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Torture en Irak : pourquoi le silence des pays arabes ?

La torture des prisonniers irakiens par des soldats américains et britanniques a suscité l’indignation des opinions publiques mondiales et la condamnation officielle par plusieurs organisations et Etats. On aura remarqué par contre le silence accablant des régimes arabes. Le dernier sommet de la Ligue Arabe à Tunis s’est terminé sans qu’aucune condamnation claire de ces sévices n’ait été prononcée. Ce silence est incompréhensible pour les populations arabes d’autant plus que les responsables du scandale -les gouvernements Bush et Blair- ont dénoncé publiquement ces actes. Mais pourquoi ce silence choque-t-il ces populations et étonne-t-il leur intellectuels. Ne serait-il pas surprenant que ces régimes, pratiquant la torture depuis des décennies, condamnent ces agissements ? S’ils le faisaient, ne se condamneraient-ils pas eux-mêmes ?

Pire, après les attentats du 11 septembre et la guerre en Afghanistan, des suspects arrêtés par les américains dans différentes régions du monde auraient été transférés dans des pays arabes en vue d’interrogatoires « musclés » rapporte le Washington Post (1). Les journalistes Dana Priest et Joe Stephens citent ainsi dans un article explosif (1) plusieurs pays arabes qui collaboreraient avec la CIA pour « l’accueil » des suspects arrêtés dans le cadre de la guerre contre le terrorisme menée par les Etats Unis. La position de ces pays est donc davantage fragilisée par cette complicité directe. Il est donc clair qu’aucun de ces pays ne se sentirait dans une position confortable en critiquant les abus commis sur les prisonniers Irakiens. Il ne serait pas étonnant que ces pays aient oeuvré activement au sein du sommet de la Ligue arabe afin de bloquer tout accord condamnant la torture à Abu Ghraib.

Plusieurs analystes et commentateurs ont souligné le fait que si les Etats Unis et la Grande Bretagne portent une responsabilité lourde dans ce scandale, leurs systèmes démocratiques ont au moins eu le mérite d’avoir permis la révélation de l’affaire. Dans les pays arabes, tout serait passé sous silence nous fait-on remarquer. Et comme pour aider les responsables à s’exorciser de leur crimes, ils ont rappelé que le régime de Saddam commettait des atrocités pires que celles révélées. Comment peut-on adhérer à ce type raisonnement où la barbarie des uns sert de circonstances atténuantes pour les autres. La torture d’êtres humains reste, un acte ignoble et condamnable qu’il soit commis par n’importe qui et n’importe où. La révélation du scandale au grand jour par des médias libres et indépendants et les promesses de punir les responsables au plus haut niveau, ne peuvent être que saluées. Mais la pratique de la torture par un pays démocratique est une circonstance infiniment aggravante. Tout le monde sait que la majorité des pays arabes, et bien d’autres dans le monde, n’ont de la démocratie que la façade et que leurs régimes, souvent en place depuis des décennies, doivent leur stabilité en grande partie à la peur des populations de se retrouver entre les mains des geôliers. Les libertés individuelles et les droits de l’Homme sont bafoués quotidiennement dans la plupart de ces pays et ce depuis bien longtemps (2). Par contre, lorsqu’un pays comme les Etats-Unis, modèle de démocratie et de liberté se retrouve les mains salies par un tel scandale, sa responsabilité est considérablement plus grande. Ce qui est remis en cause, ce n’est pas seulement la crédibilité de l’Administration Bush, c’est la crédibilité de la Démocratie. C’est l’image de tous les systèmes démocratiques occidentaux, modèles de liberté et de justice, rêve de toutes les populations opprimées dans le monde qui est remise en question. Car, même si cela peut paraître contradictoire, la majorité de ces populations continuent à aspirer à cette démocratie. Les « dégâts « causés par le scandale de la torture en Irak, et les révélations qui ont suivi sur des pratiques pareils en Afghanistan (3), sont considérables et dépassent les Etats Unis : ils concernent toutes les démocraties du monde.

Personne n’est dupe. Les tentatives de l’état major de l’armée américaine visant à rendre responsables quelques soldats sont vaines. Les soldats accusés sont sortis de leur silence et leurs déclarations engagent leur hiérarchie (4). Les troupes affectées à la garde des prisonniers seraient, comme par hasard, moins bien notées et moins disciplinées rapporte l’historien Paul Kennedy de l’Université Yale (5). Les rapports de la Croix Rouge soumis depuis des mois aux plus hauts responsables politiques américains et britanniques étaient évidents (6). Les spécialistes révèlent, en analysant les faits commis, qu’il s’agit là d’une stratégie globale et non de faits isolés (7). Le Secrétaire à la défense M Rumsfeld aurait lui-même avalisé un plan où la torture des prisonniers était encouragée pour obtenir des informations (8). Tous ces faits démontrent que les gouvernements américains et britanniques savaient et n’ont rien dit ni fait. Et c’est cela le plus grave. Peut-on au nom de la Démocratie et des droits de l’Homme interdire la pratique de la torture contre ses citoyens mais l’accepter pour d’autres ? Si tel est le cas, ce serait alors une démocratie d’apartheid, raciale et discriminatoire. La force de la démocratie réside justement dans l’universalité de ses principes. L’administration Bush et le gouvernement de Tony Blair, par ce scandale, ont porté un coup dur à ces principes farouchement défendus par tous les démocrates du monde. Ils doivent, en plus de leurs excuses au peuple irakien, présenter aussi des excuses au monde entier pour avoir entaché l’image de la démocratie.

L’Administration Bush voulait, via son projet du “Grand Moyen Orient”, démocratiser le monde arabo-musulman. Aujourd’hui, non seulement elle doit trouver le moyen d’aider les régimes de ces pays à évoluer vers une réelle pratique démocratique, mais elle doit aussi, et surtout, leur proposer un modèle plus crédible aux yeux de leurs populations. Modèle qui devrait être plus crédible que celui véhiculé par l’actuelle administration américaine. C’est dire que la tâche est quasi impossible.

Notes :

(1) « Secret World of U.S. interrogation : long history of tactics in overseas prisons is coming to light ». Washington Post, 11 mai 2004, Page A01.

(2) Voir le rapport d’Amnesty International sur la region du Moyen Orient et Afrique du Nord pour l’année 2003 (sur le site http://web.amnesty.org/report2004/2md-index-eng ).

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(3) « U.S. alters treatment of Afghan detainees ». International Herald Tribune, 12 mai 2004, Page 4.

(4) « Accused soldiers a diverse group ». Washington Post, 9 mai 2004, Page A18.

(5) Lire le rapport de la Croix Rouge publié sur le site internet payant du Wall Street Journal (http://www.wsj.com).

(6) « Quand la guerre dégénère » Le Monde, 19 mai 2004.

(7) « Guerre d’Irak. La coalition perd la face ». Le Vif l’Express, 14 mai 2004.

(8) “How a secret Pentagon program came to Abu Ghraib”. Seymour Hersh. The New Yorker. 25 mai 2004.

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Un commentaire

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  1. Bonjour,
    Je suis l’auteur de cet article mais pour une raison que j’ignore, mon nom a été supprimé (probablement accidentellement suite à la migration du site il y’a quelques temps).
    Merci de rectifier cela et bien à vous
    Abdelatif Elouahabi

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