande question du nombre d’Algériens tués le 17 octobre et dans les jours suivants. Les chiffres avancés varient considérablement, de 30 à 50 morts jusqu’à 393 pour Einaudi. Sans entrer dans le débat, soulignons que les corps jetés à la Seine et ceux qui ont pu être enterrés discrètement par leurs familles rendent bien difficile un calcul exact des morts des 17 au 20 octobre. Plus encore, nos deux historiens britanniques soulignent que le 17 octobre 1961 marque « le point culminant d’un long cycle de répression coloniale ». L’apport le plus précieux de ces deux historiens est justement de replacer ce 17 octobre dans une période plus large, en remontant à 1958 et aux cinq semaines d’affrontements sanglants à Paris entre le FLN et la police, du 29 août au 3 octobre 1961.

Le rôle de Maurice Papon

Ce haut fonctionnaire est surtout connu pour son passé au service du gouvernement de Vichy comme secrétaire général de la préfecture de Gironde de 1942 à 1944. Son rôle dans l’arrestation et la déportation des juifs de Bordeaux lui valut, bien plus tard, en 1998, une condamnation à dix ans de prison. Déjà, à Bordeaux, il avait mis au point un système de surveillance avec organismes de renseignements, constitution de fichiers, rafles massives, centres de détention qui, à l’époque, visait les juifs mais qu’il utilisa ensuite contre les Algériens. En effet, de 1949 à 1951 puis de 1956 à 1958, il est préfet de Constantine, perfectionna et durcit ses méthodes d’encadrement de la population musulmane. En mars 1958, le lobby colonial obtint la nomination de Maurice Papon comme préfet de police de Paris. Précisons que la région parisienne abritait alors 180 000 Algériens, souvent logés dans des bidonvilles ou des hôtels meublés ; plus nombreux qu’en Algérie, étaient les travailleurs  nationalistes, politisés et qui payaient leur cotisation au FLN.

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Maurice Papon réorganisa la police parisienne pour mener une répression plus efficace contre le FLN. Dès octobre 1958, il obtint une ordonnance autorisant la détention pendant deux semaines des Algériens arrêtés ; le temps nécessaire pour les ficher le plus complètement possible (localisation, travail, identification des cadres du FLN et simples sympathisants). Pour ses « opérations », Papon disposa, en plus de la police, de la Brigade des Agressions et Violences (BAV), de 36 équipes mobiles patrouillant en permanence et de la Force de Police Auxiliaire (FPA) constituée d’un millier de harkis. Il s’agissait, par tous les moyens, de détacher la population algérienne du FLN.

De son côté, le FLN décida, au printemps 1958, d’ouvrir un « second front » en métropole pour soulager la pression militaire en Algérie. Il tua 12 policiers ou harkis en 1958, 4 en 1959, et 9 en 1960. Des harkis furent installés dans des quartiers connus pour être favorables au FLN dans les 13e, 14e et 18e arrondissements. Ils y multiplièrent les violences : invasion des cafés, des hôtels, des commerces ; tortures dans les caves, instaurant un véritable climat de terreur. Des plaintes multiples furent déposées : « Mais quand même, il y a des limites, ce sont des humains ». Les harkis agissaient sans aucun contrôle hiérarchique normal dans la police. Dès 1959, des témoignages de torture commencèrent à circuler. 

L’année 1961

Tandis que les négociations entre le GPRA et le gouvernement français se poursuivaient discrètement, le FLN accentua ses attaques contre la police à partir de la fin août 1961 : en cinq semaines, 13 policiers furent tués dont 2 harkis. Papon accentua la répression. Des unités de harkis s’installèrent dans les bidonvilles et se déchaînèrent. A Nanterre, les opérations nocturnes avec des chiens se multipliaient ; les portes des baraques étaient enfoncées, chaque logement fouillé, les hommes trainés dehors, avant d’être emmenés pour être incarcérés à Vincennes. Toutes ces pratiques étaient évidemment illégales. Depuis avril 1961, Papon était débarrassé du garde des Sceaux et ministre de la Justice, le catholique Edmond Michelet, hostile à ses méthodes illégales : le Premier ministre, Michel Debré, trancha le différend en faveur de Papon. Rassuré, ce dernier put annoncer à ses troupes : « Pour un coup reçu, nous en porterons dix ». Les policiers se savaient intouchables.

Cette immunité policière explique aussi que, lors de la manifestation antifasciste du 8 février 1962, au métro Charonne, des policiers, souvent acquis à l’Algérie française, tuèrent 8 manifestants. Papon n’en poursuivit pas moins paisiblement sa carrière de préfet jusqu’à la fin de décembre 1966. Il faut attendre 1981 pour que son rôle dans la déportation des juifs de Bordeaux soit enfin rendue publique et 1997 pour qu’il doive répondre de l’accusation de crime contre l’humanité. Mais le massacre du 17 octobre 1961, évoqué durant ce procès, ne donna lieu à aucune condamnation : l’accès aux archives de la préfecture de police était toujours bloqué. Le procès eut pourtant un résultat positif, celui d’aboutir à l’ouverture progressive des archives.

Si des militants français aidaient discrètement le FLN – leur rôle sera évoqué plus tard -, les Algériens s’étaient retrouvé bien seuls, au soir du 17 octobre. Les 8 morts du métro Charonne suscitèrent beaucoup plus d’émotion dans l’opinion française. Pour l’enterrement des victimes, le 13 février 1962, des centaines de milliers de personnes descendirent dans la rue.

La mémoire du 17 octobre

Le conflit entre le GPRA et la fédération française du FLN aboutit à la marginalisation des militants de la FF dans les institutions de la jeune Algérie indépendante. Certains s’imaginaient qu’en France, les militants avaient eu une vie plus facile. Quant au gouvernement français, par un décret du 22 mars 1962, il amnistiait les fonctionnaires et les militaires « pour les faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre ». L’amnistie qui visait le territoire algérien fut étendue le mois suivant à la métropole. Les instructions criminelles ouvertes ainsi que les quelques jugements rendus contre des violences commises par des policiers furent ainsi annulés. Pire encore : quand un journaliste ou un historien évoquait des faits précis, il pouvait être poursuivi pour diffamation par l’ancien policier ou soldat ! A l’amnistie s’ajoutait la fermeture des archives pour imposer le silence sur les crimes d’État. 

On sait combien tout ce qui touche aux relations entre la France et l’Algérie restent aujourd’hui encore explosif. Rappelons seulement qu’il a fallu attendre la loi du 10 juin 1999 pour que la France reconnaisse la situation de « guerre » en Algérie entre 1954 et 1962. Et pourtant, le 17 octobre n’est pas oublié. J’en donne ici un témoignage personnel, celui d’une prof d’histoire. Dans un lycée « petit bourgeois » de la région parisienne particulièrement calme, dans les années quatre-vingt-dix, j’ai trouvé écrit sur une table d’élève : « Un Arabe à la Seine, la pollution. Tous les Arabes à la mer, la solution ». Voyant cela, de bons élèves se précipitèrent pour effacer la maxime ; je leur ai  interdit de le faire pour qu’ils écoutent l’explication de texte que l’on devine…

 17 octobre 1961- 17 octobre 2021

Pour le soixantième anniversaire, une multitude d’associations appellent à se rassembler devant le cinéma Rex à 15 heures et à défiler jusqu’au pont Saint-Michel.

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