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Va falloir se fâcher

Pour un chroniqueur, le bonheur, c’est bien entendu d’être lu. Mais au-delà de la satisfaction d’un besoin ô combien narcissique – le journaliste qui prétendra ne jamais l’éprouver est un menteur -, c’est aussi le bonheur de recevoir des commentaires sur ses écrits, y compris (surtout ?) quand ils sont acerbes, acrimonieux et qu’ils laissent transparaître une grosse contrariété.

Voici donc une règle à connaître pour tout lecteur qui prend sa plume pour réagir à un article : exprimer sa colère c’est, le plus souvent, convaincre l’auteur du forfait qu’il a appuyé à l’endroit où cela fait le plus mal et c’est ce qui va plutôt l’inciter à récidiver. Voilà pourquoi, cher Morad, vous aurez bientôt droit à une nouvelle chronique sur la différence entre beurs et blédards (je plaisante, enfin presque…).

L’autre intérêt d’avoir des lecteurs, c’est qu’ils n’hésitent pas à signaler de manière régulière au chroniqueur des informations qui auraient pu lui échapper ou dont il aurait négligé l’intérêt, passant du coup, à côté d’un bon sujet, ou du moins, d’une bonne amorce pour une chronique. Il y a quelques jours, j’ai ainsi reçu un courriel d’un fidèle lecteur, Abdellah B., qui vit là-bas, très loin en Afrique, au-dessous de l’Equateur, dans un pays dont on parle souvent en France pour son chaos et la désespérance qu’il inflige aux amoureux du continent noir.

Abdellah m’a alerté à propos d’un article paru dans le Paris-Match du 5 janvier dernier. Il y était question des mésaventures de l’acteur Saïd Taghmaoui, interpellé à l’aéroport de Los Angeles le 23 septembre 2001 – c’est-à-dire douze jours après les attentats que vous savez – pour un look un peu trop « muslim » au regard de l’ambiance de l’époque (et de maintenant d’ailleurs).

J’avais lu le papier en question – c’est une rubrique qui se trouve à la fin du magazine, ce qui en règle générale est une assurance de lecture (trois lecteurs sur cinq commencent à parcourir une revue par la fin) – mais je n’en n’avais rien retiré de particulier. Faute d’attention et flair défaillant. « Sans remettre en cause la totalité du récit, m’écrit Abdellah, j’ai quand même noté dans le chapeau et le corps de l’article un passage où quelqu’un lui crie (à Taghmaoui, ndc, c’est-à-dire note du chroniqueur) : ‘Toi, avec la gueule que t’as (barbu, ndc), t’es bon pour Guantanamo’ ». Plausible ? Tout le monde va dire oui. Hé non, pas plausible.

« Le 23 septembre, explique le vigilant Abdellah, les Etats-Unis n’avaient pas encore déclenché leur attaque sur l’Afghanistan et encore moins annoncé qu’ils avaient l’intention d’utiliser leur base cubaine comme centre de détention ». Conclusion (la mienne) : l’acteur en a rajouté un peu dans son récit et son bobard est passé (presque) inaperçu, aucun relecteur de l’hebdomadaire poids des mots – choc des photos, n’ayant repéré la chose.

Comme le dit Abdellah, avoir été discriminé – chez les beurs qui ont réussi – est devenu « trendy », très tendance. C’est une évolution nette qui est l’une des conséquences les plus inattendues des récentes émeutes en banlieues. Jusqu’à présent, le discours « beurgeois » (je place ce mot entre guillemets car les correcteurs du QO me le transforment systématiquement en bourgeois !) s’ingéniait plutôt à dire le contraire avec des phrases du type « moi, je n’ai jamais subi de discrimination. Néanmoins dans mon entourage… » ou encore « les discriminations je ne sais pas ce que c’est mais j’imagine la douleur de ceux qui la ressentent… ».

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De fait, pendant longtemps, les « beurgeois » ont servi le discours ronflant que la bonne société médiatique et politique attendait, pardon, exigeait : « vive le modèle républicain », « vive l’ascension au mérite », « non à la discrimination positive », « moi, monsieur, mon instituteur m’a sauvé », etc.

Mais aujourd’hui, certains « beurgeois », en tous les cas les plus médiatisés, veulent le beurre et l’argent du beurre, sans mauvais jeu de mots. Ils clament leur réussite et confisquent, pour leur propre intérêt, les déboires de ceux à qui l’on continue de demander leurs papiers trois fois par jour (c’est parfois le minimum), sept jours sur sept, et à qui on ne laisse même plus le droit de se plaindre puisque les médias ont trouvé « mieux qu’eux » pour le faire.

Comprenez-moi bien, je ne nie pas les discriminations. Bien au contraire, je suis plutôt porté à ne pas croire quelqu’un qui m’affirme n’en n’avoir jamais souffert. Ce qui me gêne justement, c’est qu’après avoir minimisé ou nié ces discriminations, la « beurgeoisie » en arrive aujourd’hui à l’instrumentaliser pour négocier une place dans l’échiquier social. C’est un jeu dangereux qui ouvre la voie à toutes les récupérations et surtout, à toutes les déceptions.

En effet, à quoi bon faire mine de dénoncer les discriminations tout en continuant à afficher un profil lisse et rassurant de bronzé bien intégré ? Trois mois après la fin des émeutes, et face à cette inertie qui perdure en matière d’égalités des chances, il est peut-être temps de monter le ton. Il ne s’agit plus de se plaindre en permanence et de prendre les personnalités de l’Hexagone à témoin – lesquelles compatissent mais que font-elles de plus ? Il est temps de frapper là où cela fait mal, mesdames et messieurs de la « beurgeoisie ». Discrimination, discours raciste, islamophobie, obstacle à l’emploi, au logement, à l’avancement ? Voie simple : au tribunal au nom de l’égalité pour tous. Une diva de la communication vous explique qu’elle ne veut ni Noirs ni Arabes dans ses publicités ? Boycottage et rien de moins.

A ce sujet, il vient de se passer un événement fondamental qui va mettre la classe politique française au pied du mur. Le Club XXI° siècle, qui est, je cite, « formé de Françaises et de Français de toutes les sensibilités politiques et de toutes origines qui veulent montrer par l’exemplarité que la diversité est une chance pour la France », a publié une « charte de la diversité politique ». Ce texte, pour faire bref, demande aux partis de s’ouvrir à tous les niveaux aux minorités visibles. On attend leurs réponses, surtout celles de l’UMP et du PS. Un silence de ces partis ou même une réponse dilatoire auront le mérite de clarifier les choses et de faire s’envoler les dernières illusions. Cela placera tous ceux qui applaudissent à cet appel – longtemps attendu – devant leurs responsabilités. Il leur faudra choisir entre continuer à avaler des couleuvres ou se résoudre enfin à cogner.

Le Quotidien d’Oran, jeudi 26 janvier 2006

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